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 [RP] Élégie des Asphodèles

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Amaélis Eleicúran
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Amaélis Eleicúran


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MessageSujet: [RP] Élégie des Asphodèles   [RP] Élégie des Asphodèles Icon_minitimeSam 23 Fév 2019 - 23:02

Élégie des Asphodèles
Mystraku 918

« Je flotterai dans les limbes aux relents d’amarante
D’un petit jour où seules les âmes sont apparentes. »*



Quelques bougies éclairaient d’une lueur vacillante l’obscurité d’un long corridor bordé de statues. À mesure que celui-ci s’enfonçait sous la terre, les figures antiques se couvraient le visage de leurs mains de pierre. Était-ce pour ne pas contempler ce qui se cachait dans les entrailles du Monde, ou bien pour leur dissimuler la véritable nature, hideuse, de leurs traits ? Piété ou terreur ; rien d’autre que les deux faces d’une même pièce. Nul n’aurait su dire d’où venait la brise qui faisait trembler les maigres flammes accrochées aux parois humides, comme suspendues dans l’éther, si loin sous la surface. Mais qui aurait pu affirmer que la roche n’était pas vivante ? que les profondes expirations de Rhaëg ne peuplaient jamais les dédales sinueux creusés par les Hommes ? Du bout des doigts, Amaélis avait entendu les chants de ses ancêtres incrustés dans les bas-reliefs. Elle avait lu à travers leurs voix le souvenir de vieilles étoiles, au-dessus d’une plaine trempée de mercure et d’argent. Les souterrains étaient bien plus vivants, maintenant, qu’à l’époque où ils n’étaient pas encore morts – et la pierre, l’orichalque, vibraient d’une mémoire chaude. Chaque pore suintait le passé comme une plaie à vif, la lymphe.

Affalée au milieu des dalles recouvertes de tracés étranges et hésitants, la Neishaane traînait ses mains maculées d’encre le long de ses bras dénudés, l’éclat distant de ses iris noyés dans une mer de brume que soulevait le vent des âges. Ses lèvres s’entrouvraient sur un murmure inaudible, laissant au soin de son haleine d’inscrire dans le silence la courbe de ses mots. Derrière elle, nichée dans une alcôve peu profonde, l’Airain Ithildin dormait. Amaélis, elle, croyait n’être jamais sortie du sommeil.

Les premières nuits avaient été les plus difficiles – car c’était quand elle fermait les yeux que débutait ce qu’elle avait appelé l’autre vie. Là-bas, sous les rayons d’astres immuables, elle se découvrait divine, apte à faire ployer les esprits et les éléments sous la pression de sa paume d’albâtre. Là-bas, aussi, elle errait, vide et le ventre ouvert, à la recherche de sens. Et quand elle s’éveillait, dans ce corps dont elle avait à peine conscience tant il était insignifiant, l’azur lui paraissait terriblement terne en comparaison de ce qu’elle vivait ailleurs, ou autrefois. Nimbée par la clarté diffuse du Màr Maudit, à de nombreuses reprises, Ithildin avait cru voir l’ombre de sa Liée prendre la forme de Grimhilde. Pour échapper à sa présence, la Maîtresse déchue s’était alors enveloppée dans les vapeurs d’opium, avec lesquelles elle avait érigé un mur. Ainsi, elle avait pu plonger dans les abysses sans craindre d’y perdre plus qu’elle-même, et parcourir librement les ruines austères façonnées par son sang. Il lui avait fallu quelques Lunes avant de se rappeler la raison de son errance en ce pays banni du Temps.

° Lam’. Je n’ai pas réussi à trouver sa sépulture. Elle ne t’a pas montré où elle était morte. °

Interrompant un instant sa transe, Amaélis tourna doucement le visage vers l’endroit où sa Liée demeurait immobile, dans une obscurité luisante de reflets d’opale et de braises. Elle ferma les yeux tandis que sa mémoire emplissait ses poumons d’une fervente odeur de mûres, et que la caresse mystérieuse de lèvres éthérées venait écorcher les siennes. Ce qui n’avait été qu’une souffrance de plus s’était muée en obsession depuis que l’esprit de Grimhilde avait soulevé les voiles de savoirs proscrits. L’évidence était apparue à la Neishaane, aussi clairement qu’une lame plantée dans sa chair : il lui fallait achever ce qu’avaient entrepris ses aïeules avant elle. Pour quelle autre raison aurait-elle été menée ici ? Elle devait honorer, aussi, la promesse faite à Lam’, des années plus tôt – elle la retrouverait. Elle la ramènerait, ou bien serait envoyée auprès d’elle par le courroux des Dieux. De Grimhilde à Ithildin, toutes ces destinées, toutes ces vies semblaient la mener au même point ; leur héritage était maudit par l’amour. Celui d’un enfant à qui on arracha la mère. Celui, brûlant, dévorant, qui naît du déchirement de l’absence ou simplement de sa crainte.

° M’emmener sur l’emplacement de sa dépouille aurait pourtant été romantique. ° répondit la Neishaane avec ironie, et elle sentit l’amusement malsain que faisait naître une telle idée chez sa Liée. Ici, parmi les allées qu’avaient foulé les descendants de Laimë-Ninquë, les Spectres n’osaient pas pénétrer. Outre l’ancienne Magie qui scellait les murs de la demeure Eleicúran, les esprits torturés de Valharin et de sa jeune sœur Eir patrouillaient toujours, dociles mais révoltés.

Les doigts maigres d’Amaélis esquissèrent un énième symbole, flou et tremblant, sur la chair translucide de son poignet, et le chemin tracé dans l’encre rejoignit celui de ses veines pour créer un nouveau langage. Le temps d’un instant fiévreux, elle contempla son œuvre. Elle n’avait pas besoin des ossements de Lam’. Les arts de Grimhilde commandaient à des puissances qui ne se souciaient ni du Temps ni de la Matière, car, sans doute, elles s’étaient trouvées là avant leur naissance. La Neishaane ne frissonnait plus à cette pensée ; ses rêves l’avaient menée si loin. Son âme même s’était dissoute dans les flammes stellaires qui bordaient l’œil du Monde. Comment, alors, se plier aux désirs de Dieux dont le cœur n’avait jamais accueilli la mort d’une étoile ? Elle était si proche, enfin, de renouer avec le mystère le plus subtil. Il n’y avait pas plus de peur que d’espoir. Son esprit apaisé écoutait hurler la tourmente des souvenirs prisonniers de la roche, du passé et du corps – et le vacarme résonnait, mélodieux, dans ce qu’elle n’oserait jamais plus nommer silence.

Rassemblant les pans poussiéreux de sa robe gris perle, la Maîtresse Déchue se redressa lentement. Du coin de l’œil, l’Airain observait ses pieds nus aller et venir, comme pour une danse rituelle, d’une salle à une autre. À chaque passage, elle laissait dans son sillage un parfum de célosie, rouge sang*. Un sentiment incertain enflait dans le vaste poitrail de la Dragonne, piqueté d’argent par la faible lumière des constellations minérales gravées dans les murs de son antre. Un émoi l’étreignait, mélange d’amour et de fascination, quand elle respirait les effluves émanant de sa Liée, quand son regard se posait sur sa silhouette décharnée. Où étaient passées la faiblesse, la fragilité qu’elle avait cru inhérentes à une créature telle que la Neishaane ? Elle craignait d’être séduite, de succomber une nouvelle fois et de nouer elle-même les liens qui l’entraîneraient ensuite au plus profond du gouffre. Alors, c’était une excitation cruelle qu’elle préférait ressentir, tapie dans l’ombre, en attendant qu’Amaélis s’effondre finalement sous le poids de l’échec et revienne, rampante, implorer la clémence de son Âme Sœur. Lorsque ce temps viendrait, Ithildin, en digne Fille du Chaos, irait crever la toile du ciel et noierait – enfin ! – chaque contrée du Rhaëg dans son ombre noire.

Sur un bâillement puissant, la Dragonne délia ses membres endoloris par l’immobilité et, laissant la Neishaane à ses méditations occultes, partit survoler la Sylve à la recherche de gibier.

~°~

[RP] Élégie des Asphodèles Ancetreama---grimhilde-4c3d0ac
Grimhilde Eleicúran

The Upside Down - Stranger Things

Ce fut munie d’une simple chandelle qu’Amaélis pénétra pour la première fois dans le Saint des Saints de la lignée Eleicúran. Elle connaissait cet endroit, car elle s’y était vue mourir. Elle n’en concevait nulle terreur, tandis qu’elle arpentait l’imposant espace, les yeux cernés de charbon et de cobalt, simplement vêtue de sa longue chevelure d’albâtre et d’arabesques d'encre. Elle suivait les courbures des symboles creusés dans le sol, conçus pour recueillir sang et mixture, formant un labyrinthe inextricable. Il flottait dans l’air humide quelque chose de terrible ; les murs semblaient encore vibrer des cris de son Ancêtre et l’éclat distant de flammes passées heurtait parfois le coin de sa rétine, juste à cet endroit où on ne pouvait pas voir. L’Ambre-Âme de Grimhilde, qu’elle serrait dans l’une de ses mains, palpitait comme un vieux cœur qu’on aurait mené devant sa tombe. Sa lueur, tout au plus nébuleuse, parait de discrètes nuances nacrées la peau fine de la Neishaane, là où elle la tenait, contre sa poitrine dénudée. Avec révérence, elle déposa la pierre dans la vasque centrale où se rejoignaient toutes les lignes, avant de se reculer.

C’est ici que tu as décidé de mettre fin à tes jours. Tu voulais la Mort mais ne désirais pas l’Oubli, puisque tes souvenirs demeurent. Tu n’as plus besoin d’eux, maintenant.

Un courant d’air froid vint caresser son épaule, et la Neishaane se retourna pour faire face à l’Ancêtre. Sur son beau visage, un sentiment proche de l’angoisse avait creusé des ombres soucieuses. Amaélis, cette fois, soutint sans ciller ce regard dans lequel baignait l’infini. Comme au jour de leur première rencontre onirique, Grimhilde dégageait un parfum métallique, et quelques légers voiles aux couleurs de jade et d’améthyste tombaient délicatement sur ses bras, sur ses cuisses. Sa chair, pourtant, n’avait aucune substance, ou alors celle du liquide étrange et brûlant qui faisait les astres.  

J’ai peur… annonça alors le fantôme, et ce n’était pas ce à quoi Amaélis s’était attendue. Ses sourcils se froncèrent, tandis qu’elle tentait de comprendre, à travers les yeux obscurs, la véritable portée de ces mots. De quoi avait-on peur quand on avait vécu au-delà de la mort ?

J’ai peur de ne pas retrouver Aisling. J’ai peur qu’il n’y ait plus rien, après cette vie. Que ferai-je alors ? Et si je m’étais maudite et que les Dieux, dans leur cruauté, m’emmenaient dans un endroit où je ne pourrais même plus goûter à l’espoir d’être réunie à mon Âme Sœur un jour ? Comment saurai-je que ne l’ai pas condamnée en essayant de nous sauver ?

Des larmes avaient perlé au bord de ses cils blancs, dévalaient maintenant le marbre de ses joues rondes d’enfant. La Neishaane ne croyait en rien ; elle n’avait pas la foi nécessaire pour apaiser la détresse du spectre. Pire, l’écho que ses craintes trouvaient en elle lui donnait une irrésistible envie de vomir. L’illustre Grimhilde Eleicúran n’était qu’une pauvre créature perdue, et sa médiocrité, ainsi révélée, éveilla la noirceur d’Amaélis – incapable de se reconnaître dans ce reflet, il lui fallait briser le miroir trompeur.

C’est trop tard. Tu es déjà morte. Rien de ce que tu fais, ici et maintenant, n’aura d’influence sur ce qui est arrivé.

Les traits de Grimhilde se tordirent alors, et la colère vint effacer les pleurs. La Neishaane avait-elle oublié que, si l’on prête aux enfants la vertu de l’innocence ou de la pureté, ce sont eux qui ont les pensées les plus cruelles ? l’égoïsme le plus impérieux ? À bien des égards, l’Ancêtre n’avait pas plus grandi que sa descendante. Son corps éthéré fut pris d’un violent spasme, comme si elle avait voulu se jeter sur l’insolente, mais sa condition ne lui permettrait plus d’appliquer sa justice.

Arrogante petite sotte ! Comment oses-tu me parler sur ce ton ? Tu es le réceptacle de ma mémoire, je vis en toi. Tu feras ce que j’ordonne ! Pensais-tu que j’allais te donner la clef pour libérer ta bien-aimée de la Malédiction ? Qu’importe ta misérable existence !

La silhouette de Grimhilde était plus brillante, semblait croître comme l’astre après l’éclipse – mais aucune chaleur ne se dégageait d’elle. Pouvait-on craindre une illusion ? Pouvait-on craindre, en vérité, de simples souvenirs ? La Maîtresse Déchue n’avait sûrement pas assez de curiosité pour attendre une réponse à cette question, aussi préféra-t-elle courir à l’autre bout de la pièce et se recroqueviller derrière l’autel de marbre noir. Là, comme lors de la funeste Quête des Deux Lunes, elle entonna un chant pour l’Ambre-Âme. Le son de sa voix venait se briser contre les murs, se scindait à la manière de rayons de lumière et fusait dans toutes les directions, déformé par les obstacles et les matériaux si particuliers du Màr. Il fut couvert, bientôt, par un éclat de rire grave et sourd.

Oh, la Magie des Neishaans est si charmante ! Sais-tu seulement ce que nous étions capables de faire, il y a des siècles de ça ? Même tes illusions obéiront à ma voix… Je suis la fille de Laimë-Ninquë, l’Ombre Pâle, et je parle le langage qui fera se courber l’échine des Dieux !

° Fille d’Esclave, voilà ce que tu es. Et c’est en tant que telle que ta génitrice a préféré t’abandonner, toi et tout le reste de sa portée. Tu n’es que le résultat insignifiant qu’impliquait la satisfaction de ses désirs sexuels. Et tu oses l’appeler Mère ? La fatuité des bipèdes me donne envie de dévorer la mienne, qui a cru bon de nous Lier à vos vies navrantes et fétides. °

Dans l’obscurité, Ithildin s’était glissée, reptilienne, pour observer la scène et veiller sur sa Liée. Les braises couvant dans ses iris attisées par la haine, elle dardait sur le Spectre un regard à même de faire fondre la pierre. Immédiatement, Amaélis rejoignit la Dragonne et enlaça l’une de ses antérieures. Il n’y avait aucune affection dans ce geste, seulement la volonté de heurter un peu plus Grimhilde, dépossédée de son Âme Sœur. Le cœur de l’Airain s’emballa face à la malveillance de la Neishaane, et un ardent mélange d’envie, de peine et de douleur se répandit dans ses veines.

Malgré toute sa prétention, l’Ancêtre ne semblait pas encore avoir perdu suffisamment l’esprit pour s’opposer à un Dragon. Ses yeux aux vagues nuances d’aventurine fixés sur le couple de Liées, ses lèvres pulpeuses se tordirent en un rictus dégouté. Entrant dans le jeu de la Neishaane, Ithildin étendit une aile pour envelopper son corps famélique. Chair lactescente et écailles baignées dans l’argent et le bronze ; mais Grimhilde voyait plus loin. Elle percevait leur Lien, ténu, pourtant beaucoup trop tangible dans le vide de son passé.

° Meurs une seconde fois, maintenant. Rejoins la part de ton âme qui fend déjà les cieux et le temps en compagnie de notre sœur Aisling. Tu n’as jamais existé ailleurs que là-bas. °

Et alors, quelque chose en elle de sincère et d’absolu, d’oublié, se mit à pulser, tandis que la Pierre à Souvenirs disparaissait sous les flammes d’Ithildin. Elle s’effaçait doucement, mais plongea son regard dans celui d’Amaélis, inconsciente, semblait-il, de sa propre disparition. Il y avait dans ses yeux d’innombrables mots qui se bousculaient. Ces paroles, sans doute, étaient celles qu’elle aurait aimé prononcer quand elle s’était immolée des siècles auparavant, quand elle n’avait eu que la solitude pour témoin. La Neishaane se tenait raide, son visage dur léché par la lumière jaillissant du brasier que vomissait sa Liée – vide de toute émotion. Pour ne pas écouter ce que Grimhilde avait à dire, elle se détourna et baissa la tête.

Quand ce fut fini, il ne subsistait dans la vasque rien d’autre que le cristal fondu, ayant retrouvé sa transparence originelle.

Écarte-toi de moi.
Oui.


Amaélis et Ithildin demeurèrent côte à côte, en silence.


* paroles de Lucio Bukowski dans Quand je toucherai le fond (2014) et Sphinx (2017)


Dernière édition par Amaélis Eleicúran le Jeu 26 Jan 2023 - 15:38, édité 6 fois
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MessageSujet: Re: [RP] Élégie des Asphodèles   [RP] Élégie des Asphodèles Icon_minitimeSam 23 Fév 2019 - 23:05

« Un Dieu gît sous ce monticule. »*


L’isolement, si loin dans les entrailles de la terre, avait creusé dans ses joues des ombres inquiétantes. Le spectre de Grimhilde s’en était allé, mais Amaélis entendait encore rugir sa mémoire, affleurant son épiderme trop pâle, comme menaçant de le briser. La Neishaane était méconnaissable. Ses yeux, cernés de cendre et de pourpre, étaient deux astres éteints qui avaient avalé lumière et espoir pour les mêler au sein d’une obscurité insondable. Poussée par un élan étrange, elle avait un jour déchiré sa robe et en avait fait de longs lambeaux qu’elle avait ensuite noués autour de ses épaules et de ses hanches. L’encre de symboles tracés puis effacés à la hâte maculait chaque centimètre de sa peau laiteuse, de ses pieds nus jusqu’à son front. Elle se déplaçait dans les ténèbres avec une lenteur fastidieuse, comme se mouvant en eaux troubles, à mi-chemin entre la pesanteur et la grâce.

Ici, le temps était suspendu. L’éveil ou le sommeil étaient deux états comparables ; il n’y avait plus de nuit. Ses rêves avaient trouvé dans le silence de l’antique demeure un écrin confortable pour dérouler leurs chapes brumeuses, suintaient des murs pour venir abreuver les bas-reliefs, noyaient les corridors de leur marée évanescente. Elle avait tenté, au début, de compter les battements de son cœur afin d’estimer l’écoulement des minutes, mais celui-ci avait une cadence dissonante, incongrue. Pire encore – il s’était dissocié de son corps et la suivait à travers les allées, toujours en décalage, toujours en retard, et son écho contre les vieilles pierres transformait son rythme en une terrible marche funèbre qui s’était attachée à chacun de ses pas. Ithildin, parfois, rentrait de ses chasses et lui parlait alors de l’aube ou du crépuscule. Amaélis savait seulement que tout devrait être prêt avant le vingt-neuvième jour de Mystraku.

L’intégralité des écrits de Laimë-Ninquë que Grimhilde avait pu sauver avait été emportée par les flammes, des siècles plus tôt. Ne demeurait que leur souvenir. La Neishaane avait fouillé la demeure de fond en comble, mais tout avait disparu – il n’y avait plus un seul parchemin, plus une tablette, plus une seule gravure pour témoigner du passé tortueux et profane du Clan Eleicúran. Avaient-ils soudain eu honte de leurs blasphèmes ? Avaient-ils tenté, à quelques heures de la Seconde Malédiction, de se faire pardonner des Dieux ? C’était une idée bien cocasse – parce que les Dieux de Rhäeg n’avaient aucun pouvoir face aux puissances qu’avait déchaînées Grimhilde, et parce que c’était d’Elles qu’il aurait fallu implorer le salut. Mais ces créatures-là ne connaissaient ni compassion ni haine, ni vengeance ni remords ; pour toute question, il y avait une réponse. Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place.

Amaélis ne commettrait pas les mêmes erreurs que ses ancêtres. Certes, elle était bien moins brillante que ces femmes, bien moins puissante, aussi, mais elle avait perdu ce qu’elles n’avaient jamais abandonné – et ce contrairement à ce que clamait l’emblème de leur Clan. La peur et l’espoir. Autrefois compagnons de toujours, elle décorait maintenant leur tombeau avec les visages de ceux qu’elle avait aimés. Elle avait oublié la couleur de la peur en plongeant dans les yeux de sa Liée ; elle avait renoncé à l’espoir à force de contempler le reflet de son âme. L’opium avait achevé ce qu’il lui restait d’humanité. Elle n’était guère qu’une enveloppe où le souffle de son existence était réduit à un murmure vide de sens. Même le désespoir avait déserté son cœur anesthésié. Elle n’en avait cure. En échange de cette mort, elle avait pu traverser le voile et parcourir ces contrées distantes que seuls les astres avaient vu naître et disparaître.

Alors, patiemment, Amaélis avait préparé le rituel. Tout avait un prix, et elle ignorait encore quel serait celui à payer pour ramener Lam’ parmi les vivants. Ithildin, tout comme les Ancêtres, avait émis l’hypothèse d’une offrande de chair et de sang. Une fois, elle avait ramené entre ses crocs un cerf à la robe claire ; tandis qu’elle passait sa main dans son pelage graisseux, la Neishaane avait endormi l’animal. Ensuite, elle avait plongé ses doigts dans l’encre et avait tracé les symboles qui reliaient essence et matière. La Dragonne l’avait observée, une obscure lueur de convoitise brûlant dans les confins de ses iris. Combien avait-elle changé, la fragile et douce enfant qui répugnait à porter une arme, pour être capable de faire glisser l’acier sous le cou de la bête ! Ses poignets fins, maculés de rouge et de noir, avaient esquissé dans l’air de nouveaux glyphes, puis un pli soucieux était venu barrer son front.

° Non, pas comme ça. °

Amaélis s’était levée sans plus d’explication et avait disparu, laissant derrière elle un sillage écarlate.

Lors de ses nombreuses mais vitales excursions en-dehors de la Lande, lorsqu’elle revêtait son déguisement humain pour aller quérir de quoi nourrir sa Liée, ou quelque substance dont celle-ci avait besoin pour préparer ses mixtures, Ithildin, elle en était sûre, avait croisé le chemin de Lam’. La jeune femme aux cheveux aile-de-corbeau lui ressemblait, tout en étant différente, mais le second sourire dont elle était parée ne pouvait pas mentir. Elle n’avait pas réussi à croiser son regard. Elle l’avait sentie, pourtant. La Dragonne, qui était elle-même une aberration, ne s’était pas posée de questions. Pour pouvoir l’épier, elle avait augmenté la fréquence de ses sorties. Évidemment, elle avait tenu cela secret, car elle trouvait l’idée de laisser sa Liée risquer la mort pour ressusciter une vivante démesurément – cruellement – drôle.

° Lam’. Je n’ai pas réussi à trouver sa sépulture. Elle ne t’a pas montré où elle était morte. ° avait-elle répété, dissimulée dans les ombres, scrutant le visage de la Neishaane.

° Je n’en ai pas besoin. ° Amaélis avait daigné se détourner de ses écrits pour faire face à Ithildin. ° Lorsque cette incantation sera complète… °

Il n’y avait pas eu de suite. Le regard de la Neishaane, qui avait semblé surprendre quelque chose d’invisible, juste au-dessus de l’Airain, s’était figé. La Dragonne était restée immobile, des nuées d’or, de cuivre et de jade traversant ses larges iris, puis, tandis qu’elle prenait forme humaine, s’était avancée doucement, jusqu’à effleurer les lèvres de sa Liée du bout des doigts. Avec un gloussement, elle s’était baissée pour déposer un baiser sur son front.

° Je te souhaite bien du courage, ma douce Alma… Prends garde, cependant, car quoi que tu fasses, je me suis jurée que tu viendrais toujours me supplier à genoux de te sauver. °

° Pas cette fois, Ithildin. Cette fois, tu pourras rien contre moi. Cette fois, je t’emmène avec moi. °

Ithildin n’avait rien répondu, s’était contentée d’un sourire entendu uniquement destiné à elle-même. Elle appréciait véritablement cette nouvelle version d’Amaélis et comptait en profiter avant de la détruire à nouveau. Elle aimait son aura sauvage et dangereuse, modelée par le souffle de vents stellaires, froide comme le vide qui séparait les mondes. Elle savourait cette puissance qui perlait à chacun de ses pores, aurait aimé lécher sa chair pour en découvrir le goût qu’elle devinait enivrant. Malheureusement, elle ne pouvait pas laisser sa Liée prendre le dessus et se libérer enfin de sa dépendance à l’Airain. Elle s’était tellement appliquée à la briser… C’eût été un gâchis terrible que de l’autoriser à revivre. Discrète mais pesante comme la promesse d’un orage, la Dragonne planait au-dessus de la Lande, son ombre grandie par le soleil couchant engloutissant tout sur son passage.

Le vingt-neuvième jour de Mystraku était presque là. Étrangement, Amaélis ne ressentait aucune excitation, n’en concevait ni terreur ni impatience. Plongée dans ses études, elle s’appliquait à finaliser le rituel ; rien ne pourrait être laissé au hasard. Du bout des lèvres, elle répétait consciencieusement les psaumes valherus, une langue qui lui était inconnue mais que les souvenirs de Grimhilde lui avaient enseigné. Cette nuit-là, elle sortit sur le toit de la demeure. Iolya n’était plus qu’une fine ligne irisée, trop faible pour effacer les étoiles tant que sa consœur était encore couchée. La brise glacée déposa une traînée de frissons sur la peau exposée de la Neishaane, soulevant délicatement ses interminables mèches blanches. Tout le Kaerl était plongé dans l’obscurité, à l’exception des ruines Eleicúran où d’étranges lanternes à la lueur spectrale avaient été allumées par Eir et Valharin. Amaélis prit une profonde inspiration, et, alors qu'elle contemplait la voûte étoilée et l'horizon, les rues détruites et les brumes sinueuses, et que la pensée de sa Liée venait tordre sa bouche en un rictus de dégoût et de haine, elle eut la certitude poignante, au plus profond de son être, qu'elle ne regretterait rien de cette vie.

* paroles de Lucio Bukowski dans Sphinx (2017)


Dernière édition par Amaélis Eleicúran le Mar 21 Déc 2021 - 11:11, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: [RP] Élégie des Asphodèles   [RP] Élégie des Asphodèles Icon_minitimeSam 23 Fév 2019 - 23:10

« L’enfer est vide et tous ses démons sont ici. »


Avec une lenteur emplie de révérence, la Neishaane passait ses doigts dans ses cheveux humides pour les démêler. Le regard perdu dans les vapeurs fugaces, aux discrètes fragrances de camomille, qui s’élevaient de la baignoire où elle s’était à demi immergée, et son souffle retenu comptant le passage des secondes, elle attendait. À chacun de ses mouvements, le clapotis de l’eau emplissait la pièce, résonnant à l’infini dans le vide. Il n’y avait qu’une chandelle pour l’éclairer, remodelant les traits de son visage au gré de la flamme vacillante ; elle avait préféré rester dans l’ombre. Une douleur sourde remontait depuis son estomac, comme si celui-ci s’était trouvé noyé dans un lac d’acide, et se répandait dans ses veines, laissant dans son sillage de terribles démangeaisons. Malgré la chaleur de son bain et la sueur qui ruisselait dans sa nuque, elle frissonnait. Les effets de l’opium s’estompaient. Elle se laissa glisser jusqu’à disparaître sous l’eau, l’arrière de sa tête heurtant doucement le fond métallique de la baignoire. Elle ouvrit les yeux pour observer la surface, les taches mouvantes qu’y peignait la lumière diffuse. Si elle avait su le langage de chaque chose, peut-être aurait-elle pu, dans cet étrange tableau toujours changeant, déceler un aperçu de l’avenir. Au lieu de cela, elle se sentit sombrer, encore et encore, jusqu’à ce que la lueur au-dessus d’elle ne soit plus qu’une lointaine étoile solitaire au milieu d’un ciel désespérément éteint.

Le manque d’oxygène la projeta hors de ses rêveries, et ses mains vinrent s’accrocher avec force aux rebords de la bassine pour la tirer vers l’extérieur. Tremblante, elle se hissa hors de l’eau, retint un cri quand ses pieds nus touchèrent les dalles froides. Face à elle, un miroir terni lui renvoyait l’image terrifiante de son propre corps. Les mains hésitantes, elle effleura ses côtes saillantes, craignant un instant que les os ne percent la maigre barrière de son épiderme. Un gémissement, comme celui d’un animal blessé, lui échappa alors, et elle se détourna prestement pour quitter la pièce.

Dans les laboratoires de l’Ancêtre, durant tous ces jours passés sous terre, Amaélis avait préparé une encre spéciale, infusée de plantes aux propriétés obscures. À l’aide d’un pinceau, consciencieusement, elle traça à même sa chair d’antiques incantations valherues, de la plante de ses pieds jusqu’à son nombril, de ses poignets jusqu’au creux entre ses seins. Pour finir, elle trempa un doigt dans la mixture et le posa contre ses lèvres. L’encre, étrangement, avait un goût de mûre et brouilla fugitivement sa vision. En déséquilibre, la Neishaane empoigna une lame d’obsidienne, une fiole emplie d’un liquide violacé, une seule bougie, et prit la route du sanctuaire. Sous ses pas légers, elle entendait résonner ceux de ses aïeules. Les murs soufflaient la mélodie des Damnés. La bouche tordue en un sourire mystérieux, elle se voyait baisser les mains que les statues gardaient devant leurs yeux de pierre. Regardez-moi !, aurait-elle voulu leur crier. Regardez votre Héritière accomplir ce qui fut votre premier sacrilège ! Cette pensée l’emplissait d’une euphorie folle et misérable ; pourtant, elle n’aurait pas souhaité une autre fin. Ses bras parcourus de signes ésotériques levés comme pour une danse, Amaélis avançait le long des corridors sur la pointe des pieds, tournant sur elle-même au rythme des battements erratiques de son cœur, soufflant chaque chandelle sur son passage. Elle ne laisserait derrière elle que les ténèbres, et un vague parfum de célosie, aussi feutré qu’un souvenir gardé secret. Ainsi qu’il devait être.

Elle poussa les lourdes portes de la salle souterraine où l’attendait le vaste regard d’Ithildin, au fond duquel l’Univers bouillonnait dans une effervescence chaotique et originelle. Là, les astres naissaient et mouraient perpétuellement. Là, il n’existait ni vide ni silence. Amaélis comprenait, maintenant, car elle s’était assise sur les bords du Monde pour en contempler l’œil brûlant. D’un signe de tête, elle salua la Dragonne qui serpenta avec lenteur vers le fond de la pièce. Par le Lien, elle percevait le tumulte qui agitait son Âme Sœur : angoisse, excitation, jalousie. Ses sentiments étaient une chaîne incandescente attachée à son cœur, ne lui laissant aucun répit – mais des siècles n’auraient pas suffi à faire fondre l’écrin de glace qui le maintenait en anesthésie. Elle, c’était ses pensées qui s’enflammaient. Elle, ne goûtait au Chaos que par les fantasmes hallucinés, fous et violents, que produisait son esprit malade. Alors, elle offrit à l’Airain un visage exempt de toute trace de crainte, une espèce de sérénité comme un écran de fumée devant l’obscurité insondable que révélaient les profondeurs liquides de ses iris. Ce qu’il lui restait d’amour, elle le remit entre les griffes de la Dragonne – pour qu’elle le garde ou pour qu’elle le détruise, elle ne savait pas. À vrai dire, elle n’avait sûrement jamais su. Ithildin dévoila à peine les crocs, moqueuse, mais la Neishaane s’était déjà soustraite à son regard d’ambre en fusion.  

