Néharaku 919
Le vice – enfin disons « le danger » - et la merveille du monde grouillent souvent de concert si bien que la proximité de l’un prévient celle de l’autre. Cela fait partie des étranges lois de l’univers. Les dieux aiment cultiver les paroxysmes et leurs inévitables paradoxes, plus proches de leur véritable nature qu’un paysage tiède, à la prospérité sans éclat. Qahra et sa luxuriance débordante exhibe sa jungle impudique, une foison de végétaux à la démesure originelle où le chaos est au cœur même de la vie. Médusés par l’apparente immobilité de cette immense forêt, les bipèdes ne soupçonnent pas les forces qui s’affrontent au sein de ce réseau de lianes aux feuilles luisantes et molles. Elles s’enserrent, se piétinent, se dévorent. Mortes, leurs membranes ligneuses n’ont pas le temps de pourrir que déjà les racines les broient et le sol, ce magma luisant semblable à une épaisse langue noire, a tôt fait de les digérer. Voilà. La beauté végétale tend ses corolles épanouies au soleil, les deux pieds noyés dans l’horrible fange aux vapeurs moites dont elle est issue. Et ce n’est pas la moindre des victoires.
Comprendre que la beauté est par nature affamée, avide de chaque minute et de chaque progrès pour sa propre existence, c’est ce qui échappe trop souvent à la réflexion des chasseurs d’or. Ils sont nombreux, en Qahra, à venir tenter leur chance au cœur de cette jungle, pour qui toute chair organique est une offrande inespérée. C’est que, maligne, elle a caché en son sein temples et tombeaux aux joyaux inépuisables. Elle a soigneusement dispersé les rêves des hommes au creux de ses entrailles, qu’ils soient Ondins, Tohrils, Fealocë ou Humains, peu importe, il y en aura toujours parmi eux pour essayer de rattraper le rêve… Belle et vénéneuse forêt, ogresse au sourire de déesse…
Parfois cependant, il en est quelques-uns pour revenir. Fiévreux, émaciés et hagards tels de vulgaires insectes à demi sucés par l’araignée, la jungle les recrache, les bras suffisamment chargés de trésors pour alimenter le désir orgueilleux de ses futures victimes. Ils sortent de là, hallucinés, et quand la lumière du Delta caresse enfin leur peau blafarde, ce n’est pour rallumer l’éclat de la convoitise au fond de leurs yeux.
Perchée sur son dôme, les genoux repliés jusqu’à la poitrine, Circé parcourt les ruelles du regard avec l’expression indifférente d’un chat qui observe la fourmilière. Écrasera, écrasera pas ? Cela ne lui prouverait rien de plus mais, du moins, cela pourrait la détourner un instant de son ennui. Quand une silhouette sale et claudicante attire son attention. Tout en plissant les yeux sur le petit point gris qui louvoie maladroitement vers le Grand Bazar, elle sort de sa besace une longue vue bricolée avec un morceau de cuir roulé et attaché en cône dans lequel elle enfonce une vieille loupe fendue.
" Aaaah…Imbécile en vue !" marmonne-t-elle tout en mordillant sa lèvre inférieure.
Elle en a vu des dizaines depuis son arrivée au Delta. De pauvres hères, épuisés et à moitié fous sortant de leurs explorations forestières. Exploration qui leur avait coûté visiblement autant que rapporté. D’abord aiguillés par le désir de troquer leurs découvertes contre l’or qui était au cœur de leur convoitise, ils se dirigeaient sans réfléchir vers le Grand Bazar. Puis, sur le chemin, venait la suspicion, la crainte d’être découverts et dépouillés à leur tour. Ils ouvraient alors de grands yeux de hibou, jaunis par les semaines de fièvre et…de faim. Et se déplaçaient comme s’ils étaient en verre, évitant la moindre bousculade, comme si cela risquait de révéler leur butin. C’était précisément à ce moment là que Circé entrait en jeu.
Ce jour là, la gamine est vêtue d’un pantalon bouffant au bleu-gris passe-partout, enserré jusqu’à mi-mollets par une bande de tissu et retenue par une large ceinture en plaques d’étain juste au-dessus du nombril. Sa poitrine, absolument plate, est recouverte par un surcot fermé en cache-cœur. Elle prend soin d'enfiler son coutelas long comme son avant-bras dans le fourreau de cuir qui lui barre le torse, dissimulant l'arme dans son dos en la recouvrant d'un gilet ocre jeté sur ses épaules. Un turban simple mais proprement noué recouvre sa chevelure. Ainsi, elle a tout l’air d’un jeune marmiton comme il en court partout aux abords du Grand Bazar afin d'attirer les chalands.
Elle avait rapidement trouvé le moyen d'entrer et sortir de sa tanière directement par la lucarne "naturelle" qui éventrait la coupole sous laquelle elle avait trouvé refuge. Évitant de la sorte d'être repérée par les marchands ou la milice qui arpentait régulièrement les travées du souk. Enfin presque…Hassan, le rôtisseur qui étalait son commerce juste en dessous du repère de Circé, n'avait pas mis longtemps à la découvrir. Néanmoins, il la prenait toujours pour un jeune gars.
Il lui fallait être extrêmement prudente à chaque descente du toit, pour sa vie d'abord, pour veiller à ce qu'aucun regard indiscret ne glisse sa curiosité jusqu'à elle ensuite. Heureusement, les gouttières qui ceignent la toiture sont une prise facile et elle n'a qu'à glisser le pied jusqu’à l'ouverture qui se trouve à peine un mètre en dessous pour descendre. Toutes les fenêtres du Grand Bazar sont richement teintées, de sorte que personne de l'intérieur ne peut l'apercevoir. Lovée dans le renfoncement de cette fenêtre, Circée bénéficie de l'ombre protectrice d'un vénérable acacia, aux ramures rafraîchissantes et très appréciées de la population de Qahra. Elle n'a plus qu'à glisser le long de son écorce pour atteindre le sol, ses pieds touchent terre en quelques secondes, et elle se mêle aux passants avec la fluidité féline qui la caractérise.
"Dépêche, tu vas le manquer !"S'invective-t-elle tout en hâtant le pas. Elle se dirige vers l'entrée Ouest, qui est également la plus proche de son repère. Le monde se presse et se bouscule sur la placette qui ouvre sur les portes du souk, les marchands qui n'ont pas eu la chance d'y trouver leur place ont tout naturellement installé leurs étales tout le long de ce maigre square. Ils hèlent les promeneurs en brandissant, qui leurs fruit, qui leurs luminaires, qui leur café moussant dans la zazwa, cette petite casserole de cuivre qu'ils font tourner dans une timbale remplie de cendres chaudes. La cacophonie, la bourrasque de senteurs contradictoires et l'incohérence de mouvements irritent les sens de Circé, agacée de ne pas trouver son cadavre ambulant.
"Là !!"Le misérable se penche dangereusement sur une grappe de dates fraîchement ramenées du désert.
Un sourire vorace étire la lèvre de sa poursuivante, découvrant une canine luisante de gourmandise. Elle gonfle son torse de jeune marmiton et, fusant sans plus attendre, bouscule l'inconnu le sortant brusquement de sa contemplation. Circé trébuche et tombe alors qu'il se retourne, l'œil noir, et la saisit par le bras d'une main et serrant sous sa veste ce qui est, elle en a désormais l'absolue certitude, une précieuse rapine prélevée à la dangereuse jungle de Qahra. Le visage de la jeune fille, encore dissimulé sous son turban, rosit d'une intense satisfaction tandis que le pilleur fait pleuvoir les insultes sur sa tête. Elle redresse vers lui une mine suppliante, joignant ses deux mains en implorant le pardon.
" Oh pardonnez cette offense seigneur, je vous en prie ! - Le fouet pour ce singe qui s'agite au lieu de marcher ! - Non seigneur ! Non ! Mon maître se chargera de me punir, inutile de vous souiller les mains, je vous en prie…Il vous donnera réparation, si vous acceptez cette maigre offrande en guise de pardon…Hassan est le meilleur rôtisseur de la ville, il vous offrira sa meilleure volaille. Seulement…si vous acceptez de garder votre coup et de bien vouloir me suivre, seigneur. "Le vilain détendit sa prise. Qui n'a pas connu la faim ignore l'emprise qu'elle a sur l'esprit.
" Tu as intérêt à tenir parole, petit rat, ou il t'en coûtera la langue !- Suivez-moi." Joignant le geste à la parole, elle invite l'affamé à la suivre. Elle le guide jusqu'à l'alcôve où est nichée la rôtisserie qui exhale une chaude haleine de poulet braisé. A l'intérieur, quelques tables accueillent la clientèle. Hassan, une bague d'or à chaque doigt, sert le thé avec déférence.
- Ce bougre de chien est-il à vous ?" crache le ladre, se drapant d'une colère digne en agitant le bras de Circé comme une feuille. Hassan tourne son visage rond, aux beaux yeux bruns bordés de longs cils et à l'épaisse moustache. Son air bonhomme est certainement à l'origine de la moitié de ses recettes. D'abord interloqué, il glisse vers le nouvel arrivant, courbé et les mains jointes, roucoulant des paroles mielleuses en dardant un regard de feu vers Circé.
" Quoi qu'il ait fait messire, j'en prends l'entière responsabilité et soyez sûr d'obtenir juste réparation. "Tout en formulant ses respects, il conduit l'offensé vers un petit renfoncement à l'abri des de tentures.
" C'est notre meilleure place, vous y serez parfaitement tranquille. Attendez un peu que je vous serve mon plus beau canard, il a doré 6 heures au milieu des figues, une pure merveille….Quant à toi…"Il empoigne Circé, par la peau du cou et, la traînant jusqu'au sellier il feule des paroles qui n'échappent à personne.
" Tu vas tâter du bâton, tu peux en être sûr !"Et de la jeter sans ménagement au milieu des plumes et des viscères en claquant la porte.
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Quelque une ou deux heures plus tard, Circé sort de son cachot puant.
" Belle prise Guélyquette !" Lance le commerçant, en exhibant la statuette d'un jeune dieu d'ivoire aux yeux de grenat.
Circé examine la prise et coule un regard vers le pilleur de tombeaux, lourdement endormi sur la table. La rôtisserie avait fermé ses portes pour le milieu d'après-midi. Ici, le commerce respecte peu de choses, si ce n'est la sainte heure de la sieste. Ce pauvre gonze, aussi épuisé qu'il puisse être, dormait d'un sommeil de plomb à la faveur des essences qu'Hassan avait glissé dans son verre. La suite était des plus simples : il serait évacué comme un vulgaire soûlard au milieu des mendiants et la drogue le tiendrait suffisamment à distance des événements pour pouvoir faire quoi que ce soit en temps et en heure.
- Tu m'as laissé croupir une éternité dans ce taudis ! grogna Circé sans quitter leur victime des yeux ni sa moue écœurée.
"Je veux la moitié de sa valeur.- Hahaha ! Tu as du cran Guélyquette mais tu oublies que ton nichoir existe par ma grâce, et ma grâce seulement." Réplique Hassan, un sourire large comme un croissant et un doigt chargé d'or pointé vers le plafond.
La jeune fille, pâle de colère siffle entre ses dents, découpant littéralement son "hôte" du regard.
- Notre "arrangement" te rapporte plus à lui seul que trois jours de recettes. Et je suis bien la seule parmi tes lardons à pouvoir accomplir ce travail. Ces benêts pissent dans leur froc à la moindre de tes représailles. Cinquante pour cent ou j'irais au plus offrant.Hassan fait tourner la précieuse statuette à la lumière des lampes à huiles. Il inspire profondément et pousse un grognement mi de satisfaction, mi de tigre au bord de l'impatience.
- Et où nicheras-tu, petit rapace ?- Les gains me permettront amplement de m'assurer une chambre.- Bien, justement, si je te paie, qu'est-ce qui t'empêchera de te loger, petit duc, et d'aller proposer tes services "au plus offrant" ?- Ne t'imagine pas que je reste plus longtemps si tu continues de tergiverser Hassan. De nous deux, c'est toi qui as le plus à perdre. "Le marchand grogne de plus belle et pose la statuette face à lui tandis qu'il s'assied lourdement.
- Tu es trop vorace pour te permettre une telle impudence Guélyquette. Tu auras trente pour cent, c'est mon dernier mot. - Très bien." Conclut-elle d'une voix blanche.
Laisser croire à ce dindon d'Hassan qu'il a la main, c'est le b-a ba pour qui joue avec l'argent des autres. Sa réaction ne l'étonne guère, tout commerçant qui se respecte négocie, et dans le fond elle aime bien ce mauvais bougre. Mais cela ne l'empêche pas de lui donner des noms d'oiseaux pour cette indéfectible pingrerie. Elle méritait mieux.
"La charogne !"Maugrée-t-elle tandis qu'elle sort de l'alcôve en écartant rageusement les étoffes soyeuses, puis de se fondre dans la foule qui migre lentement d'un étal à l'autre.
" Ce lourdaud ne sait rien faire d'autre que rouler ses yeux de pigeons sous le nez des nigauds !" Ragnagnagnagnagna
"Ridicule chenille, un rubis gros comme une cerise à chaque doigt ! Si on le poussait dans la baie, il coulerait comme une pierre !"Elle avance ainsi, ricanant de mauvaise grâce, le pas raide et les poings serrés.
" 'Pas besoin de lui…Vais trouver un moyen…"Elle bouscule un jeune larbin, les bras chargés d'étoffes.
" Pousse-toi, le voilier, tu gènes ! "L'autre n'a pas eu le temps de voir ce qui arrivait et continue à avancer dans la direction impulsée. Cette petite méchanceté gratuite a légèrement décoléré la Circé, qui lève les yeux sur une curieuse ondulation bleue qui avance quelques mètres devant elle. C'est une grande et mince silhouette, suivie d'une autre plus chétive et plus claire, qui semble s'intéresser aux simples et aux essences exotiques. Circé a rarement croisé des ondins, bien qu'on lui en ait parlé, ils sont une rareté dans sa contrée et cette région de Qahra. Cela aiguise immédiatement son intérêt, son imagination prenant le relais.
La grande sirène a des cheveux magnifiques…Les petites bourgeoises du Delta en crèvent sûrement de jalousie…Ou alors…Il les leur faut ! C'est cela, un grigri, une petite bourse de cheveux de sirène pour s'attirer les faveurs aristocratiques…Haha ça va être un succès ! Au diable Hassan et son élixir, Circé fait sa propre fortune désormais…Ainsi, la langue tirée sur le coin des lèvres et l'œil brillant de convoitise, elle s'approche à pas de velours tout en tirant délicatement son coutelas, glissant une main légère comme une plume dans le dos de l'ondin. Déjà quelques fines mèches de cheveux retombent entre ses doigts…