[RP] Perspective paradoxale

Malgré les réticences de son Lié – Kshitij était le frère de Rakesh et si Llyr ne pouvait ni affirmer ni nier qu'il leur arrivait de converser, Nagendra, lui, aurait parié que la Blanche n’était pas du genre à s’embarrasser d’une famille qu’elle n’avait pas choisi et, de toute façon, qui aurait souhaité la fréquenter de son plein gré ? – Nagendra avait continué à quérir les services du Chevalier Izotz aussi longtemps qu’avait duré sa mission auprès de Martel Dehlekna.

La première raison de ce choix était que l’Humain n’aimait pas se disperser. La seconde était plus personnelle.

Peu de temps après leurs premières entrevues, et après avoir réglé la question de la discrétion du guérisseur, Nagendra avait laissé entendre que, grâce à son statut de Verseur de Sang, il lui était facile de se rendre dans n’importe quel endroit de Rhaëg et d’en rapporter des objets capables d’éveiller l’intérêt du taiseux Neishaan. L’accord semblait plutôt équitable – en tout cas, Nagendra ne se plaignait pas de ces « missions » supplémentaires. Il aimait parcourir le monde, et il aimait particulièrement le parcourir sans avoir ses camarades de Décurie sur le dos. En dépit de tout le respect qu’il avait pour Maître Narses, ses critères de sélection étaient assez éloignés de ses propres valeurs et il était évident qu’il n’aurait jamais été choisi si Aodren del Hendrake n’en avait pas décidé autrement.

Ainsi, Llyr et Nagendra avaient volé jusqu’à la lointaine et quasi-mythique cité d’Ablah, suspendue aux plus hauts sommets du Nord. Le Chevalier s’était introduit dans l’une des bibliothèques et avait emprunté quelques ouvrages explorant des thématiques qu’il imaginait intéresser le Neishaan – maladies indigènes, anatomie, et autres traités d’herboristerie – pour ensuite les lui échanger au compte-gouttes. Une autre fois, ce fut un célèbre vin de Xánthi dont le prix véritable valait bien quelques hématomes supplémentaires – voire un membre en moins – mais que Nagendra avait obtenu gracieusement pour service rendu. Cela, le Chevalier Izotz n’avait pas besoin de le savoir et, de toute manière, il ne posait jamais de question.

Et puis, des quatre coins du monde, il avait ramené des épices, des plantes qui pour une raison inconnue ne souhaitaient pousser que dans les endroits les plus inaccessibles, des cornes, griffes ou dents de créatures diverses…

Nagendra s’arrangeait généralement pour faire parvenir ces paiements de la manière la plus discrète possible mais, aujourd’hui, le contexte était différent. L’objet que l’Humain avait dans la main était le dernier, celui qui clôturerait sa dette, et il souhaitait profiter de l’occasion pour remercier personnellement le guérisseur à la fois pour son efficacité (qui lui avait évité, pour un temps du moins, de soulever trop de questions) mais aussi pour avoir honoré sa part du marché.

Llyr réprouvait l’idée, car il ne faisait aucunement confiance au Neishaan et craignait qu’il garde l'habitude d’exploiter son Lié. Foutaises : maintenant que le retour de Martel était connu de tous, Nagendra n’avait plus rien à craindre d’éventuels bavardages.

Alors, l’Humain avait donné rendez-vous au Chevalier Izotz à l’Observatoire, où il parcourait d’un doigt distrait les reliures poussiéreuses. L’étage était désert : probablement car c’était l’heure du dîner. Llyr rôdait en contrebas des Dôl Nàrë, bien décidé à profiter en solitaire de son repas. De son autre main, le Chevalier Bronze faisait tourner les éléments de bois et de métal ornant l’artefact, satisfait par le discret cliquetis du mécanisme dissimulé à l’intérieur.