° Es-tu prête ? °

° Y’a qu’un seul moyen de le savoir. °

Un goût amer, persistant, s’était invité dans sa bouche. Doutait-elle ? Elle ne parvenait plus vraiment à distinguer les contours de son présent. Comme toutes les fois où elle avait eu la certitude que ses décisions scelleraient son destin, la peur venait planter sa lance infâme à travers sa poitrine, tétanisant le moindre de ses muscles. Par tous les Dieux, combien aurait-elle préféré que ce soit cette pulsion de vie dont parlaient tant de récits, plutôt qu’une chose aussi humiliante que la peur ! Le regard ardent de son Âme Sœur était planté dans son dos, à l’endroit même où auraient pu se trouver des ailes si elle avait un jour seulement été libre. À travers les larmes superflues venues brouiller sa vision, elle observa ses mains transies, la pâleur surnaturelle de son ventre, la faiblesse de ses jambes faméliques et qu’elle forçait encore à supporter le poids de son corps ruiné. Elle pencha la tête contre son épaule, fermant les paupières pour mieux écouter la clameur de son sang fatigué. Il était temps de mettre un terme à cette chute qui ne s’achevait jamais. Elle-même ne pouvait plus accepter le spectacle de ce suicide minutieux. À quoi bon s’acharner sur une enveloppe déjà privée de son essence ?

Si la chance lui souriait, Lam’ lui serait rendue.

Ou bien elle irait, sous un ciel en flammes, se perdre dans les hautes lumières – la chair tachée de cauchemars et, dans ses yeux, un abysse éternel pour qu’y plongent les cris des damnés.

Si la chance lui souriait, son âme renaîtrait au sein d’une étoile, pour des millénaires enlacée avec celle d’Ithildin.

Elle ouvrit la fiole et déversa son contenu dans les entrelacs gravés sur le sol, observant le liquide épais s’y répandre et révéler les signes ancestraux dont la signification s’était perdue dans la nuit des temps. Sans un mot, la Neishaane se plaça là où tous les symboles se rejoignaient, droite et solennelle. Elle fit tomber la bougie, laissant la mèche enflammer petit à petit la mixture tout autour d’elle. Alors, elle leva vivement les bras et se mit à crier dans une langue bannie des Dieux. Les mots sonnaient violemment contre ses lèvres de mortelle, déchiraient sa conscience. Ils déformaient la substance de la réalité ; partout où ils fusaient, des entailles se créaient, révélant des ténèbres denses, mouvantes. Contre sa peau, elle sentait la chaleur des flammes qui grossissaient. Leur lueur dansante se reflétait dans ses yeux de démente, vitreux. À chaque nouvelle parole, sa voix se faisait plus puissante, adoptant des inflexions qui ne pouvaient venir que d’un ailleurs interdit – et elle se délectait de cette force obscure, dont le souffle frénétique venait balayer les fragiles neiges de sa raison, de sa faiblesse imposée par un monde qu’elle rejetait maintenant. Des ombres s’agitaient sous son épiderme, toujours plus furieuses. Quelque chose s’était ouvert en elle, un gouffre avide qui déversait ses mystères et engloutissait le temps. Répondant à son appel, l’obscurité tournoyait autour d’elle, la griffait sans cesse, couvrant son corps de minuscules écorchures, projetant dans les braises d’infimes gouttelettes de sang.

Esprits du fond des âges, entendez ma prière et accomplissez ma volonté. Moi, Amaélis Eleicúran, je vous l'ordonne dans la langue qui vous enchaîne à ma puissance !

Amaélis hurla plus fort encore, les bras toujours tendus vers le plafond que venaient lécher les flammes. Nue au milieu du brasier et des ténèbres rugissantes, tandis que le monde s’effondrait autour d’elle, elle évoquait quelque divinité antique, sublime et terrifiante. Elle n’essaya pas de contenir l’épanchement. Des voix frôlaient ses oreilles, parlant un langage qu’elle ne comprenait pas. Des mains s’accrochaient à ses cheveux, à ses chevilles, à ses bras. En elle coulait un pouvoir dont nul mortel n’avait jamais su rêver ; il engloutissait tout. Lorsque le sol commença à trembler, la Neishaane se mit à rire en même temps qu’elle continuait à clamer ses incantations profanes. Ses larmes s’évaporaient avant de toucher terre. Des vagues noires surgirent enfin, brisant les parois du réel, et leur écume effervescente forma comme un tourbillon autour d’Amaélis. De longues griffes s’en dégagèrent, parfois aussi des gueules grotesques ou des visages tordus en une expression mêlant souffrance et extase, et la Neishaane tomba à genoux, un sentiment d’horreur délétère oblitérant sa volonté. Les mains crispées autour de sa lame d’obsidienne, elle tenta de trancher les ombres, attaquant au hasard.

Ramenez-la. Je vous l’ordonne ! Ramenez-la. Ramenez-la. Prenez-moi, en échange, s’il le faut, mais ramenez-la. C’est un ordre ! Je…

Les yeux révulsés, elle ne parvint pas à finir sa phrase, car les fumées inhalées l’avaient forcée à se tordre pour tousser. Les ombres s’agitèrent de plus belle sous sa peau. Une autorité supérieure à la sienne la fit rouler sur le dos, maintenant fermement ses membres plaqués contre les dalles brûlantes. Le poignard lui échappa. Elle sentit qu’on la frappait, alors, mais ne réussit guère à lutter. Elle voulut pousser un cri, réclamer sa Liée dont elle ne ressentait plus la présence, seulement pour réaliser qu’on lui avait volé sa voix. Elle n’était plus là-bas. Elle suivit du regard les formes changeantes qui apparaissaient et disparaissaient au gré du bouillonnement de l’écume. Flammes et obscurité s’étaient mêlées en un monstre destructeur, irrépressible, dont le hurlement menaçait de faire exploser la pièce entière. Elle n’avait pas le droit de fermer les paupières. Un rire désincarné remonta le long de son échine, et elle comprit que c’était terminé. La douleur était telle qu’elle aurait préféré mourir, ou même n’avoir jamais vécu. Elle voyait son corps, misérable et inutile, se couvrir d’ecchymoses. Elle songea à Laimë-Ninquë, puis à Grimhilde ; se demanda vaguement si ce que cette dernière avait vu l’avait rendue folle au point de s’immoler. Et puis, elle ne sentit plus qu’une intense brûlure, et un éclair blanc aveuglant éclata derrière ses iris avant que l’univers entier ne cède finalement sous son poids.

~°~

« Kyrie eleison. »


L’espace dans lequel elle semblait flotter était terriblement solitaire. Tout autour d’elle, elle voyait les maigres lambeaux de son âme s’étioler doucement, tombant en poussière irisée avant de disparaître dans un abysse sans fond. Un étrange sentiment de soulagement, pourtant, s’était emparé d’elle ; privée de son corps, il n’y avait plus de douleur – plus de chute. Ne subsistait alors qu’une vague déception mêlée de regrets, bien dérisoires. En vérité, elle aurait préféré errer en d’autres lieux. Elle avait souhaité, lorsqu’elle vivait encore, s’enfuir et s’évaporer dans les interstices qui séparaient ce monde du suivant. Évanouie, effacée. Elle s’était figurée que l’étreinte des étoiles ne devait pas être si cruelle, que leur baiser aurait été comme l’haleine d’une mère chantant pour ses enfants. Elle avait imaginé des ports d’argent où venaient s’échouer les âmes naufragées. Ses poignets et son front auraient été nimbés d’opale, de mercure, d’ivoire – et le chatoiement des phares murmurait contre les rivages, nichés entre ses bras. L’air aurait été une sève d’ambre.

Ici, il n’y avait rien et elle ne s’était jamais sentie si seule. Quelque part – car il devait bien y avoir un quelque part, elle devinait un orage perpétuel dont le grondement, inaudible, faisait trembler l’obscurité.

Elle savait qu’elle ne vieillirait plus ; pourtant, quelque chose en elle connut l’éternité.

Et puis, bien après qu’elle eut définitivement renoncé à attendre, elle entendit enfin le tonnerre. Un rugissement puissant, apte à déchirer les mondes, suivi d’un torrent de flammes. Ce qui avait été son royaume pendant des siècles éclata brusquement. La lumière inonda ses iris ; une âme étrangement familière étendit ses ailes pour la protéger des débris qui chutaient de toute part. Elle sentit qu’elle s’envolait, et, dans un dernier sursaut de désespoir, la grande Dragonne qui l’avait recueillie dans sa gueule défonça le toit de la pièce. Amaélis battit paresseusement des cils, contempla le brasier, les fumées noires, les ombres, les pierres projetées par le vent. Tout se déroula très lentement. Ithildin roula à terre, emportant sa Liée avec elle, plaquée contre ses écailles maculées de sang. Sa tête heurta le sol et le monde bascula à nouveau dans les ténèbres.

Quand elle ouvrit les yeux, elle ne vit d’abord que les brumes. La cendre la recouvrait, douce comme une caresse, lui évoquant le baiser des flocons. Au loin, la clameur de l’incendie s’était faite plus discrète. Au milieu des fumées se dessinait la silhouette d’Ithildin, à genoux. Un courant d’air chaud lui permit d’apercevoir son regard, silencieux, et qui pesait sur elle aussi lourd qu’une tombe. Pourquoi avait-elle pris forme humaine ? Que voulait-elle lui prouver ? Amaélis prit soudain conscience de son propre corps, nu, sale et brisé. Elle était vivante. Elle était vivante, et rien n’avait changé. Un hurlement strident, inhumain, s’échappa de sa poitrine brûlante tandis qu’elle s’approchait en rampant de sa Liée. La Dragonne ne bougea pas. La Neishaane agrippa ses épaules pour la secouer, mais la Dragonne ne bougea pas. Elle plongea ses ongles sous sa peau fragile, empoigna les mèches d’ardoise assez fort pour les arracher, hurla jusqu’à ce que sa voix se brise. La Dragonne ne bougea pas, et Amaélis ne ressentait plus rien. Elle la frappa, la couvrit de larmes. Elle la frappa encore, la fit basculer en arrière – mais la Dragonne ne bougeait pas, se contentait de fixer sur elle toujours ce même regard qui n’était qu’un miroir où elle voyait sa haine se refléter. Pourquoi ne disait-elle rien ? La Neishaane refusait de la regarder.

L’épuisement finit par avoir raison de sa frénésie destructrice. Ses doigts fébriles se tenaient au col de sa Liée, et son front vint se poser contre le sien. Les cris laissèrent place à des sanglots irrépressibles et violents, à de longs râles d’agonie qui secouaient sa maigre carcasse. Alors, les bras de la Dragonne glissèrent dans son dos pour l’attirer contre elle et étouffer ses pleurs. Ithildin leva les yeux vers le ciel gris, d’où tombait encore une pluie de cendres. Du bout des lèvres, elle laissa échapper un soupir, comme une prière honteuse pour que cette pluie ne cesse jamais.
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