[RP] Dans une mer de livres

« Un quoi ?!

— Un essai, soupira l’ondin grisonnant, ou une étude, si tu préfères ce terme. »

L’aspirant parut mieux comprendre cette nouvelle formulation, mais son regard demeurait interrogatif.

« L’exercice n’est pas si complexe qu’il y paraît. Tu es libre de procéder à tes recherches comme il te plaît : tu trouveras certainement à la flèche du cadastre les informations qui te sont nécessaires, mais rien ne t’empêche de chercher d’autres sources au sein du kaerl. Ce que je te demande, c’est de te renseigner sur les sept fondateurs du Màr Luimë et de rédiger toi-même une synthèse de ces renseignements. Part du principe que c’est toi-même qui rédige le document qui servirait à éduquer un nouvel aspirant à leur sujet, non seulement concernant la chronologie mais également sur le rôle que les Sept ont joué dans la société engloutie, jusqu’à aujourd’hui. Est-ce plus clair ?

— Je vois, acquiesça Ta’imiti, mais… Ça servirait à quoi ?

— À t’apprendre à faire tes propres recherches. Sobêek et moi ne seront pas toujours avec toi pour t’obtenir le document adéquat. »

Une pointe d’agacement perça dans la voix du sénateur, juste assez audible pour que son perspicace aspirant comprenne que la négociation n’était pas à l’ordre du jour. Tous deux savaient que la mine sévère d’Erhali faisait partie de l’habit de professeur, et le jeune homme devinait bien ce que son maître pensait de lui. Il n’avait rien d’un érudit, ayant appris à s’appuyer sur un savoir pratique et laisser couler sur sa mémoire les connaissances superflues. Évidemment, ce n’était pas exactement du goût du sage politicien, qui avait consacré ces derniers mois à affûter l’intellect autant que le corps de celui qu’il avait pris sous son aile. Et il savait que, malgré une éducation grossière et un désintérêt ancré pour les choses abstraites, l’yssien avait de l’esprit. Pas à pas, il progressait vers une éducation digne d’un membre du Màr Luimë.


Ce n’était pas la première fois que Ta’imiti étudiait dans la majestueuse bibliothèque du kaerl englouti. Mécontent des médiocres talents du jeune homme en la matière, Erhali avait pris sur son temps pour faire de lui un véritable lettré. Il avait fait montre d’une redoutable patience pour que son aspirant apprenne tant à déchiffrer les tomes calligraphiés qu’à tailler sa plume et former lui-même des lettres correctes, avant qu’enfin il n’atteigne une aisance satisfaisante — et qui sait que le sénateur était maître exigeant. Tout cela, en plus des longues heures d’étude sur des sujets variés, avait habitué l’ondin au bois de ces tables et au marbre bleu de ces murs.

Et pourtant, il était perdu… Là où, d’habitude, ses maîtres faisaient leur choix dans les rayonnages et ramenaient à une table d’étude les ouvrages adaptés, aujourd’hui Ta’imiti était seul, errant dans un dédale de cuir et de rouleaux. Évidemment, il devait y avoir quelque logique à ce labyrinthique étalage. Ceux, plus habitués qu’il ne l’était, qu’il croisait régulièrement les bras chargés de documents semblaient bien savoir quelles routes emprunter pour parvenir à l’information recherchée. Et pourtant lui demeurait tel un poisson face à la forêt, incapable de différencier une bibliothèque d’une autre.
Les cartes, au moins, faisaient plus de sens, si bien que les grandes tables colorées de continents lointains et de monstres marins constituaient l’essentiel des points de repère de Ta’imiti pour naviguer dans la flèche. Sur la deuxième mezzanine, il louvoyait du tracé des montagnes d’Undomë à la carte détaillée des terres du kaerl, sans oublier le magnifique portulan d’Ys, au large duquel il croisait pour la quatrième fois déjà. Magnifique, mais pas des plus récent d’ailleurs, car il avait remarqué à force de l’approcher que la passe du crabe était décorée du tracé de ses anciens courants, qui avaient changé il y avait déjà des années. Sans doute devrait-il le signaler à l’occasion. Mais pour l’heure, la carte qu’il lui fallait lui échappait désespérément…

« Mais c’est quoi cette manie de rajouter des traits dans tous les sens sur leurs lettres ? » souffla-t-il pour lui-même en reposant un lourd tome qui avait encore une fois trompé ses espérances. Il titrait “De la psyché et moralité des kaerls”...

Agacé mais persévérant, l’aspirant reprit sa croisière désespérée à travers les rayonnages. Peut-être n’avait-il pas été assez attentif, les titres étant parfois si compliqués à décrypter. Il voulait faire un dernier tour avant de changer de cap et tenter sa chance à l’étage supérieur.
Pour la cinquième fois, il passa la table à carte d’Ys…

La Flèche du Cadastre bruissait du murmure des archivistes et du soupir des pages. Un parfum de bois, de parchemin, d’encre se mariaient dans l’air tiède et sec des hauts rayonnages. Codex, rouleaux et mille et un ouvrages attendaient sagement la main, douce et audacieuse, qui oserait braver leurs mystères. Ce royaume séculaire ouvrait ses portes aux curieux, aux érudits ou simples errants en quête d’un endroit chauffé et paisible où fuir l’effervescence de la cité. Par les fenêtres filtrait la clarté bleutée du dôme sous-marin, parfois troublée par quelque banc de poissons ou de phoques. Quand les regards ne se perdaient pas dans les innombrables lignes d’un livre, il contemplait volontiers la danse des raies et des tortues, le ballet des marsouins et des requins – et tout devenait clair. Protégée, enclavée, en gardienne jalouse qui amassait patiemment les connaissances, la Flèche du Cadastre défiait les questions de vie et de mort, que cela fut dans la mer ou dans ce ciel artificiel. On s’inclinait devant un souverain atemporel dans cette bibliothèque. Ici, le savoir incarnait le seul véritable roi.

Des petits pas légers, sautillant tels ceux d’une souris, martelaient le plancher. Se glissant entre les étagères avec l’habileté de l’anguille, la silhouette furtive du spectre papillonnait en terrain conquis. Son royaume, son territoire, son refuge. Connu comme le fantôme de ces murs, sa réputation avait grandement enflé avec les récents troubles survenus au Màr Luimë. L’intrigante créature qui avait fait son nid dans les étages bien ordonnés de la Flèche sévissait ici depuis plusieurs années, et sa compagnie s’était toujours avérée mi agaçante mi attendrissante. On ne pouvait guère lui dénier toute utilité. Nul ne connaissait si bien les méthodes de classement des archives, à l’exception des plus éminents savants du Kaerl. Elle arpentait les étages de la tour avec la légèreté d’un vent de printemps, sans chercher à nuire ni à revendiquer le moindre pouvoir. Elle était ici chez elle, le plus naturellement du monde. Hélas, la souillure des ragots commençait à entacher son innocence. Une famille qui avait manqué la disgrâce et un frère aux ambitions troubles, voilà de quoi perturber son quotidien – mais qu’elle ne saurait blâmer. Et celle qu’on surnommait la folle des couloirs, ou le fantôme de la Flèche, comprenait peu à peu en quoi un sobriquet et des moqueries pouvaient causer le malheur.

Ce jour-là, après avoir accompli ses tâches, elle s’était rendue dans son alcôve favorite, les bras chargés de volumes encore inexplorés. De ses doigts délicats, elle tournait les pages avec délectation, son souffle suspendu à chaque fin de chapitre. L’activité feutrée de ses consœurs et confrères, et des quelques étudiants présents, ne suffisaient pas à la distraire de sa lecture. Sauf peut-être…

Un étrange escogriffe arpentait les lieux, du genre qu’elle n’avait jamais vu. Il ressemblait à un oiseau de mer, sauvage et indécis. Son pas chaloupé lui évoquait une danse des vagues et des vents, un peu comme celle d’Oncle Bartholomew. Sur son visage se lisait un sérieux inébranlable que la frustration menaçait de froisser. Le fantôme de la Flèche se redressa d’un bond. Ses émotions bondirent de concert comme son intérêt était attiré par l’inconnu. Une quête venait de débuter ici. Elle détestait les travaux inachevés ou abandonnés. En un instant, alertés tant par sa fascination que par son anxiété, trois lézards de feu émergèrent des ombres de l’espace-temps pour virevolter autour d’elle. Vert, bleu et blanc, les trois petites femelles pépièrent leurs questions, mais elle les fit taire d’un regard. Alors, elle s’engagea sur ce sentier de l’inconnu. Juste à temps pour voir le jeune homme repasser pour la cinquième fois devant la table à carte d’Ys.

- Saviez-vous que la boussole a réellement été inventée au Vaendark, par des colons qui se servaient du soleil et des étoiles comme repaires, et non par les savants des continents du Sud qui, des siècles plus tard, prétendirent découvrir de nouvelles terres par-delà l’océan alors qu'ils s'étaient tout simplement perdus ?

La jeune cartographe Harmony Thrawnen, bien nommée le fantôme de la Flèche, venait d’apparaître comme par magie sur le chemin de l’Aspirant. Dans son visage encore empreint des rondeurs de l’adolescence, ses grands yeux brillants semblaient appeler son interlocuteur, l’invitant dans les mers cachées de la tour par quelque détour secret. Dans ce bleu, clair et vif, rappelant les mers chaudes après le passage de la tempête, luisait un éclat de curiosité, de malice et peut-être de bienveillance - en y cherchant bien. Une lézarde verte perchée sur son épaule droite, une bleue sur la gauche et une blanche juchée sur sa tête, au sommet de sa crinière blonde, l’ondine fixait l’Aspirant comme s’il était la clé d’une carte inédite.

- Je peux vous prêter une boussole, si vous le souhaitez. Ou, mieux, vous montrer le traité de navigation qui vous expliquera en détails tout ce qu’il faut savoir sur les instruments de bord !

Un sourire réjoui, lumineux tel un rayon de Solyae, éclairait son petit visage rond aux traits fins. Quatre paires d’yeux - une humanoïde et trois draconiques - dévisageaient alors l’inconnu, attendant son aval pour débuter cette nouvelle quête.

Telle l’attentive vigie, l’ondin balayait du regard chaque coin de l’horizon, tout prêt à sonner le changement de cap lorsque paraîtrait pavillon aux couleurs recherchées. En ces yeux d’azur se concentraient toute l’attention d’un homme habitué des scrutations sans fin, tel le guetteur solitaire ou le rêveur vagabond, laissant son ouïe au repos de façon qu’elle ne signala ni les bruissements d’ailes ni le gazouillement de leurs propriétaires. Devant lui défilait un océan de connaissances, aux vagues de cuir et à l’écume dorée, à la musique des titres murmurés et à la lumière d’une aube éternelle. Ce ne fut que lorsque l’horizon s’obscurcit d’une silhouette que la mer de papier s’estompa et que reparut la bibliothèque et sa faible clarté, et devant lui son Fantôme.
Et quelle hallucination que celle-là ! Elle semblait créature de légende, mêlant sous une même surface le bleu des eaux et le blanc des cieux, et le soleil au teint comme l’or sur les épaules, et dans le regard la malice de l’enfant comme l’intelligence de l’ancien. Un poète seul aurait pu décrire avec justesse l’arrivée de l’ondine apparition. L’ondin n’en était pas, et son esprit était plus à la méfiance qu’à la rimance face à ces grands yeux bleus, adjoints de trois autres paires, également curieuses, pareillement rieuses.

« Je peux vous prêter une boussole, si vous le souhaitez. Ou, mieux, vous montrer le traité de navigation qui vous expliquera en détails tout ce qu’il faut savoir sur les instruments de bord ! »

Le jeune homme resta un instant silencieux, comme interdit. Mais son mutisme était œuvre de réflexion et non de surprise, et sa vue toujours à l’affût épiait la demoiselle comme ses familiers l’épiaient lui-même. Qu’elle se fusse aussi subrepticement glissée dans son sillage faisait naître en lui quelque méfiance aux profondes racines que le visage poupin ne parvenait point à balayer. Il jaugea la demoiselle, observa le roulis des lézards intrigués, mesura le balancement impatient dans les gestes des quatre qui ne faisaient qu’un. Enfin, du coin de l’œil, il aperçut un îlot qu’il avait cru, plus tôt, habité, et qui n’hébergeait plus qu’une marée de lectures abandonnées. Lors il comprit sa position. Il ne connaissait pas les intentions de cette jeune personne, mais il comprit ce qu’elle était : l’ondine était sirène et il croisait ici en son domaine. Car là où Ta’imiti naviguait, elle nageait ; là où il explorait, elle connaissait ; où il lui faudrait une carte, il ne lui fallait que l’instinct.

« Je sais me servir des boussoles et sextant. En pratique, pas en dessins, commença-t-il avec une prudence qui laissait présager quelque refus poli.
« … Mais pour me repérer là-dedans, il va me falloir plus qu’une boussole. Je ne refuserais pas un coup de main. »

Il laissa échapper un léger soupir de défaite, comme il reconnaissait que cette mer-ci avait pour aujourd’hui eu raison de son sens de l’orientation. Puis, après une courte pause, revinrent à l'assaut les leçons sans cesse répétées de son maître inflexible. Il fallait bien cela pour apprendre à un rustre la bienséance...

« Je suis Ta'imiti, annonça-t-il en offrant sa main ouverte, aspirant de maître Sednereï. »

Quatre paire d’yeux inquisiteurs observèrent cette main tendue. Elles en remarquèrent les calles, les aspérités tracés par des ans de labeur, saupoudrées peut-être de sels marins et d’aventure. L’imagination fertile de la jeune femme comblait volontiers les zones d’ombre, s’y engouffrant avec joie. Les trois lézardes de feu, en revanche, calculaient plus sûrement la quantité de nourriture que cette paume pouvait contenir.

Le fantôme de la Flèche releva des yeux pailletés d’étoiles sur son interlocuteur. Son instinct lui susurrait l’épaisseur des mystères autour de lui, et cela ne faisait qu’aiguiser davantage sa curiosité. Si Harmony ne possédait pas l’esprit atypique de son frère, elle était une Thrawnen et ne se lassait jamais des nouvelles découvertes. Du discours que lui servait l’ondin, elle en retirait la plus pure substance, l’essence suffisante pour lancer l’expédition. Il connaissait les instruments de mesure en mer, sentait bon l’inconnu. Ce parfum de l’Ailleurs la ravissait. Elle avait hâte de s’en gorger jusqu’à la lie.

Qu’il ait été un Aspirant du Màr Luimë ou le fils du cuisinier ne changeait rien à l’affaire. Ce n’étaient pas leurs noms qui importaient, ni leurs titres. Seulement la couleur de leur âme.

La cartographe baissa à nouveau les yeux sur la main tendue, l’attrapant vivement avant que l’idée de désamorcer le geste ne vienne à l’esprit de Ta’imiti. Elle la secoua vigoureusement de ses deux petites mains, sans perdre son sourire, et décida qu’un simple nom pouvait néanmoins s’avérer plus pratique durant l’aventure.

- Je suis Harmony ! Enchantée !

Déstabilisées par ses mouvements énergiques, les trois lézardes s’envolèrent. Battant furieusement des ailes autour de deux ondins, elles furent bientôt contraintes de virevolter dans leur sillage. Leur perchoir favori entraînait maintenant l’Aspirant vers le cœur de la Flèche, là où tous les étages se rejoignaient en un vaste escalier à vis, d’où l’on pouvait apercevoir les diverses mezzanines fourmillant d’activité dans un silence feutré.

- Je serai alors votre boussole ! Mais pour vous guider dans la bonne direction, je dois savoir quel est l’objet de votre quête. Maints écueils peuvent se dresser sur notre chemin, mais je ne doute pas que nous saurons les éviter. Votre habileté alliée à mes connaissances seront nos meilleurs alliés !

° Où vas-tu ? Qui est avec toi ? Tu pars en voyage ? Laisse-moi venir ! °

Une expression songeuse se peignit sur le visage d’Harmony et ses grands yeux lumineux se voilèrent l’espace d’un instant. La présence de son Âme Sœur se fit de plus en plus insistante, pressant contre les parois de sa psyché avec une impatience qui lui rappelait oh combien Flarmya avait le sens de l’humour. Réunir leurs deux fragments d’âme avait été un pari risqué. Là où il n’y avait que douce folie et libre pensée, un caprice du destin aurait pu enfanter, en lieu et place, un terrible instrument de discorde et de chaos.

° Je pars pour un périple dont j’ignore tout, sinon qu’il me conduira là où doit aller Ta’imiti.
Laisse-moi venir avec vous ! Je serai vos ailes, vous les jambes et le cerveau.
… C’est assez bien résumé. °

La Chevalière Verte pesa rapidement le pour et le contre, ce qui se traduisait par un dandinement comique, avant de se tourner vers le jeune homme.

- Ma sœur peut-elle venir avec nous ? Nous ne serons pas trop de trois, je crois. Elle pourra nous aider là où nos compétences de simples mortels nous feront défaut.

La femme dévisagea Ta’imiti comme pour soupeser chaque mot, chaque son, chaque détail de sa personne, avant de se lancer sur sa main tendue telle un chat sur son jouet, la secouant avec énergie alors qu’elle déclinait son nom. Sommaire introduction, en vérité, qui n’était là que pour mieux céder la place à l’ode au voyage et a à l’aventure dans laquelle s’était lancée la jeune Thrawnen.
Mais la pensée de l’ondin avait cheminé plus vite encore que les paroles impatientes, et les liens se faisaient en son esprit. Ces mains étaient délicates, douces sinon pour l’éternelle tâche d’encre au creux du majeur de ceux qui manient la plume. Il avait ouïe dire du sénateur Thrawnen qu’il avait une jeune soeur du nom d’Harmony qui oeuvrait comme scribe, ou quelque profession similaire, au sein du kaerl — Erhali avait insisté pour que son aspirant soit quelque peu renseigné sur personnalités politiques du Màr Luimë et de leurs entourages. Le sang ondin, faute de ressemblance physique plus marquée, lui avait permis d’achever le cheminement mental…

« Harmony… Thrawnen ?!, demanda-t-il, surpris, après une courte hésitation. Pardon pour ma réaction, je ne m’attendais pas à vous rencontrer. J’ai eu l’occasion de croiser votre frère, et je dois dire que la ressemblance n’est pas frappante au premier abord. »

S’assemblaient dans son esprits les touches de couleurs qui y peignaient le paysage du kaerl, autant de noms et de liens qu’il avait accumulés en sa mémoire pour enfin distinguer dans son intégralité cette terre sur laquelle il s’aventurait. Il n’était pas homme de ragots —ni à les savourer, ni à les colporter— mais il connaissait la valeur de ceux-ci pour se faire une idée de ce dont on devait s’attendre de son interlocuteur. Il connaissait la réputation du sénateur Thrawnen mais n’en avait cure. Les seules informations dignes d’intérêt extraites de ces racontars étaient que l’homme demeurait important malgré les doigts pointés, qu’on ne lui connaissait que peu de soutiens mais pas d’ennemis déclarés, et que sa liée semblait aussi douce que l’ondin était froid. C’était peu, mais ça avait eu le mérite de permettre à Ta’imiti de tenir une posture distante mais respectueuse lors de leur trajet à Loméanor qui lui avait assuré, sinon l’amitié du sénateur, au moins de ne pas attirer sa rancune —ce qui n’était pas assurée, en tant qu’aspirant de l’un de ses adversaires politiques.
De sa jeune soeur, l’ondin égaré en connaissait moins encore. En tout cas, rien qui ne mérite son intérêt. On la disait folle, étrange, elle lui paraissait seulement curieuse. On la nommait fantôme, elle lui évoquait les sirènes des légendes. Son phrasé, également, était celui des légendes, et déjà elle semblait s’embarquer pour quelque quête fabuleuse, par delà l’horizon.

« Ce n’est tellement une question d’écueils, confia-t-il d’une voix moins enjouée, que de trouver ce que je cherche avant la nuit… Il y a de quoi s’y perdre dans tous ces livres. Je ne sais pas comment vous faites, vous autres, pour trouver le bon...
» J’ai besoin d’informations sur les débuts du kaerl. Enfin, sur ceux qui y vivaient à l’époque, surtout. Les septs fondateurs en particulier. Vous savez s’il y aurait un coin de la bibliothèque où trouver ça ?  »

Mais la demoiselle semblait à peine l’écouter, toute occupée par ses pensées, et même les dragonnets avaient cessé d’étudier l’aspirant, dérangés par l’agitation de leur maîtresse. Pour toute réponse, après cette absence, elle s’empressa de demander avec excitation la possibilité de convier sa sœur à la traque. Ta’imiti en fut d’abord surpris, un tel engouement lui paraissant bien disproportionné pour la recherche de simples livres, mais se ressaisit bien vite. Si, comme il le devinait, la sœur était dragonne, sans doute cette aide pourrait-elle s’avérer utile.

« Ma foi, pourquoi pas. Une aide de plus serait bien utile. »

Sans grande conviction, il s’aventura quelque peu à jouer le jeu de l’aventure dans lequel son vis à vis semblait se lancer éperduement. Elle ne devait pas être plus jeune que lui et pourtant semblait encore une enfant.

La Chevalière Verte aurait poursuivis sa danse de feu-follet dans les archives, déjà happée par l’aventure à venir, mais il en allait autrement de son compagnon. Malgré ses airs de vagabond des mers - qui avaient tout pour plaire à la jeune femme, Ta’imiti ancrait leurs identités par des mots dont elle se serait volontiers passée. Les paroles paraissaient anodines, mais elles sonnaient en vérité comme des chaînes lestées de pierres. Elles auraient tôt fait d’entraver la sirène de la Tour du Cadastre, lui jetant cruellement la réalité en plein visage. Oui, elle était une Thrawnen. Si elle ne le regrettait pas, pas plus hier qu’aujourd’hui, elle n’y puisait nulle fierté.

Tel un oiseau pensif, Harmony pencha la tête de côté, observant sans mot dire son interlocuteur. Elle tâcha d’analyser l’expression de celui-ci. Elle comprenait son étonnement, mais elle espérait n’en être pas réduite à ce simple constat. Elle différait beaucoup de son frère, en apparence. C’était un fait indéniable. Ss veines charriaient le même lignage, mais elle ressemblait bien plus à sa mère, et à ce que la branche ondine des Faron pouvait produire au sein du Màr Luimë. Elle ne figurait pas parmi les représentants les plus prestigieux des Faron non plus, ni des plus célèbres comme sa lointaine cousine torhille Jilian Faron, Maîtresse d’Armes du Kaerl. Car sur son visage, ou dans son esprit, s’attardaient malgré tout les caractéristiques des Thrawnen.

- Si Athelstan souriait davantage, la ressemblance serait plus frappante !

Dans l’innocence de cette déclaration se cachait la malice d’une sœur qui, avec tout l’amour inconditionnel que cela impliquait, pouvait se permettre de critiquer ouvertement un aîné. Le désarroi de son compagnon lui tira un joyeux éclat de rire, qui tinta pareil à mille clochettes. Elle opina vigoureusement du chef pour confirmer ses dires :

- Oh, oui ! Je connais tous les tours et détours de la Tour. C’est presque comme si j’y étais née ! Ma sœur n’y comprend goutte, mais sa mémoire ou ses ailes pourront nous êtres utiles si nos talents nous font défaut.

Son sourire fut occulté par une ombre véloce, venue assombrir les vitraux de la pièce. Dans l’âme d’Harmony vibrait le chant de son Âme Sœur. La dragonne avait quitté son perchoir et filait telle une comète autour des hauteurs vertigineuses de l’édifice. Le visage de la jeune femme s’illumina tandis qu’elle partageait ses battements de cœur avec la Verte.

- Ma sœur arrive !

Son éclat de voix lui valut plusieurs regards désapprobateurs. Elle avait haussé le ton sans y prendre garde. Les trois lézardes qui tournoyaient autour de sa tête évoquaient un tourbillon d’oiseaux bruyants, ce qui accentuait son air éthéré empreint de douce folie.

Un martellement de bon augure résonna dans la bâtisse comme une pair de petits pieds nus montait quatre à quatre les marches du grand escalier. Une menue silhouette échevelée, seulement vêtue d'une longue tunique qui lui descendait jusqu'aux genoux, fit son apparition aux côtés d’Harmony et darda de grands yeux curieux sur l’Aspirant. Le crin en bataille et d’un vif sinople, les traits juvéniles et espiègles tracés sur un minois à la peau cuivrée, l’enfant dévisagea l’ondin sans retenue, sans mot dire. Ses pupilles se fendirent subitement, et son regard devenu reptilien trahit sa nature.

- C’est quoi, la quête ?
- Voici Xòchitl. Notre trio étant formé, nous pouvons débuter notre périple ! Vous avez dit les Sept Fondateurs ?
- On part quand ?

La dragonne sous forme humaine leva des yeux interrogateurs sur sa Liée. L’expression perdue de celle-ci laissait supposer qu’elle fréquentait peu l’étage de la Tour où se trouvaient ces archives. Elle fronçait ses délicats sourcils au-dessus d’un regard confus, alors que sa mémoire travaillait laborieusement à élaborer une réponse.

- Le sujet est précis, l’objectif à atteindre plus nébuleux. Pourquoi une telle curiosité pour nos ancêtres ?

Il n'y avait, évidemment, aucune insinuation indiscrète dans sa question. Xòchitl choisit alors la voie de l’esprit pour s’immiscer dans les réflexions de sa Liée et de Ta’imiti.

° J’ai entendu Athelstan parler des Fondateurs, un jour. Il disait que votre ancêtre en faisait partie, malgré les oublis de quelques-uns de vos historiens… °

L’ondin nota comme s’était durci le visage de la jeune femme aussitôt le nom de Thrawnen énoncé, aussi sûrement que s’il avait résonné dans quelque salon politique. Athelsan était-il honni à ce point pour que même son sang le taise ? Il avait pourtant entendu parler, quoiqu’à demi-mot, de cette maison comme étant fière et ancienne. Mais bientôt fusa le trait d’humour, tiré au cœur de ce frère décrié, et avec lui Ta’imiti comprit. Lui-même avait une sœur, quoiqu’elle fut indubitablement plus douce et mesurée que cette ondine ce, et il savait reconnaître fraternelles moqueries toutes empreintes de bonté.
Mais sa remarque avait été factuelle, simple curiosité de passage dépourvue du moindre jugement. C’était la surprise et non le prestige de la lignée qui avait motivé ses mots, aussi ne s’attarda-t-il pas d’avantage sur le sujet qu’un sourire discret à l’humour d’Harmony.

Alors que filait déjà à vive allure par delà les vitraux une ombre qui n’augurait que malice, l’aspirant exprima quelque soulagement à la venue de la liée de sa guide. Il espérait seulement que celle-ci se montre moins… Virevoltante que les trois petits écailleux qui gravitaient autour de l’ondine tout sourire.

« Bien. Au moins, je ne serai pas le seul à ne rien comprendre. C’est rassurant, j’imagine. »

L’instant d’après paraissait la verte, aussi frêle sous sa forme humanoïde que devait être imposante sa silhouette véritable, aussi sauvage de corps que sa liée était d’esprit. L’ondin lui rendit son regard, la dévisageant avec minutie. Ils demeurèrent un instant immobile, s’estimant mutuellement. Ils étaient deux félins s’épiant, deux combattants préparant la première passe d’armes. La jeunesse apparente de la verte était redoutable camouflage pour sa nature prédatrice, bien que d’innocence elle était dépourvue. Trop semblable à sa liée en cela, on devinait en elle comme elle devait être prompte à l’humour et aux voltiges.
Le mouvement fut à peine perceptible qui finit par rompre cette éphémère tension. Des yeux qui se fendent, un léger hochement de tête pour tout salut, et les voilà mutuellement approuvés.

« En effet, les septs fondateurs…, expliqua Ta’imiti en redirigeant son attention vers l’ondine.
Celle-ci sembla pensive, moins à l’aise avec ce sujet précis qu’elle l’avait laissé paraître jusqu’alors.
» Ce n’est pas ma curiosité, en fait. Mon maître m’a confié, et l’exercice, et le sujet. Je le suspecte de l’avoir choisi justement parce que je ne connais rien là dessus. Je n’ai pas grandi à Tol Orëa, je ne connais pas grand chose de son histoire.
» Pas que je m’y sois jamais intéressé pour Ys non plus, compléta-t-il dans un murmure, tu me diras… »

Alors qu’ils attendaient encore que l’experte du lieu les guide jusqu’aux ouvrages pertinents, Xòchitl s’invita silencieusement à l’échange. L’aspirant se faisait encore bien lentement à la présence mentale des dragons, pourtant omniprésents au kaerl. Seule la voix de Sobêek lui était devenue quelque peu habituelle, quoiqu’elle lui paraisse toujours aussi mystique qu’au premier jour. Peu loquace, Ta’imiti avait bien rarement engagé la conversation avec chevaliers et liés étrangers, sinon pour ceux avec qui il partageait l’entraînement. Et Kÿreñ, car c’était souvent lui qui lui enseignait, semblait bien trop aimer sa voix pour manquer de la faire entendre.

« Il peut y avoir des oublis sur un sujet comme ça ?, s’étonna-t-il à l’intention de la verte. Je croyais justement que tout était noté ici, justement… »

Nul ne connaissait mieux la Flèche du Cadastre qu’Harmony Thrawnen – à l’exception peut-être des plus vieux et intègres érudits du Màr Luimë. Même les mieux formés des archivistes savaient mettre de côté leur fierté pour demander son aide au fantôme de la tour. Car qui mieux que ce spectre parlant, qui passait ses nuits et ses journées ici, entre deux missions à l’autre bout du monde, pour en connaître les moindres recoins ? L’étrange créature se nourrissait des connaissances engrangées ici, au même titre que d’eau et d’air. Alphabétique, chronologique, thématique : les classements ne recelaient aucun secret pour elle. Raccourcis, défauts du plancher, alcôves romantiques aux sujets désuets : elle pouvait aussi bien cartographier la vaste bibliothèque du Kaerl que le Rhaëg, avec la même patience, la même minutie. Une précision légendaire et bien souvent salvatrice, pour quelques failles de conception.
La douce folie qui animait la Chevalière ne facilitait pas le dialogue. Elle alimentait les conversations de circonvolutions parfois nébuleuses, difficiles à suivre, mais le résultat était généralement parfait. Les Thrawnen avaient toujours été réputés pour rechercher la perfection, quelle qu’elle soit. Et s’il y avait des zones de la Flèche qu’Harmony n’explorait guère, car elle n’était au fond qu’une petite cartographe sans titre et sans pouvoir, elle n’avait en revanche jamais entendu parler d’un quelconque oubli…

Elle avait souris à la tirade de Ta’imiti, y reconnaissant là l’âme d’un oiseau marin enfermé dans une belle et triste volière. À la réflexion, le jeune homme lui évoquait définitivement un albatros, ces grands volatiles affligés de maladresse sur terre, et pourtant si gracieux et véloces lorsqu’ils naviguaient dans les courants entre Kainalu et Ouranos. Ce serait ainsi. Inspirée, l’histoire naquit comme germe une pousse de printemps. Le conte de l’Albatros et de la Sirène. À la frontière de sa psyché, Xòchitl approuva son idée.

- Ton Maître est curieux. Voit-il l’albatros en toi, celui qui défie les vents et les marées, sans savoir comment l’apprivoiser ? Ou ne voit-il qu’un tas de glaise à modeler en le parfait Aspirant ? Curieux !

Harmony aurait été bien en peine de juger Erhali Sednereï. Elle ne connaissait de lui que son nom, le peu que lui avait raconté son frère – et le peu qu’elle en avait retenu. Loin d’être sans cœur, elle s’intéressait pourtant davantage aux histoires qu’aux personnes elles-mêmes. Sans malice, elle énonçait le contenu de ses pensées avec une candeur à toutes épreuves. Cependant, bien sot aurait été celui qui l’aurait cru idiote ou faible d’esprit. Les dieux, Flarmya en tête, l’avaient seulement façonnée de manière plus tortueuse que d’autres.

Puis était venue l’incertitude. Une bise glaciale qui soufflait sur les vertes prairies de son esprit. Les fins sourcils de la Chevalière se froncèrent de plus en plus à mesure que le doute s’insinuait en elle. L’étonnement de Ta’imiti sonnait légitime. Harmony baissa des yeux inquisiteurs sur sa Liée. Celle-ci lui rendit son regard sans ciller, clignant des yeux sur ses pupilles fendues, avant de hausser les épaules. Elle sentait l’inquiétude croître chez sa moitié d’âme bipède mais peinait encore à comprendre l’origine de son trouble. Tremblante, elle vint loger sa petite main dans la sienne, tandis qu’Harmony se retournait vers son ami l’Albatros, le visage sombre.

- Il n’y a pas d’oublis.

Son ton se voulait dur, inflexible, plein de cette assurance qu’elle voyait chez ses aînés. Il dissimulait mal son angoisse. De sournoises fêlures venaient lézarder ses certitudes. Elle s’adoucit légèrement en sentant les doigts de la Verte presser les siens. Le cœur battant la chamade, elle sut qu’elle ne dormirait pas cette nuit avant d’avoir résolu ce nouveau mystère.

- Tout est consigné dans la Flèche du Cadastre. Si une information n’y figure pas, ce n’est pas un oubli. C’est qu’elle n’existe pas. Pas encore. Si oubli il y a eu… Non, il n’y pas d’oublis !

Elle bredouillait, le souffle court, livide de peur. Les magnifiques archives du Kaerl lui auraient-elle menti ? Aurait-elle été trahie par ses alliés de toujours, livres mirifiques et perfides ? Tandis qu’elle reprenait contenance, la dragonne tourna son attention vers Ta’imiti, un éclat narquois dans ses prunelles reptiliennes. Un sourire inhumain fendit son visage.

° Aucun oubli possible, bien sûr ! Mais les sans-écailles ont la mémoire courte. Les livres racontent ce que vous daignez inscrire sur leurs pages, mais ils ne disent pas tout. Ils ne vous rappellent pas, par exemple, que ceux de la rangée M, sur la treizième étagère, sont devenus obsolètes. Ni que vos dirigeants feraient bien d’éclairer le palais vide de leur esprit en relisant de temps à autres leurs classiques. Aucun oubli, vraiment ! °

- Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, l’interrompit Harmony.

Elle fixait le grand escalier à vis qui tournoyait au centre de la tour, de sa base à son sommet. Suivant sa pensée, ses trois lézardes à demi sauvages s’envolaient déjà vers la cime des rayonnages en un ballet virevoltant.

- Les manuscrits les plus précieux du Màr se situent au dernier étage. On raconte qu’ils sont aussi anciens que les fondations de la citadelle – ce qui est presque impossible, à moins de faire usage de la magie pour les préserver. Nous avons des historiens et des copistes qui les maintiennent en vie, et qui parfois les agrémentent de nouveaux savoirs plus récents. C’est là-haut que nous trouverons la réponse.

L’espoir chevillé au cœur, elle tendit le doigt vers la vertigineuse canopée livresque.

Un sourire se dessinait sur le candide visage de la mystérieuse chevalière, qui laissait présager des malicieuses idées qui couvaient dans son esprit, et dont l'ondin était certainement l'objet. Devisait-elle quelques moqueries pour elle-même ou était-elle en conversation avec sa lié, Ta’imiti l'ignorait, et il ne savait que penser de la folie que l'on disait habiter la demoiselle. Car sans dont y avait-il quelques points communs entre eux : pareillement solitaires, en apparence tout du moins, et pareillement perdus dans leurs usées. Plus encore que leur nature, c'était ce qu'ils faisaient de ces pensées qui formait la différence entre eux. Les siennes ne résonnaient qu'en lui-même, invisibles au monde extérieur derrière un visage impassible et des yeux dans le lointain. Il analysait, jaugeait, puis archivait ces observations ou les laissaient s'envoler au loin, dans le vent du large. Harmony, à l'inverse, s'habillait de ses folles pensées est semblait en jouer. Silencieuse, elle en peignait son visage, laissant s'épaissir leurs mystères. Partageuse, elle les lançait à la cantonade, ce qui devait lui valoir quelques œillades.

« Je n'attends pas de mon maître qu'il m'apprivoise, maugréa Ta'imiti quelque peu vexé, et il est plus intelligent qu'à essayer de me modeler. Il m'enseigne et j'apprends, c'est tout, puisqu'il parait que ma place est ici plutôt qu'en mer ? »

Derrière un léger orgueil transpirait un doute certain, quoique toujours discrètes étaient les expressions de l'yssien. Il avait dit ces derniers mots avec moins d'assurance, comme s'il n'en était pas tout à fait sûr lui-même. Car si la chevalière verte l'avait appelé albatros plutôt que mouette, elle semblait bien avoir vu en lui pareillement que l'avaient fait les gens de mer, ce qu'il appelait encore les siens. Derrière la folie présumée, il n'y avait pas à douter que la jeune Thrawnen cachait un esprit affuté.
Mais déjà le doute, chose contagieuse fallait-il le penser, se peignait désormais si clairement sur les traits de la jeune femme. La simple idées que les écrits de la Tour puissent être lacunaires lui semblait insoutenable.

« Il n'y a pas d'oublis », répétait-elle, davantage pour elle-même que pour lui répondre, semblait-il.
Sa dragonne, en revanche, ne semblait pas partager sa confiance aveugle en l'exhaustivité des archives.

Un moment plus tard, Harmony qui semblait s'être ressaisi guidait son équipée vers les hauteurs de la tour. Si lacune ils devaient rencontrer, elle savait visiblement où les dénicher, parmi les cimes de cette bibliothèque si chère à son cœur. La réputation ne semblait pas usurpée, il semblait en effet qu'elle connaissait chaque rayonnage de ces murs.

« La mémoire des dragons est infaillible, demanda l'ondin à la verte, ou vous n'écrivez pas parce que ça ne vous intéresse pas ? J'ai compris que vous héritiez de la mémoire de vos ancêtres, mais vous ne pouvez quand même pas vous souvenir de tout avec précision, si ? »

Ta'imiti doutait que des êtres qui prêtaient une telle importance à leur parenté puissent ne point s'intéresser au passé. Et pourtant, il n'avait jamais entendu d'écrits qui fussent rédigés par un dragon, sous sa forme bipède tout autant que de la pointe de la griffe. N'avaient-ils pas leur propre moyen d'expression ? Après tout, chaque peuple a sa graphie propre, qu'il s'agisse d'un alphabet ou de marques plus hermétiques. Harmony et lui-même, ondins tous deux, ne pouvaient l'ignorer comme la peau des leurs était si souvent marquée de ces récits qui n'étaient pour autrui que de simples dessins.
Ses propres tatouages demeuraient discrets. Au poignet droit s'enroulait la corde marine des navigateurs, qui s'étoffait à chaque voyage d'une vague nouvelle, avalant le bras entier des plus chevronnés. Sur son côté, le cou était orné de la larme des orphelins, discrète mais douloureuse. Cachés par ses vêtements, sa jambe gauche était inscrite de la cheville au bas de la cuisse de signes dans lesquels l'expert pouvait lire des bribes de l'histoire familiale. Et sur l'épaule gauche, qui s'échappait parfois de la manche relevée de sa chemise, était l'encre que portaient tous les Roimata’toa, la marque du guerrier triste dont il ignorait lui-même le sens exact. Si dents et pigments pouvaient raconter tant d'histoires chez des mortels ondins, sans doute les dragons dont les griffes tranchaient la roche étaient-ils capables de pareils recueils. A moins que cela ne se soit égaré lors que fut révolu le temps de leurs liés d'antan, car l'histoire n'était plus bonne à être retenue ?

Insoutenable. C’était bien le mot.
Le cœur battant à tout rompre, Harmony grimpait quatre à quatre la volée de marches qui tournoyaient jusqu’à la cime des archives. Le souffle court et le feu aux joues, elle ne prenait plus la peine de masquer son trouble. A quoi bon nier l’évidence ? Mentir à soi-même n’était qu’une perte de temps, un luxe inutile dont elle n’avait cure. Elle demeurait une Thrawnen envers et contre tout. Elle affrontait les faits plutôt qu’essayer de les plier à ses désirs.

Impardonnable. La sentence résonnait avec le glas du glaive de la justice. Chaque pas qui la rapprochait du sommet accentuait son malaise. Livres, cartes et enluminures faisaient partie intégrante de sa vie depuis son plus jeune âge. Jamais encore elle n’avait soupçonné cette trahison. Celle-ci se révélait d’autant plus terrible à encaisser qu’elle surgissait alors que la jeune femme découvrait à peine le goût du fiel. Avec la disgrâce qui frappait plus ou moins discrètement à la porte de la Maison Thrawnen, elle apprenait sur le tas à vivre avec l’horrible impression d’être une pestiférée dans son propre foyer…

Sur ses talons, Ta’imiti et sa Liée bavardaient à mi-voix. Les yeux de la dragonne ne quittaient pas sa moitié bipède, quand son esprit agile se prêtait au difficile exercice de la conversation dans le même temps. Pour elle, l’ondin n’était déjà plus un inconnu. Il lui devenait aisé de converser avec lui. Cependant, lui expliquer un tel concept que la mémoire ancestrale se révélait trop abstrait pour qu’elle parvienne à le traiter avec des mots ; des mots qu’elle empruntait aux sans-écailles, imparfaits et pourtant si complexes. La Verte n’excellait pas dans cet art, malgré le fait qu’elle soit très bavarde et nullement intimidée par les pairs de sa Liée. Hélas, jouer un tour pendable et théoriser un fait aussi naturel que la respiration ne se ressemblaient absolument pas.

° Nous ne sommes pas infaillibles, même si certains d’entre nous le souhaiteraient. C’est par notre mère que la mémoire se transmet. Nous n’avons pas accès à celle de notre géniteur. Les souvenirs ne généralement pas précis, sinon nous deviendrions fous… Ou beaucoup plus sages que ce que les légendes prétendent à notre sujet ! La mémoire se transmet normalement durant la couvaison, d’après certains de vos théoriciens et elle mature lentement, dans nos esprits, jusqu’à l’âge adulte. Pour un dragon, c’est l’affaire de quelques mois, un an tout au plus. En pratique, nous n’accédons pas à l’entièreté des souvenirs de notre génitrice. Des lieux, des personnes, des événements, des expériences : voilà ce qui nous reste. C’est l’un des biens les plus précieux de ma race. °

Xòchitl fronça le nez en une mimique presque humaine et pencha la tête de côté.

° Notre mémoire est une somme aussi vaste que le ciel étoilé, mais nous avons accès qu’à quelques astres à la fois. Pour former une carte globale, qui nous sera utile. Est-ce plus clair ainsi ? °

La Verte donnait l’impression de réciter un discours appris par cœur – ce qui était plus ou moins le cas. La question sur l’écriture lui posait davantage de problèmes. Elle ne s’était jamais vraiment interrogée sur le sujet et le trouvait absurde. Elle n’imaginait pas un dragon en train de tracer des lettres à la plume, même si c’était possible pour certains d’entre eux, ou graver dans la pierre des souvenirs. Elle haussa les épaules comme si cela n’avait pas d’importance.

° Nous n’écrivons pas. À quoi bon se fatiguer à le faire quand nous pouvons transmettre la somme de nos expériences à notre progéniture ? Le temps s’écoule différemment pour nous. °

Le sommet de la Tour du Cadastre ressemblait à une forteresse. Boisée, en clair-obscur, aussi haute que large et profonde comme un horizon sans fin. Les rayonnages étaient ici plus serrés, parfois cadenassés sous des barreaux ou des panneaux de bois peints de numéros, de symboles. Peu de gens circulaient ici, entre les tables d’études situées au centre de cet immense dédale de forme ronde. Quelques archivistes époussetaient les étagères ou manipulaient précautionneusement un incunable avec de fins gants de soie, ici et là.

Harmony se figea sur le seuil du sanctuaire. Reprenant son souffle, elle parcourut l’espace du regard un instant, avant de se tourner vers ses compagnons. Xòchitl se campa à ses côtés, nullement impressionnée ni même intéressée par les milliers de livres les entourant. Elle l’était davantage par le souci que se faisait sa Liée. Harmony plongea ses yeux d’azur enfantin dans ceux de Ta’imiti.

— Je vais chercher ce dont nous avons besoin. Ne te perds pas ! On raconte que des spectres hantent ces rayons et qu’ils trompent l’ennui en bavardant avec les curieux jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et que si on lit une certaine histoire à voix haute, on lui donne vie.

Sur ces paroles assenées avec tout l’aplomb possible et avec un visage aussi grave qu’une tombe, la Chevalière disparut entre les immenses rayonnages de cette forêt d’ouvrages. Xòchitl croisa le regard de l’Aspirant avec un sourire amusé et haussa les épaules. Elle s’éloigna à son tour, d’un pas nonchalant, sans plus prêter attention à leur compagnon. Difficile de voir où elle avait disparu, à l’angle d’un comptoir ou de quelques globes du Rhaëg. Soudain, un bref cri de surprise, accompagné du fracas de livres tombant au sol, troubla le silence feutré des lieux. La Verte revint quelques instants plus tard, triomphante, les prunelles plus serpentines que jamais, une paire de gants en soie à la main.

Harmony dénicha, non sans peine, ce qu’elle cherchait si ardemment. Un énorme volume relié de cuir, aux pages jaunies par les ans, dont la couverture rigide portait l’emblème du Màr Luimë. Elle rapporta son butin là elle avait laissé Ta’imiti, dans l’espoir de l’y retrouver. Les Sept Fondateurs figuraient dans cet ouvrage, elle en était certaine.

A mesure que les marches défilaient, l'angoisse semblait croître dans l'esprit de la jeune femme, nuées instoppables qui s'échappaient en murmures entre ses lèvres fines. Alors que la dragonne allait trottinant et sautillait du regard alors qu'elle devisait, sa liée semblait en tout son être ne plus envisager que sa quête. Était-ce donc là telle confusion qu'un simple oubli dans ces archives, dont l'exhaustivité relative demeurait toutefois plus qu'admirable. L'ondin peinait à mesurer l'étendue de l'embarras du Fantôme, et à plus forte raison à en saisir l'origine. Les Hommes étaient faillibles, quelles que soient les fables de grandeur qu'ils se racontent pour eux-mêmes. C'était là un constat, quoique quelque peu cruel, que Ta'imiti en était venue à accepter depuis son enfance et un credo par lequel il vivait. Nul n'est parfait, soit-il homme, dragon ou création, et il eut fallu être plein de candeur pour espérer que cette bibliothèque fasse exception à cet égard. Qu'une information si ancienne, fusse-t-elle d'importance, eut été égarée ne le surprenait guère.
Mais, comme cela semblait importer tant à Harmony, l'ondin se garda bien de partager ces pensées. Il se contenta plutôt d'écouter les paroles de la veste, qu'elle semblait avoir longuement réfléchies. Alors que la discussion glissait sur le terrain de "théories, celle-ci paraissait être moins à son aise, récitant une leçon davantage qu'elle ne partageait ses propres pensées sur la question. Laquelle elle avait d'ailleurs quelque peu éludée. Parce que cela ne figurait pas dans son enseignement, ou parce qu'elle était femelle elle-même, ses pensées semblaient davantage orientées vers le processus de transfert maternel propre à sa race que vers la transmission et la sauvegarde des savoirs — ce qui était moins surprenant en soit que par contraste avec la place de ces notions dans l'esprit de sa liée. Ainsi, à l'écouter, il paraissait à Ta'imiti que l'ensemble de la mémoire draconique se transmettait par la naissance, ne portant qu'un intérêt tout limité à la sagesse des mâles. Voilà donc qui aurait le potentiel de remplir une vie d'érudit, se risqua-t-il en pensée, s'il en était un qui formulait le projet de compiler ces savoirs.

« Je vais chercher ce dont nous avons besoin, lui lança finalement Harmony lorsqu'ils atteignirent la cime. Elle s'était immobilisée si brusquement au sommet de l'escalier qu'il faillit l'y percuter. La jeune femme prit un instant pour reprendre son souffle, comme si elle n'avait inspiré de toute leur ascension à marche forcée. Ne te perds pas ! On raconte que des spectres hantent ces rayons... »

Et sur ces mots, Harmony de repartir à sa quête, la verte sur ses talons, laissant l'ondin seul à se demander si elle réalisait qu'elle était ce fantôme dont faisaient état les rumeurs. Le dernier étage de la Flèche était un volume considérable, plus encore que ceux qu'il surplombait car ses hauteurs s'élevaient vers la surface, filtrant sa lumière diffuse au travers de ses parois de cristal. Et pourtant, ses rayonnages omniprésents, serrés en forêt dense, embrumés de l'odeur entêtante de cuir et de papier, emplissait le lieu au point qu'il réveillait certains élans de claustrophobie chez les plus épris de grands espaces. Seul le ciel - si tant est qu'on eut pu l'appeler ainsi sous le Dôme- constituait quelqu'échappatoire, un rappel peut-être du rôle central des géants ailés dans l'histoire du Karl conservée ici. Rares étaient les âmes qui erraient à pareille altitude et les chuchotements des étages inférieurs paraissent ne pas atteindre ces étagères confidentielles. Seuls allaient quelques érudits grisonnants, se mouvant sans plus de bruit que le bruissement de leur robe. Entre leurs mains gantées, même les lourdes chaînes qui retenaient des tomes mystérieux semblaient n'émettre le moindre son. C'est là, alors qu'un Ta'imiti immobile s'interrogeait sur la nécessité de mettre sous clé des savoirs accumulés avec tant d'efforts, que le vacarme retentit. Xôchitl, qui revenait tout sourire, venait de prouver une nouvelle fois que c'était ici le repère de sa liée, et non le sien. Le matelot échoué s'abstint de tout commentaire face à l'air satisfait de l'enfante à la pupille prédatrice. Il entreprit plutôt, alors qu'Harmony reparaissait, de débarrasser une table pour y accueillir le fruit de ses recherches. Il avança trois chaises — quoiqu'il doutât que la verte put rester assise plus d'un instant — afin d'étudier ensemble le lourd volume que ramenait la demoiselle.

« Tu penses retrouver trace de ton ancêtre là-dedans, l’interrogeât-il, ou c'est uniquement pour ma recherche ? Ça me paraît beaucoup de pages pour juste sept noms et une poignée de dates. »

S'il était désormais de la caste des lettrés, Ta'imiti n'en demeurait pas moins un novice en matière de livres. Jamais auparavant n'avait-il parcouru les pages d'un armorial, et moins encore de ces tomes retraçant l'histoire des lignées.

Si Xòchitl sentait un jugement dans le regard de l’Aspirant, elle n’en laissa rien paraître. À vrai dire, la question de l’ondin l’embarrassait plus qu’autre chose. Elle ne faisait indubitablement pas partie des dragons souhaitant adopter des comportements humanoïdes. Écrire lui paraissait aussi absurde que de voir un humain tenter de voler avec des ailes de plumes et de cire.

Le trio de lézardes de feu virevoltait de nouveau autour d’eux et plus précisément autour de la tête de la Verte. Gagnées par la fébrilité de leur maîtresse partie en quête, elles témoignaient leur impatience en pépiant et en tournoyant en un ballet capable d’étourdir n’importe qui. Xòchilt observa leur manège, amusée et un brin dédaigneuse, avant de remarquer l’approche de sa sœur d’âme. Celle-ci chancelait sous le poids de l’énorme incunable qu’elle portait. La dragonne s’empressa de lui prêter main forte.

— Voici le Livre Bleu du Màr Luimë. Il n’existe pas de meilleure source de renseignements sur l’Histoire de notre Kaerl. Complété par mille mains expertes, il relate les événements du passé avec toute l’objectivité qui est nous permise, à nous mortels. Si nous devons trouver des réponses, ce sera à l’intérieur. Oh ! Et ce n’est que le premier tome, évidemment.

Les mains délicates de la Chevalière Thrawnen caressaient l’épais volume avec révérence. Tout dans sa posture témoignait du plus grand respect. Une forme de vénération éclairait son petit minois, faisait flamboyait ses prunelles mieux que ne l’aurait fait une torche. Ta’imiti avait débarrassé une table d’études pour qu’elle y dépose l’ouvrage avec d’infinies précautions. Un léger voile de poussière se souleva lorsqu’elle défit le loquet fermant le livre. Elle expulsa un souffle doux pour faire s’envoler le nuage de particules. Ce n’était pas un livre consulté régulièrement, ce qu’elle déplora aussitôt – car tout livre ne méritait-il pas d’être lu et valorisé ? Les doigts agités d’un infime tremblement, elle accepta la paire de gants de soie que lui tendait sa Liée… Sans penser à lui en demander la provenance – sans doute un archiviste s’était-il vu dépouillé de son bien par une enfant un peu trop turbulente et aux mains prestes.

Enfilant les gants pour manipuler les pages sans les abimer, elle commença à parcourir l’index, le front plissé de concentration. Les premiers chapitres traitant du temps des Valherus, elle les écarta rapidement. Les suivants faisant mention des Sept Fondateurs, elle sauta directement aux pages concernées. Chaque entête y était orné d’enluminures radieuses, aux couleurs vives et rehaussées d’or fin. Un portrait peint, sur la page de gauche, faisait face au texte sur la page de droite. Un sourire victorieux ourlant ses lèvres, Harmony releva les yeux sur Ta’imiti.

— Ils sont là, tous les sept. Ils n’attendaient que nous !

Elle savoura l’idée de pouvoir faire taire la médisance de son frère sur l’occultation de leur illustre ancêtre dans les chroniques du Màr. Elle avait trouvé la première des Thrawnen à avoir arpenté la cité sous-marine et apposé son nom sur les fondations. Mais sa joie fut reléguée au second plan en avisant la scène qui se jouait sous ses yeux. Quelque peu audacieuse et malavisée, l’une de ses lézardes avait entrepris de se poser sur l’épaule gauche de Ta’imiti. La chemise du jeune homme glissant, le volatile voulut planter ses serres dans la chair mais, empêtrée dans une manœuvre périlleuse, ne réussit qu’à faire plus encore glisser le tissu. La lézarde abandonna, non sans un couinement indigné et préféra se draper dans ses ailes, posée sur la table, sous le regard goguenard des deux autres.

— Qu’est-ce que c’est ?

Sans réfléchir aux conséquences, Harmony tendit le doigt pour désigner la marque encrée sous la peau de l’ondin. Un motif inconnu, semblable aux traditionnels tatouages de leur peuple, ornait l’épaule. Celui-ci, elle ne l’avait jamais vu. Donc il aiguillait forcément sa curiosité. Quoique… Athelstan aurait davantage pus l’éclairer, mais il lui semblait tout de même l’avoir déjà vu quelque part, tout en ayant oublié la signification. L’innocence de sa question se mua alors en flamme éclairant son regard. Elle murmura, presque pour elle-même :

— Je l’ai déjà vu quelque part…

C'était en procession que revenait la chevalière Thrawnen, annoncée par ses lézards écuyers, brandissant l’imposante relique, avec Xòchitl et Ta’imiti comme assistants vigilants. Le tout semblait un pantomime des cortèges, plus officiels, que mettaient quelquefois en scène les plus nobles ou bourgeoises familles pour faire montre de leur importance. Moquait-elle sciemment ceux de son rang qui voyaient dans ces processions le sacré, ou reproduisait-elle sans y prendre trop gare ces mœurs souvent observées ? S'il était bien malavisé d'envisager ce que la demoiselle avait à l'esprit, ses moindres gestes ne laissait en revanche aucun doute sur sa vénération de l'incunable.
Installé sur la table d'étude, le grimoire semblait plus imposant alors que les clous de sa reliure tintèrent au contact du bois ancien. La lumière des bougies dévoila alors de son cuir les secrets sculptés, semblable à une stèle antique. La poussière s'échappa en volutes lorsque, soufflant avec révérence, Harmony entreprit de révéler le secret de ces pages. Chaque feuillet était de parchemin vieilli par les ans, qui craquait paresseusement à mesure que l’on en dévoilait le contenu. Sur chacune était tout l'art expert des copistes les plus illustres. D'encre étaient faits mille et un récits, lettres minuscules regroupées en trames compactes telles autant de toiles emprisonnant les mystères par le lecteur recherchés. Et partout était or, argent et pigments précieux, qui peignaient sur les pages paysages et légendes, créatures merveilleuses et portraits travaillés. Parmi ces derniers, sept avaient une importance toute particulière, tel qu'en témoignait le soin porté à leurs traits. Ceux-là, Harmony les découvrit avec un cri de victoire.
Car à mesure que la chevalière avait présenté et parcouru le Livre bleu du Màr Luimë, son visage s'était illuminé encore et encore, et elle rayonnait désormais tout à fait. A chaque page qui se tournait, elle paraissait plus semblable à ces portraits aux couleurs vives, enveloppée d'une envoûtante aura de feuille d'or. Si elle l'avait pu, la demoiselle aurait plongé sur le parchemin rejoindre les Sept immortalisés. Elle dévorait du regard chaque lettrine, chaque couleur, chaque tracé de plumes antiques, là où l'apprenti tentait avec difficulté de saisir dans les figures des enluminures quelques symboles et allégories hermétiques qui auraient été utiles à son devoir.

L'attention de Ta'imiti, déjà limitée pour ce genre d'ouvrages, fut cependant malmenée par la curiosité et la maladresse d'une lézarde. Elle épiait le lourd volume par-dessus l'épaule de l'ondin lorsque, tendant le cou plus loin qu'elle ne l'aurait dû, elle bascula vers le bois de la table, emportant dans sa chute la chemise du jeune homme. Mais à peine l'écailleuse avait-elle quitté son épaule désormais à nue que s'y précipitait sa maîtresse, la curiosité toujours emplissant son regard. Sans avertissement, elle parcourait déjà du doigt les lignes d'argent qui parcouraient son épaule. Avec une infinie précaution, elle explorait les courbes ivoirines des récits cachés dans sa peau d’ondin. Et, quand bien même il avait déjà connu la caresse d'une femme, l’aspirant ne s'était jamais senti aussi nu que lorsqu'il l'entendit murmurer :

« Je l'ai déjà vu quelque part... »

Déstabilisé par l’assaut de l'érudite chevalière, il recula d'un pas maladroit. Il couvrit avec précipitation son épaule, sous les regards intrigués des lézards qui avaient pris possession de la table d'étude. Peu lui importait sur l'instant que son geste ait pu être interprété à tort comme une crainte de cette intimité soudaine, car tout son esprit était occupé par une unique question : comment ?
Toute ondine qu'était Harmony, elle était tol oréanéenne. Comment pouvait-elle connaître ce secret yssien ?
Toute ondine qu'était Harmony, elle ne portait qu'un simple tatouage personnel. Comment pouvait-elle connaître un héritage d'une famille si discrète ?
Seuls ceux qui portaient la marque connaissaient son nom, et son sens. Elle n'était guère montrée que lors de rites familiaux, et même là jamais expliquée. Ces tatouages étaient pour son peuple tant à la fois revendication de son identité et secret des plus intimes.

« La marque du guerrier triste, laissa-t-il échapper, troublé. Comment ? »

Les Roimata'toa eux-même n’avaient gardé la mémoire que de son nom, de son tracé. Sa signification complète s’était perdue tout à fait.

« J'en doute... Comment pourrais-tu ? C' est la marque de ma famille, de mes ancêtres. Et les miens sont à Ys. »

Il tacha de se ressaisir avant de continuer, sa voix reprenant peu à peu quel qu’assurance.

« Tu ne pourrais pas l'avoir vue. Pas à Tol Orëa », conclut-il en secouant la tête.

Xòchitl avait fait mine de se désintéresser des sans-écailles et de leurs préoccupations, mais son esprit rôdait encore à la lisière de celui de sa Liée. Alors qu’elle arpentait quelques rayonnages, le pas léger et sautillant, l’œil brillant de malice à l’idée des mauvais tours qu’elle pourrait jouer, un tiraillement familier la retint. Son cœur se serra, non de crainte ou de chagrin, mais de curiosité. Harmony se montrai curieuse envers tout ce qui existait en ce monde, mais la sentir si près de valser au bord de l’abîme la cloua sur place. Harmony Thrawnen n’aimait pas qu’on lui affirme qu’elle avait tort, ou qu’elle fabulait. Sa mémoire était peut-être imparfaite, contrairement à celle de son frère, mais elle demeurait bien remplie. Petite, la cadette des Thrawnen s’était évertuée à suivre des exercices de mémorisation, pour canaliser sa fougue et son attention. L’époque n’était pas si lointaine, aussi se souvenait-elle parfaitement du sentiment irritant d’être jugée plus sotte qu’elle ne l’était en réalité. La Verte l’imaginait se redresser de toute sa – petite – hauteur et froncer le nez, en tâchant de se montrer digne. Elle imaginait également le trouble de l'Aspirant. Harmony n'avait sans doute pas voulu le toucher, mais son geste avait été si vif...

Un sourire aux lèvres, la dragonne opéra un demi-tour et s’embusqua dans une alcôve, pour observer la danse de l’Albatros et de la Sirène.

— Tout héritage du Don a pour source la Terre de l’Aube, récita l’ondine d’un ton plus docte qu’elle ne l’aurait voulu.

Elle se reprit, fronçant les sourcils et prit le temps de réajuster une mèche blonde derrière son oreille légèrement pointue pour se redonner contenance. Le souvenir de ses précepteurs, si obtus et imbus d’eux-mêmes, refit surface. Elle chasse résolument cette image. Elle s’interdisait de leur ressembler. Jamais elle ne serait comme eux, un bréviaire prenant la poussière et plus édité depuis longtemps.

— L’un de tes ancêtres était forcément un Seigneur Dragon, poursuivit-elle d’une voix plus mesurée. Or, le berceau de leur nation était ici, sur Tol Orëa. Cette marque est ton héritage, et elle est très ancienne. Je sais que je l’ai déjà vue quelque part, ici-même, dans la Flèche du Cadastre…

Elle l’affirmait avec tout l’aplomb imaginable. Le regard d’Harmony se perdit quelques instants sur un horizon lointain, avant de se focaliser à nouveau sur Ta’imiti. Son cœur battait la chamade. Elle venait de retrouver le fil qui pouvait la mener aux réponses. Dans son esprit se traçait un chemin sinueux, de connexions logiques en classement des sections des archives, tant mental que physique. Une voie qui lui apparaissait de plus en plus nette, porteuse d’espérance. Un nom débloqua la porte et, soudain, elle sut où elle devait aller. Un large sourire fleurit sur son visage poupin.

— La marque du guerrier triste ? Nous ne l’appelons pas ainsi en Tol Orëa.

La musique, du vent et des voiles, naquit sur ses lèvres. Et dans ses yeux voguaient des flots agités de milles espoirs.

— C’est la rune de la Tempestaire.

Pour un peu, elle en aurait bondi de joie. Qu’elle aimait les nouvelles découvertes ! Elle reprenait son rôle d’exploratrice, traçant les lignes de continents inédits, de terres de légendes et de souvenirs… Au-delà de la mémoire des vivants, au-delà des vestiges des morts. Elle savait où trouver les réponses.

— Viens !

Tirant la manche de l’Aspirant, elle se faufila entre deux hautes étagères, si vertigineuses qu’elles assombrissaient l’éclat du dôme marin au-dessus de l’édifice. Elle parvint à un mur, où les pierres bien que lisses et blanches comme de la nacre sculptée par magie, portaient quelques traces d’usure. Il n’y avait personne dans cette section de la bibliothèque. Le silence régnait, presque attentif à la solennité de l’instant. Là, sur quelques-uns de ces blocs taillés, apparaissaient en filigranes un ancien langage. Des souvenirs gravés dans la pierre par les premiers habitants du Màr Luimë. Peu d’Engloutis comprenaient ce dialecte, mais ce n’était pas leur sens qui intéressait Harmony en premier lieu. La rune de la Valherue trônait, discrète et pourtant bien visible, au milieu de la litanie inconnue.

— C’est l’une des rares runes valherues que je sache identifier, souffla la Chevalière Verte à voix basse. Il s’agit de la langue des premiers Seigneurs Dragons et rares sont ceux qui la déchiffrent aujourd’hui.

Elle s’agenouilla devant le mur, les yeux rivés sur la marque et en suivit les contours d’un doigt empli de révérence.

— Je ne sais pas ce qu’est la Tempestaire, ni s’il s’agit d’une personne. Il y a sûrement d’autres réponses qui nous attendent, ici ou dans le Màr. L’oubli les menace depuis si longtemps… Nous devons partir à leur recherche. N’est-ce pas ? ajouta-t-elle en levant un regard éperdu sur Ta’imiti.

Les affirmations mal assurées de l'ondin ne se heurtèrent bientôt qu'à plus de certitudes hésitantes. Pour se donner la contenance qui manquait à ses mots, peut-être, la jeune femme sembla un instant renier sa jeunesse curieuse et adopter le ton infatué des savants. Elle récitait en cet instant plus qu'elle ne réfléchissait, et son vis-à-vis s'eut agacé de la leçon si elle ne s'en était rapidement aperçu par elle-même. A travers son propre trouble, il lui semblait deviner dans ces grands yeux expressifs le flot des pensées de la demoiselle. Sa mer intérieure s'était faite glacis un instant, sur dogme arrêté, mais déjà reprenaient les courants tumultueux des idées nombreuses. Il connaissait son regard pour l'avoir si souvent partagé : c’était les yeux qu'il posait sur les vagues sauvages pour y trouver un passage, sur l'horizon pour y apercevoir une destination.

« Le guerrier triste, oui. Roimata’toa en yssien, commença l'aspirant pour aider la bibliothécaire dans sa réflexion, mais je doute de la traduction dans… »

Il fut interrompu lorsqu'un éclat de mémoire revint à l'ondine :

« C'est la rune de la Tempestaire. »

La réaction de Ta'imiti fut aussi immédiate qu'inattendue. Il s’'élança en avant, effarouchant les lézards de feu, pour plaquer sa paume sur les lèvres de la jeune femme. La panique se lisait dans ses yeux couleur de ciel.

« Ne prononce pas ce mot, par Ouranos !, s'écria-t-il, la voix sévère. Ne sais-tu pas que nommer les faiseurs de tempêtes attire Sa colère ?! »

La peur de l'ondin semblait sincère. Près d'une minute il attendit, l'oreille tendue, avant de libérer Harmony du silence imposé. Il était difficile d'entendre ici-bas le chant des cieux, mais l'ire du Père céleste ne semblait pas couver dans les nuées. Les marins étaient pétris de superstition, lui compris, et le Don n'avait fait qu’attiser en lui respect et crainte envers les dieux des cieux et des mers, entre les mains desquels il avait si souvent confié sa vie.
Mais déjà sa comparse l'entraînait vers des recoins plus reculés de la Tour. Plus silencieux, déserts. Plus anciens aussi, tout de pierre blanche pavés, par le temps polie. Dans le secret des fresques ignorées étaient dissimulées des courbes discrètes, et pourtant si chargées d'histoire. Il aurait lui-même pu les voir sans les remarquer, les prenant pour quelques discrètes décorations, esthétique géométrie ou formes cabalistiques pour un public d'initiés. Ce n'est que parce que son érudite amie les désigna comme telles qu'il y reconnut des écritures. Erhali lui avait appris beaucoup sur les valherus, leur histoire et leur hubris, mais il n'avait pas mentionné leur langage. Peut-être savait-il que l'aspirant peinait déjà assez à écrire la langue courante…
Il se signa à nouveau lorsque fut prononcé le nom honni, mais force était de constater qu'Harmony disait vrai. Les formes enchâssées dans la pierre du Màr Luimë et dans sa propre peau partageaient les mêmes contours.

« C'est impossible, murmura-t-il en parcourant la rune du bout des doigts, ça ne peut pas être là. »

Il se ressaisit, et honte et colère prirent place où était l'incrédulité.

« Ça doit signifier autre chose ! Pitié, fais que ce soit autre chose ! Est-ce que tu es sûre que c'est ce que ça veut dire, implora-t-il. Les faiseurs de tempêtes sont des démons, je ne peux pas croire que celui que les miens louent depuis des générations soit de cette espèce ! »

Puis, réalisant comme ses paroles décousues devaient être confuses pour de l'ondine, Ta'imiti s'expliqua :

« Pardon, confia-t-il après un moment et une longue inspiration. Vous n'avez pas l'air de connaître ce nom par ici... Les tempestaires — il se signa par deux fois... Ce sont des mages noirs, les plus terribles parmi les légendes d'Ys. Ils sont rares, c'est heureux, mais chacun a jeté la mort et la destruction sur son époque : des naufrages par centaines, des récoltes ruinées par la grêle, des villages soufflés et des cités englouties. Ça a été des rois, des pirates, des guerriers, mais toujours des tyrans. Et toujours le même pouvoir : invoquer les tempêtes et les lancer vers ceux qui leur résistent.
« C'est pour ça que ce nom est maudit à Ys. On dit que les nommer hâte l'avènement du prochain mage noir... Et maintenant, tu me dis qu'ils viennent d'ici et que je suis de leur sang ? Je souhaiterais que tu ais tort... »

Mais si cette révélation portait un lourd héritage, il amenait un regard nouveau sur les interrogations qui taraudaient Ta'imiti depuis quelque temps. Il se demandait si sa place était ici ou à Ys, s'il était voyageur ou l'un de ces mages chevaucheurs de dragons.

Ses doigts parcouraient encore la forme de la rune dans le marbre.
Il avait sous les yeux la preuve.

Le guerrier triste était tol oreänéen.

La Tempestaire était yssienne.

La réaction paniquée de Ta’imiti n’avait pas échappé aux deux Liées. Si Harmony la relégua dans l’ombre de ses trésors de patience, Xòchitl pour sa part sentit sa forme humanoïde se fissurer sous l’émotion. De tels gestes n’étaient pas incongrus face à l’innocent enthousiasme de l’érudition, mais il se paraît parfois des couleurs sombres du mépris et de la violence. L’appétit de certains mortels pour l’ignorance et les creuses certitudes faisaient autant horreur à la Verte qu’à son ondine. Cette dernière semblait avoir fait la paix avec ses souvenirs, mais la dragonne en revanche n’oubliait pas. Dans la mémoire de sa sœur d’âme subsistaient encore ces fragments épars entachés par la cruauté d’autrui. Des cris, des coups, des malédictions. On jugeait son esprit faible ou fou, sans comprendre qu’il empruntait simplement un autre chemin que le leur. La Verte n’en parlait jamais. Mais peut-être aimait-elle tant tourmenter les bipèdes, pour mieux appliquer sa vengeance vis-à-vis des mauvais traitements sur sa Liée. Ou peut-être pas.

Harmony s’était assise sur ses talons, agenouillée face à l’Aspirant, respirant sa peur comme un parfum entêtant. Si elle comprenait ses propos, car elle avait connaissance de nombres de légendes du Rhaëg – dont celles rapportées par son oncle, elle ne saisissait pas sa réaction. Sa langue passa délicatement sur ses lèvres, là où l’ondin l’avait touchée pour la faire taire.

Le mythe de la Tempestaire arborait soudain un visage. Et la fresque que dépeignait Ta’imiti envahissait l’espace reclus de ce petit coin de la bibliothèque, charriant des scènes de dévastation superbe et de chaos effroyable. Harmony patienta, ses yeux d’un bleu tranquille posés sur le conteur, le temps que l’histoire se déroule. Sa tunique se soulevait d’amples mouvements, de profondes inspirations qui peu à peu s’emballaient. Ce n’était pas tant le récit en lui-même qui faisait battre son cœur plus vite, que l’émotion qui transparaissait dans les mots de l’ondin. La Sirène écoutait le chant de l’Albatros, renversant les rôles, et celui-ci la guidait vers des mers furieuses et voraces, avides d’engloutir la vérité. Car toute légende possédait sa part de vérité.

— Dans certaines contrées du Ssyl’Shar, on raconte que des bêtes immenses dorment sous le sable. Si par malheur, un voyageur vient à les réveiller, leur fureur déclenche les pires tempêtes que le monde connaisse. Tornades de feu, gouffre dissimulé sous les sables prêts à vous avaler tout entier, souffle de soufre et de putréfaction. On dit que leur gueule est une porte menant à l’enfer brûlant des geôles d’Isashani. Et que leurs ailes peuvent masquer le soleil pendant des jours.

Émergeant de la pénombre, la menue silhouette de Xòchitl apparut sur le seuil de leur conciliabule. Son sourire plein de petites dents aiguisées, blanches comme l’os ; ses pupilles fendues ; ses doigts anormalement étirés d’ongles noirs semblables à des serres. L’illusion se craquelait de toutes parts. Elle retournerait bientôt jouer dans les nuées, puisque Flarmya ne lui permettait pas de s’amuser plus longtemps aux dépends des sans-écailles. Sous ses airs de chat malicieux, un éclat froid hantait ses prunelles à la couleur mouvante.

— Cela ne te rappelle rien ?

Car sa voix devenait trop sèche et rauque, et parce que les mots blessaient cette enveloppe factice, elle acheva sa tirade par un trait télépathique, forgé dans une désillusion qui lui était peu coutumière, directement envoyé dans l’esprit de Ta’imiti.

° Dans certaines régions du monde, mes semblables sont des démons. Leur apparition est synonyme de mort et de destruction. Qui a écrit cette histoire ? Le conteur a-t-il demandé à un dragon ce qu’il en pensait avant de propager cette légende ? °

— Je comprends ce que tu veux dire, renchérit Harmony d’une voix douce.

Lorsque la Chevalière observait son frère procéder à des expériences, tester sa posologie sur une souris ou lui faire part de ses éclairs de génie, elle ne posait guère de questions. Elle acceptait que son aîné pense différemment, qu’il expérimente par lui-même, qu’il repousse sans cesse les limites de ce qui était connu. Il ne s’embarrassait pas du bien ou du mal. Dans l’espace clos de son laboratoire, l’expérience n’avait de valeur que pour lui. Le résultat pouvait ensuite être interprété. Et c’était souvent là que les choses se compliquaient. Une idée mal utilisée pouvait devenir désastreuse. Un instrument mal accordé générait une cacophonie. Un outil bien conçu employé pour blesser autrui ne faisait que ce qu’on lui ordonnait de faire, car il ne possédait pas de volonté propre.

— Il existe un fléau pire que l’oubli pour les livres, sais-tu ? Les mauvaises traductions.

Harmony se penchait vers l’Aspirant en chuchotant, avec des airs de conspiratrice. Comme s’ils partageaient dorénavant plus d’un secret.

— Et une arme mal employée ne fera que blesser son porteur plutôt que de le protéger. En Tol Orëa, nous aimons la magie. Et les Valherus, avant nous, aimaient le pouvoir. Ni l’un ni l’autre ne sont bons ou mauvais. Un jour, j’ai vu un aéromancien aider à décharger des cargaisons par la seule force de sa pensée et des vents qu’il maîtrisait. Le lendemain, il y a eu un accident… Trois personnes ont été blessées, et l’aéromancien était mort. Il s’était enivré et ses pouvoirs lui avaient échappé… Comprends-tu ?

Elle se retourna pour effleurer la rune, d’un geste presque empreint d’amour. Il existait tant de mystères dans ce monde qu’elle n’aurait pas assez d’une vie pour tous les découvrir. Avec l’aide de Ta’imiti, elle pouvait peut-être, à minima, redonné un sens à cette Tempestaire et la remettre en lumière.

— Si Elle a été touchée par Ouranos et Mystra, Elle a peut-être laissé sa marque ici pour qu’on se souvienne autrement d’Elle.

Les monstres sont ce qu’on fait d’eux, disait son oncle Bartholomew. Peut-être n'avait-il pas tort.

Tout accaparé par sa propre confusion, partagé pas des sentiments turbulents, Ta'imiti ne prêta d'abord que peu d'attention au trouble apparent de la chevalière. Son approche soudaine et l'émotion de sa voix étaient témoignage de sa panique, bien réelle, mais avait également forte influence sur elle. Ce ne fut que l'irruption de la verte qui l'amena réellement à leur prêter à nouveau attention.
Curieux couple que celui-ci, aurait-il pensé en d'autres circonstances. Xòchitl se faisait aussi menaçante qu'était douce sa liée... Face à lui, Harmony se tenait à genoux, soudain si fragile d'apparence. Sa respiration était profonde et son regard intense, et elle semblait absorbée tout à fait par les mots de l'ondin. L'aspirant, soudain, craignit de l'avoir entraîné à suite dans une panique superstitieuse. Et pourtant, il restait comme hypnotisé par la vision de cette créature, esprit si pur, qui ainsi s'abandonnait aux légendes d'ailleurs, vivant le souffle court chaque rebondissement et envolée narrative.
En contraste, sa liée se faisait aussi vindicative que contemplative était l'ondine. L'aspirant avait vu bien des dragons changer de forme, mais jamais encore n'avait-il assisté à métamorphose inachevée, guidée par colère plutôt que volonté. Ses yeux brillaient d'un feu glaçant. Dans sa bouche si fine elle aurait pu engloutir un homme. Ses mains d'enfant pouvaient sans mal déchirer gorges et entrailles. Et pourtant, c'était bien dans la froide colère de ses paroles qu'était la part la plus terrifiante de son être en cet instant. Il y avait dans ses mots douleur et fureur, rancune et menace. Contre qui était dirigé ce désir de vengeance, Ta'imiti l'ignorait, mais il y devinait, et dans l'interruption qu'ajouta Harmony, une histoire difficile pour elles deux.

« Comprends-tu ?

- Je ne suis pas sûr, hésita l'ondin, mais je crois voir ce que vous voulez dire toutes les deux. La réalité fut peut-être moins sombre que ce que disent les légendes… »

Ces mots laissaient une sensation inconfortable dans sa gorge. Il peinait à y croire, bien plus qu'il n'oserait l'admettre face à tant de douceur et de colère. Toute sa vie avait-il entendu ces légendes, et tout son être était pétri du respect - fort justifié pour qui veut survivre en mer - que l'on devait à Ouranos. Les tempestaires d'antant avaient détourné les pouvoirs du roi des cieux pour asseoir leur propre domination sur les hommes. Cette seigneur dragon n'était-elle pas la première, et donc potentiellement la pire, d'entre eux ? Mais comme l'avait souligné la verte, ces mêmes légendes disaient disparus les grands dragons de sous les cieux...

« Les valherus aimaient le pouvoir, tu l'as dit, hésita-t-il, et il ont été punis pour avoir défié les dieux. Comment savoir qu'elle n'était pas de ceux-là, encore pire que les hommes qui ont marqué Ys plus tard avec le même nom ? »

En vérité, c'était davantage la véracité de sa légende familiale qui préoccupait Ta'imiti en cet instant. Que les tempestaires, celle-ci en particulier, fussent ou non des tyrans n'était que secondaire. Il portait encré dans sa peau une histoire d'héroïsme et de bonté, comme son père avant lui, et le père de son père, et ainsi en était-il depuis au-delà de la mémoire des îles. Ils avaient loué ce souvenir et marché dans les traces de cet ancêtre pour se montrer dignes d'un héritage qu'il découvrait aujourd'hui bien différent. S'étaient-ils tous fourvoyés ? Il ne savait plus si coulait dans ses veines le sang noble d'un guerrier au cœur bon ou le poison d'une mage tyrannique.

« Est-ce qu'elle n'a laissé qu'un demi-souvenir ambigu ? Ou est-ce qu'il y a d'autres traces d'elle ici ? »

Derrière le doute, il y avait de la honte dans le regard de l'ondin. Celle de toute sa lignée qui regrettait avoir, peut-être, perpétué un mensonge.

« J'ai... Sa voix se brisait presque dans sa gorge. Je dois savoir ce qu'elle était. S'il te plaît. »

Harmony s’émerveillait du trouble que ressentait son compagnon d’aventure. L’émotion était porteuse de sens, générait l’envie, le besoin de quitter le sage sentier battu vers l’inconnu. Un signe avant-coureur d’une quête du savoir comme jamais elle n’en avait vécu. Elle se battrait jusqu’au dernier souffle pour espérer aboutir à sa résolution. L’assouvissement de sa curiosité faisait partie de ses moteurs, comme le vent soufflant dans les voiles d’un sloop léger voguant sur des mers inexplorées. En cela, elle ressemblait beaucoup à son frère. Athelstan et elle aimaient tant le savoir qu’ils s’en gorgeaient jusqu’à la lie. Cependant, là où son aîné en faisait l’instrument de ses recherches et une arme de rhétorique qu’il maniait avec une redoutable parcimonie, sa sœur n’aimait rien tant qu’amasser les connaissances pour le plaisir d’en posséder toujours plus et de les partager à quiconque lui accorderait un regard ou un instant d’attention.

— Je l’ignore, chantonna la Chevalière, les yeux brillant d’une flamme nouvelle. Il y a encore tant de mystères en ce monde !

Elle prit la main de Ta’imiti dans les siennes, et pressa légèrement ses doigts. L’Albatros et la Sirène, l’apprenti et le fantôme, le marin et l’archiviste. Ils formeraient un duo magnifique, dont les poètes conteraient les aventures pour les siècles à venir. Leur histoire ne faisait que commencer.

— Mais nous chercherons ensemble. Elle n’a pas pu disparaître sans laisser de traces. Les Valherus, même les plus discrets, se nourrissaient de la gloire et étaient les amants de la renommée. Nous trouverons. Je te le promets.

Aujourd’hui, Ta’imiti représentait le héraut d’une folle épopée qui les conduirait peut-être à l’autre bout du Rhaëg. Harmony se retenait difficilement de trépigner sur place. La dernière question de son nouvel ami ressemblait à un aveu, contenant la promesse d’un voyage inédit. Le feu de l’aventure courait dans les veines de la cartographe, laquelle n’avait plus pris la voie des airs en dehors du Màr depuis plusieurs mois – de trop longs mois, faute d’avoir une commande de la part des autorités. Enfin, sa porte de sortie apparaissait. Son amour pour la Flèche du Cadastre avait beau être immense et sans condition, le monde extérieur lui manquait. Elle était une âme vagabonde, qui se flétrissait sous le dôme si ses ailes ne se déployaient pas régulièrement. Xòchitl aurait été du même avis, si elle avait été encore là.

La Verte s’était éclipsée après son éclat. Reprenant son sang-froid, chassant les cauchemars qui rongeaient sa psyché, elle quitta les archives d’un pas leste et sautillant. Revenue sur les pavés blancs de la cité, elle leva des yeux presque humains sur le vaste dôme scintillant d’azur et d’argent qui trônait loin au-dessus d’elle. La dragonne sentait frémir la magie des illusions autour de ses membres, pareille à une force prête à la tordre et la broyer pour laisser éclater sa forme originelle. La Verte aimait beaucoup prendre son apparence bipède, mais elle ne tiendrait plus très longtemps. Elle bondit, tel un chat sauvage, à l’écart des passants et se métamorphosa en la souple dragonne aux écailles d’un tendre vert de printemps. En quelques coups d’ailes, elle prit son envol vers le toit de son Kaerl.

Sous ce ciel de verre et de magie, elle virevolta avec insouciance, jouant avec les bancs de poissons et les quelques dauphins curieux qui apparaissaient derrière la paroi transparente. Ses humeurs changeaient plus vite que la marée. Alors que la joie et la malice faisaient à nouveau battre son cœur, elle songea à la quête qui démarrait. Sa Liée se lançait dans une aventure périlleuse. Chercher les traces des Valherus était souvent synonyme de désillusion, parfois de duperie, plus rarement de mort. Les anciens maîtres suprêmes de Tol Orëa avaient été tout autant des démiurges savants et éclairés, que des monstres prompts au mensonge et avides de pouvoir. Des prédateurs qui s’étaient crus tout-puissants. Xòchitl ne ferait pas leur procès. Elle se moquait éperdument de ces vieilles choses poussiéreuses. Ils étaient morts. Tant pis pour eux !

Si les livres ne se montraient d’aucun secours pour Harmony, il fallait peut-être chercher du côté des vivants. Quelqu’un qui avait connu les fondateurs du Màr Luimë, et peut-être même qui avait côtoyé les derniers Valherus ayant vécus ici. Un étrange pressentiment perça le cœur de la Verte. Xòchitl était une Fille de Flarmya. Elle ne craignait pas grand-chose, mais l’être auquel elle pensait confinait à un respect proche du sacré.

L’hésitation fut infime, quoique bien réelle. La Verte fila en direction du Temple de Flarmya, où elle trompeta sans vergogne. Elle réitéra son manège devant l’arche d’entrée de la Galerie des Miroirs, puis sur le seuil de la Sphère de Naissance. Aux habitants et dragons qui la sommaient de lui expliquer ce grabuge, elle répliquait par une pirouette et s’envolait. Elle s’enfonça dans les rues basses de la citadelle, rasant les toits, planant sur quelques centaines de mètres avant de toucher terre. Sous ses pattes, si elle se concentrait suffisamment, elle pouvait imaginer sentir la légère vibration du nexus qui alimentait la magie de son Màr. Un gigantesque cœur pulsant depuis les abysses. Là, plus tonitruante que jamais, elle appela, avec toute l’insolence et l’enthousiasme dont elle était capable.
Elle appelait la Gardienne.