C’était un cube, assez gros pour tenir dans la paume, plutôt lourd, élaboré quoique résolument primitif dans son aspect. Il l’avait trouvé au cœur de la forêt d’Aiguevieille, où il appartenait à une sorte de shaman ou de sorcier. De toute évidence, il devait s’agir d’un casse-tête antique, du genre qu’on ne trouvait plus nulle part, et Nagendra avait estimé qu’il constituerait une bonne monnaie d’échange. Mais, pour réussir à l’arracher des mains de cette tribu, eh bien… Il avait d’abord tenté de se soumettre à ses rituels. Et puis, lorsqu’il avait échoué, il n’avait pas eu d’autre choix que de s’en remettre à une méthode plus traditionnelle, vieille comme le monde et maintes fois éprouvée.

Cela n’avait aucune importance. Le guérisseur se fichait bien des procédés employés par Nagendra tant que celui-ci le payait.

Nagendra prit appui contre l’une des étagères, tournant l’objet pour mieux l’observer. Et pour patienter en attendant l’arrivée du Chevalier Brun, il entreprit, sans trop y penser, de résoudre l’énigme.

Le mutisme du Neishaan ne le dérangeait pas. À dire vrai, Nagendra préférait être celui qui dirigeait la conversation, en tout cas lorsqu’il avait des choses à dire. Le reste du temps, il savait apprécier à leur juste valeur les vertus du silence. Un léger sourire affable jouant avec les ombres creusant ses joues, le soldat s’écarta de l’étagère en poussant sur son épaule. Sa main tenant l’artefact disparut derrière son dos tandis que l’autre se serrait au niveau du cœur et qu’il inclinait le torse, son regard sautant du guérisseur à son Lié.

« Bonjour à vous. Merci d’être venus. » Même si la tentation d’étirer les politesses paraissait tout aussi amusante que sans conséquence, Nagendra préféra rapidement exposer les raisons pour lesquelles il avait décidé d’organiser ce rendez-vous : « Je souhaitais vous voir pour vous remercier en bonne et due forme. Votre aide m’a été précieuse. »

Son ton chaleureux se fichait bien des frimas enveloppant la silhouette immobile du Chevalier Brun. Xhäziel pourrait trouver tout cela dérisoire – il n’avait fait qu’honorer sa part du contrat – ou peut-être s’interrogerait-il sur l’utilité d’une telle perte de temps. Nagendra n’était loyal qu’à son éducation. Il n’accordait aucune importance aux désirs des uns et des autres, tout particulièrement lorsqu’ils n’allaient pas dans son sens.
Lentement, il s’approcha du Neishaan, laissant son sourire s’effacer au profit d’un air plus sérieux.

« Je crois vous devoir un dernier paiement avant que nous puissions chacun retourner à nos occupations. » Il leva le bras pour lui présenter l’objet. « J’ai trouvé ce casse-tête aux tréfonds de la forêt d’Aiguevieille. S’il n’est pas Valheru, il date probablement de l’époque – mais je laisserai aux érudits le soin de vous le confirmer s’il vous importe de le savoir. »

Lui-même n’avait pas eu envie d’attirer l’attention d’Oculus ou des Valheriens, aussi avait-il tenu à garder sa trouvaille secrète jusqu’au jour de l’échange. Toujours bien campé sur ses deux jambes, une lueur goguenarde étincela dans ses iris d’ambre.

« Néanmoins, je vous dois également des excuses. Il se peut que je l’aie résolu sans y penser pendant que je vous attendais. Il ne s’ouvre pas, cela dit. Peut-être y a-t-il plusieurs configurations. »

Sans grande cérémonie, en-dehors peut-être du mouvement de cape qui accompagna naturellement son geste, l’Humain tendit le cube en direction du guérisseur. À cet instant, il y eut un clic, presque inaudible. Il sembla à Nagendra que l’objet s’était soudain mis à vibrer dans sa paume mais il ne put jamais en avoir le cœur net car une intense douleur explosa sous son crâne.
Autour d’eux, les lumières de l’Observatoire s’éteignirent. Un souffle venu de nulle part fit s’envoler les quelques parchemins abandonnés épars sur les bureaux d’études. Le cube tomba au sol car la main qui le tenait encore quelques secondes auparavant n’était plus là.

Quand Nagendra retrouva ses esprits, il était plongé dans le noir, à moitié étalé par terre. Sa première pensée fut pour son Lié dont il entendait la voix, en échos brisés, appeler son nom.

° Llyr ?! °
° Je suis là, fillette. Que s’est-il passé ? Tu as comme disparu pendant quelques secondes. °

Le Chevalier retint un soupir de soulagement en percevant la présence du Bronze. Il ne s’agissait pas du même sortilège qu’à Qahra et cela conforta Nagendra dans l’idée que l’artefact et son mystérieux pouvoir n’étaient pas issus de la Magie Valherue. Il n’avait, semblait-il, pas d’effet sur le Lien. Bien. Cela signifiait qu’il n’était pas complètement coupé de l’extérieur. Au besoin, et s’il parvenait à convaincre son obstiné lézard, celui-ci serait en mesure d’aller chercher de l’aide.

Il se redressa prudemment. Avant de tendre les bras à l’aveuglette, l’Humain jugea plus judicieux d’attendre que son regard s’habitue aux ténèbres. Il n’éprouvait aucune douleur physique mais il se souvenait d'avoir eu un bref et puissant mal de crâne au moment de perdre connaissance. Il pouvait bouger sans aucun problème et sa respiration lui paraissait normale. Le poids familier de son épée, lui, avait disparu ; plus inquiétant encore, le poignard qu’il gardait toujours sur lui s’était également volatilisé. Nagendra n’appréciait vraiment pas qu’il existe la plus petite probabilité de ne jamais le retrouver – il tenait à ce poignard peut-être autant qu’à sa propre vie. Il musela son inquiétude, préférant poursuivre l’examen de sa personne en même temps qu’il répondait à Llyr.

° Je l’ignore encore. C’est certainement ce cube. ° Maintenant que ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, il pouvait plus ou moins déceler les contours du lieu. Seul le mur à sa droite était visible et se prolongeait dans l’obscurité jusqu’à disparaître. Le sol possédait une apparence exactement similaire. ° Rends-toi à l’Observatoire. Retrouve-moi, si tu le peux. Je vais faire le tour de cet endroit et voir si le guérisseur et son Lié sont ici. °

Nagendra souffla. Il avait pour principe de ne jamais se mêler aux histoires de magie. Il n’avait aucune affinité pour celle-ci, et lors des rares fois où il avait été forcé de s’y confronter, elle le lui avait bien rendu. L’Humain laissa ses doigts courir le long du mur pour en apprécier la texture : du bois, probablement le même que celui qui composait le casse-tête s’il choisissait de croire à l’idée qu’il s’était retrouvé, d’une manière ou d’une autre, transporté à l’intérieur. Une partie de lui espérait que le Neishaan avait échappé au phénomène, parce qu’il trouvait l’idée d'être pris au piège avec lui peu réjouissante ; l’autre craignait vaguement le sort qui l’attendait si le Chevalier Brun décidait d’emporter l’artefact dans ses appartements sans plus se soucier de ce qui avait bien pu arriver à Nagendra.

° Il ne fera rien du tout. ° gronda le Bronze, les crocs encore dégoulinant de sang frais tandis qu’il volait vers le Kaerl. L'Humain inclina obligeamment la tête. Il y avait à première vue un trop grand écart entre un Dragon et un bipède, mais s’il existait un moyen de le combler ou de le réduire, il songeait que Xhäziel était sans doute l’un des mieux placés pour le connaître. Il n’avait pas besoin d’en informer Llyr, au risque de le voir prendre les devants de la pire manière possible, aussi garda-t-il cette réflexion pour lui seul.

Parce qu’il n’avait pas réellement une grande diversité de choix ou de chemins à sa disposition, le Chevalier Bronze prit la décision de suivre le mur, dressant mentalement la liste de toutes les questions qui lui traversaient l’esprit.

HRP: