Rien n’est précaire comme vivre
Rien comme être n’est passager
C’est un peu fondre pour le givre
Et pour le vent être léger
J’arrive où je suis étranger
(Louis Aragon)Llefelysku 920, Nouvelle Lune.
Grand-Temple de Mystra, Thálassie.
Zoran se faisait peu d’illusions mais ses recherches devaient bien commencer quelque part. Un frisson désagréable dévala sa nuque quand son regard se posa sur l’imposant édifice de marbre planté au sommet de la colline. L’allée bordée de hauts cyprès présentait bon nombre de pavés brisés, disloqués, venant démentir l’impression de propreté du lieu. À mieux y regarder, les arbres et les massifs de fleurs n’avaient pas été taillés depuis longtemps et la peinture pourpre recouvrant les colonnes gardant l’entrée du temple commençait à s’écailler. Ceux qui vivaient ici étaient visiblement meilleurs érudits que jardiniers. Le vent avait dû souffler récemment car le sol était jonché d’aiguilles, de feuilles et de cônes parfois encore verts. Du coin de l’œil, il aperçut Ayzehl faisant disparaître une pomme de cyprès dans la poche de son tablier.
Deux silhouettes vêtues de la robe des Disciples devisaient à voix basse près de la fontaine. Le Fëalocë les salua d’un simple hochement de tête après avoir rempli ses gourdes d’eau fraiche, serrant un peu plus la main d’Ayzehl dans la sienne. Il sentait son ventre se tordre à l’idée de voir à nouveau les visages qu’il venait à peine de bannir de ses cauchemars. Sous la peur instinctive qui se lisait dans ses yeux, l’ombre du dégoût s’allongeait comme celles du soir autour de sa silhouette et de celle de sa Liée. Les épaules et le dos voûtés, Zoran pénétra dans le Temple et rasa les murs en direction de la bibliothèque, priant sa bonne étoile de ne croiser aucun prêtre trop curieux.
Cinq années avaient passé depuis le jour où le Fëalocë avait abandonné son prénom pour un autre qu’il n’utilisait pas. La pensée lui arracha un soupir craintif. Il était heureux que la tradition dissuade les adorateurs de Mystra de donner à celle-ci un visage car il n’aurait pas su supporter le regard de la Déesse. L’Itinérance ne lui était pas venue par hasard ; il y avait bien des lieux qu’il aurait pu nommer “maison” mais ce n’était pas ces murs, qui avaient étouffé trop de ses cris. Quel fugitif retournait volontairement dans son ancienne prison ? Quelles parts de lui avaient-il été contraint d’abandonner pour retrouver sa liberté ? Et ce n’était même pas elles qu’il était venu chercher en revenant ici. Sa prochaine inspiration emplit sa poitrine d’un air brûlant de colère, tant la pensée était étrange, déroutante, pratiquement injustifiable. Il s’infligeait cela pour un souvenir qui n’avait jamais été capable de le sauver et une fois de plus, préférait être celui qui souffre plutôt que celui qui attend.
Il retrouva le chemin de la bibliothèque, sans encombre et sans rencontre indésirée. Ce devait bientôt être l’heure du dîner et la plupart des résidents se préparaient sans doute ou bien se hâtaient de clôturer leurs affaires du jour. Zoran poussa les lourdes portes avec précaution, grinçant des dents lorsque les gonds firent de même, troublant le silence imposant de la pièce. Personne n’avait jamais pu entrer ici sans que ce bruit ne vienne prévenir le maître des lieux ; le Fëalocë soupçonnait que c’était pour cette raison qu’on n’avait jamais pensé à les graisser. La bibliothèque du Grand-Temple, maintenant qu’il connaissait et s’était perdu des heures durant dans celle du Màr Menel, ne paraissait rien de plus qu’une charmante collection personnelle. Une odeur de poussière et d’humidité s’attardait entre les étagères creusées à même les murs. Zoran trouvait celle-ci réjouissante mais le nez froncé d’Ayzehl à ses côtés lui rappela que tous ne partageaient pas son amour des antiquités.
Machinalement, ses pas le menèrent vers l’étagère où se trouvaient les rares rouleaux qu’il avait été autorisé à consulter, à l’époque où il n’avait pas encore l’âge d’être considéré comme un adulte. La plupart était des fables éminemment moralisatrices destinées à l’éducation des enfants, quelques versions écourtées de récits historiques, des listes de choses qui devaient toutes avoir un nom, une origine, une justification. Une émotion équivoque fit trembler les ombres de son visage : il y avait encore le petit pupitre sur lequel il avait ouvert et parcouru ces parchemins.
Derrière lui, ses pieds nus ne faisant aucun bruit sur le sol pavé, s’était faufilée une haute silhouette dont le souffle s’emballa en reconnaissant l’intrus. «
Hotaru... ? » Le Fëalocë sursauta, se retournant vivement et baissant instinctivement la tête, tout le corps tendu comme dans l’attente d’une sentence. Pourtant, la main qui se posa sur son épaule avait une certaine forme de tendresse, rendue tremblante par le vieil âge.
«
Kerí. –
Par Mystra, nous te croyions mort. Comment... ? » Son regard se posa sur Ayzehl. «
Qui est-ce ? »
Le Fëalocë lâcha la main de sa Liée qui fit un pas de côté, observant en retour le vieillard d’un œil curieux. «
Ayzehl. Ma... Mon apprentie. »
Le bibliothécaire eut un léger mouvement de recul – de surprise, probablement, mais il était dur de dire s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise. Il dignifia la jeune fille d’un bref salut de la tête avant d’examiner Zoran des pieds à la tête, avisant son accoutrement : il n’avait pas eu le cœur de porter la tenue traditionnelle qu’exigeait son ordre, ses pieds étaient salis par le voyage et ses cheveux en bataille recouvraient son front. Pire encore, le cristal se balançait librement autour de son cou, au vu et au su de tous, tel qu’on lui avait formellement interdit de le faire – habitude qu’il avait fini par perdre en constatant qu’au Kaerl Céleste, tout le monde se fichait bien de savoir pourquoi ce Chevalier Noir de toute manière peu bavard portait toujours le même bijou. Kerí plissa les lèvres en une moue désapprobatrice mais ne fit aucune remarque.
De tous les personnages qui vivaient ici, le vieux Torhil lui avait toujours paru le plus bienveillant. D'une part, Kerí était un Moine officiant au sein du Grand-Temple, entouré par une foule de Hauts-Prêtres tous plus importants les uns que les autres, touchés par la grâce de Mystra tandis que lui n’avait révélé aucun autre talent que celui de savoir garder les livres et le silence. Il avait à l’égard de la jeunesse une indulgence qu’il était rare de trouver sous ce toit plusieurs fois centenaire où le respect s’obtenait en laissant filer le temps. Cela ne voulait pas dire qu’il approuvait. Zoran lui offrit un sourire contrit et l’autre se frotta le menton d’un air perplexe.
«
Que fais-tu ici ?—
Je cherche Arianwyn. » Il ne laissa pas au Moine le temps de réagir, anticipant une réaction qui lui aurait déplu. «
Savez-vous où il pourrait se trouver ? —
Probablement dans une ruelle en train de décuver. Tu le connais : personne ne sait ce qu’il fait ni où il choisit d’aller. »
Le Fëalocë cilla, pris de court par une remarque aussi ouvertement désobligeante. Arianwyn n’avait pas la meilleure des réputations, et certainement pas auprès de ses confrères, mais la pudeur était généralement de mise et l’on ne disait jamais tout haut ce que l’on pensait tout bas. La franchise du Moine aurait pu l’agacer, néanmoins, il l’accueillit avec un certain soulagement. Kerí lui dirait tout ce qu’il savait et même ce qu’il n’avait pas envie d’entendre. La discussion aurait pu s’arrêter là, du moins était-ce ce que pensait le vieil homme car il n’était pas assez naïf pour croire que Zoran s’intéressait à la vie du Temple, mais le Fëalocë n’avait pas fait tout ce chemin pour repartir les mains vides. Il emboîta le pas au Moine.
«
L’avez-vous revu ? Depuis… —
Ici ? Non. » Kerí ajusta une pile de parchemins. «
Nous avons eu vent de quelques-unes de ses regrettables errances… » Zoran retint la question qui lui brûlait les lèvres. Il connaissait déjà la réponse. «
Je suppose que si tu tiens réellement à le retrouver, tu pourrais essayer d’interroger les tavernes d’Izérinas. Il se confie plus facilement aux catins qu’à ses frères et sœurs. »
Sous le ton du reproche se mêlaient tristesse et déception. Ces émotions n’enlevaient rien au mépris palpable qu’irradiait le Moine. Le Chevalier sentit ses épaules s’affaisser comme si le poids du jugement avait été sien à porter. Ses rêves étaient irrationnels. Dans un monde parfait, où il n’y aurait eu qu’Arianwyn et lui, tout se déroulerait toujours comme prévu et rien ne se produirait jamais qui vienne perturber l’équilibre. C’était égoïste et puéril – pourtant, savoir ce qui aurait pu être l’obsédait au point d’en oublier la certitude que c’était impossible.
«
Bien sûr. Merci, Kerí. » prononça-t-il à voix basse, les yeux fixés sur la pointe de ses sandales. Percevant sa misère, Ayzehl se rapprocha de lui, s’appuyant légèrement contre son épaule pour lui apporter un soutien muet.
«
La fille, est-ce… ? »
Zoran releva la tête, suivant le regard du vieux bibliothécaire jusqu’à sa Liée. Les sourcils froncés, il prit un temps pour mieux l’observer : son minois juvénile, son teint trop clair, sa chevelure d’argent et la façon dont elle se tenait dans l’ombre du Fëalocë, une main accrochée à sa manche tandis qu’elle dévisageait cet inconnu d’un air faussement désintéressé. Le Chevalier sentit ses joues s’embraser.
«
Comment ? Non, non. »
Pensait-il qu’il lui mentait ? Que la jeune fille avait réellement un lien de parenté avec Arianwyn et qu’elle n’aspirait pas vraiment à rejoindre les fidèles de Mystra ? Zoran sentit sa maigre assurance vaciller sous le regard, aussi soucieux que sagace, du bibliothécaire et l’étreinte d’Ayzehl se resserrer autour de son poignet. Kerí n’était qu’un Moine ; un simple coup d’œil ne lui suffirait pas à déterminer si elle avait été touchée par Mystra ou si tout cela n’était qu’un pieux mensonge. Le Torhil se détourna à nouveau pour mieux masquer le pli qui était venu marquer son front.
«
Elle n’est pas ton Apprentie tant que le Temple ne l’a pas examinée. Le prétexte est confortable, je le conçois, mais ne le répète pas trop fort ou à n’importe qui. Certains ici ne prient que pour une occasion de te récupérer. Peu leur importe la manière. »
Un frisson remonta dans la nuque de Zoran. Il y sentait l’haleine de vieux fantômes qui imprimaient sous sa chair leurs fausses vérités – qu’il n’était qu’un démon, qu’on devait le contrôler, l’enfermer, qu’il ne trouverait le salut que dans l’abandon total. Il se souvenait du froid, des ténèbres, de l’isolement. Cela ne pouvait pas recommencer. Plus maintenant qu’il avait connu le réconfort de la Lumière et que celle-ci l’avait accueilli parmi les siens, allant jusqu’à lui offrir l’autre moitié de son âme. Il glissa sa main dans celle d’Ayzehl et jeta une œillade inquiète par-dessus son épaule. Il ne vit aucun fantôme, seulement son ombre qui dansait sous la douce lueur opaline des lampes à artefact. «
Nous ferons attention. Merci pour votre aide. —
Hm. Maintenant file avant que ne me vienne l’envie d’écrire un rapport bien senti à nos plus hautes et vénérables instances. Et repose-toi, tu ressembles à ces morts-vivants des marais de Qahra. »
Zoran se permit un demi-sourire et puis, alors qu’il s’apprêtait à tourner le dos au Moine, il prit plutôt une profonde inspiration et déclara : «
Si vous le voyez...—
J’en doute.—
Si. » insista le Chevalier, les pommettes rosies par son audace. Le Moine le fixa un long moment sans mot dire puis lâcha un soupir qui ressemblait à un grognement.
«
Je lui dirai que tu es de retour. Mais pour l’amour de Mystra, je ne te le souhaite pas. »
Un tourbillon furieux se déchaîna dans les iris sombres du Fëalocë. La tête haute et les épaules droites, il soutint le regard du Moine, pensant à toutes ces voix qui hurlaient sous son crâne, à tous ces mots qu’il aurait voulu lui cracher au visage. Il savait aussi que le bibliothécaire ne méritait pas sa rage. Qu’était-il devenu, l’enfant timoré d’Amerkhat, toujours le dernier à la course, toujours le premier à terre ? Humilié, bon à rien, pas comme les autre ? Sans les Sages du Temple, il n’aurait pu sauver personne ; il n’aurait été capable que de détruire et alors, peut-être aurait-ce été au cœur des racines d’un volcan que l’aurait attendu son destin. Il les haïssait pour ça aussi démesurément qu’il aimait Arianwyn et cela aurait dû le surprendre que des mêmes circonstances soient nés deux sentiments si différents.
Encore, la pensée tournait comme un lion en cage dans les confins de son esprit mais il refusait de lui accorder plus d’attention.
Zoran prit la fuite, peu désireux de tester les limites de l’hospitalité du Grand-Temple. À l’abri en contrebas de la colline, plus loin sous le couvert opaque de la yeusaie, Ayzehl retrouva sa forme draconique. Une brume fatiguée flottait dans ses larges iris qui suivaient attentivement le moindre geste du Fëalocë. Celui-ci s’était assis sur un rocher et s’était pris la tête dans les mains. Les flammes du crépuscule ondulaient entre ses doigts tremblants. La Dragonne posa sagement son museau sur ses antérieures, patientant jusqu’à ce que la poitrine du jeune homme cesse de tressaillir.
°
Si tu me partages un de tes souvenirs d’Izérinas, nous avons encore le temps de trouver une chambre pour que tu dormes correctement ce soir. Nous ne devrions probablement pas rester ici : la nuit s’annonce froide. °
La masse noire des contreforts se confondait avec celle de nuages annonciateurs d’orage. Zoran laissa échapper avec un soupir inaudible quelques images des abords de la cité portuaire avant de se hisser sur le dos de sa Liée.
Llefelysku 920, le lendemain.
Izérinas.
Si Tramaghel était le joyau de la Thálassie, Izérinas était à l’image de ces breloques de facture questionnable dont s’ornaient les petites bourgeoises. Néanmoins, Zoran y trouvait chaleur et réconfort. Contrairement à la grande principauté où l’on prenait bien garde à séparer la misère de l’opulence, Izérinas laissait chaque facette de l’humanité s’exprimer librement. Au petit matin, les taverniers sortaient pêle-mêle leurs poubelles et les corps inertes. Une poignée de catins au verbe peu recherché tapinaient tandis qu’à peine quelques pas plus loin, d’importantes négociations se tenaient entre deux marchands respectables. Il fallait un œil exercé pour distinguer le vrai du faux. Ici, certains sourires cachaient de véritables couteaux et ces jolies perles d’Ys auraient pu n’être que des billes tombées de la poche d’un gamin.
Inutile de chercher longtemps pour comprendre les raisons de cette impertinence : les cloches du port n’avaient pas sonné onze heures que déjà publicains et gardes se trouvaient attablés autour d’un jeu de cartes. Zoran savait qu’à Izérinas comme un peu partout en Thálassie, ce n’était pas tant les lois qui dictaient la vie des hommes mais plutôt un savant mélange de hasard et de chance.
Ce matin, Izérinas s’était éveillée sous une brume grise et froide. Ses bâtiments colorés dévalaient le flanc de la colline où ils étaient accrochés, confortablement blottis les uns contre les autres. Les gréments tintaient joyeusement sous la brise marine qui charriait des odeurs d’algue, de poisson, d’épices diverses et de goudron. À leur harmonieuse mélodie s’ajoutait celle nettement moins délicate de la criée, entrecoupée d’éclats de rires et d’altercations. La foule était peut-être moins éclectique que dans d’autres parties du Rhaëg mais on y trouvait néanmoins de tout : porcs, ânes et chèvres ; colporteurs et forains ; pêcheurs, mercenaires, négociants. Même les goélands et les tourterelles s’invitaient à la fête, chassant écailles et viscères sous les étals les moins surveillés.
Zoran longeait tranquillement le port, songeur sous l’ombre et le bruissement discret des palmiers, une main attentive toutefois posée sur la sangle de son maigre paquetage. Il quitta le marché plus léger de quelques pièces car il n’avait pas su résister aux minauderies d’une gamine vendant des coquillages peints aux couleurs de la mer.
Abandonnant là les quais et leur vacarme indiscipliné, le Fëalocë tourna dans une rue montante en haut de laquelle trônait une modeste fontaine encerclée de platanes. C'était sur cette place que se trouvait sa destination du jour. Le nom de l’enseigne disparaissait à moitié sous les lianes des vignes et, de toute manière, trop de volatiles s’étaient succédé au sommet de l’écriteau dont la peinture écarlate était désormais ornée d’un blanc jaunâtre. Perchée sur un tabouret, une grand-mère épluchait lentement des oignons tandis que son mari, un Torhil au visage ridé comme du parchemin froissé, lui narrait d’un ton agacé les dernières nouvelles de la pêche – du moins était-ce ce que Zoran avait cru comprendre tant son patois était lourd. Il les salua d’un geste timide, imité par Ayzehl, avant de passer la porte d’entrée.
Verena Nolese, née Anath
Au
Géant rouge, on mangeait peu mais on mangeait bien. Il avait entendu plus d’histoires au sujet de ce nom que sa mémoire n’était capable d’en retenir, de la plus obscène à la plus poétique. A l’intérieur, la fumée des encens se mélangeait à celle des cuisines avec toute l’harmonie qu’on pouvait imaginer résulter d’un tel mariage. Deux pèlerins conversaient à voix basse autour d’un verre de vin et Zoran devina à leur accoutrement qu’il devait s’agir de fidèles d’Osmaël. Une adolescente en robe jaune passait le balai, pestant silencieusement contre le chat de la maison qui prenait un malin plaisir à chasser les tas de poussière qu’elle s’acharnait à former. Les murs de pierre étaient ornés de tableaux étrangement mis de travers et de larges tentures colorées. Zoran n’avait pas dû être beaucoup plus âgé que la petite employée lorsqu’il avait compris, bien malgré lui, que ceux-ci cachaient en réalité des couloirs menant vers des alcôves d’où s’échappait parfois l’écho de gémissements et de soupirs rêveurs. Il détourna le regard, ravalant difficilement sa salive et une distante jalousie.
Il était venu trouver Verena Nolese, deuxième épouse du propriétaire et amie de longue date. S’il la reconnut immédiatement, elle dut se frapper plusieurs fois les joues avant de s’exclamer, attirant dans ses bras un Zoran mortifié. La charmante Fëalocë sentait l’huile, le poisson et la sauge et le dessous de ses ongles était noir. Elle s’exclama à nouveau devant Ayzehl, se baissant pour déposer un baiser sonore sur chacune des joues rougies de la Dragonne, puis les installa à une table avant de disparaître dans la pièce attenante. Entre deux bruits de vaisselle, on entendit quelques éclats de voix, si bien qu’Ayzehl croisa le regard de Zoran, des volutes orange dansant sous ses sourcils froncés. Il lui tapota doucement le poignet, murmurant que c’était souvent ainsi qu’on conversait au Géant rouge et qu’il n’y avait rien à craindre. Ni pour eux, ni pour Verena.
La demoiselle reparut prestement, portant un plateau de
socca dans une main et un pichet de cette horreur traditionnelle qu’était un vin rouge généreusement allongé d’eau dans l’autre. D’un mouvement de tête et d’un claquement de doigts, elle fit signe à l’employée de lâcher son balais et d’aller leur trouver trois godets. Elle tira une chaise, croisa les jambes dans une envolée de jupons et sortit de la sacoche pendue à sa ceinture une petite pipe et de quoi la préparer. Zoran fronça le nez lorsque la première bouffée lui frappa le visage mais se força à sourire à la Fëalocë.
Ils s’échangèrent les banalités d’usage. À la mention de sa famille, l’expression de Verena s’assombrit manifestement. «
Mon frère est mort en mer et l’autre nous a abandonnés, parti sur les routes.—
Je suis réellement navré de l’apprendre. Il y a peu de peines plus douloureuses que celle infligée par la séparation.—
Alvise n’était pas un honnête homme mais il a toujours été bon avec moi. » confia la jeune femme du bout des lèvres et haussant sèchement une épaule. «
Quant à cette andouille d’Efisio, la prochaine fois que je le croise, je lui réserve une rouste du genre qui le renverra presto pleurer dans les jupes de notre pauvre mère, ma parole aux Dieux ! » Disant cela, elle abattit avec conviction la tige de la pipe contre sa paume et Zoran acquiesça poliment. La fureur disparut de ses yeux d’acajou et son ton se fit plus doux lorsqu’elle détailla le visage du Fëalocë. «
Mais, et toi, que viens-tu faire ici ? Il y a bien longtemps qu’on ne t’avait plus vu ! »
Le Chevalier s’agita sur sa chaise, soudain mal à l’aise. Il connaissait assez la demoiselle pour savoir qu’elle ne jugerait ses choix d’aucune façon et la savait le regard suffisamment levé vers les cieux pour ne pas s’étonner du discours parfois sibyllin de ses amis Prêtres. Elle avait été une précieuse confidente, une présence féminine dont l’intelligence émotionnelle les avait tirés de bien mauvaises situations. Il passa une main dans ses cheveux avant de se fendre d’un demi-sourire contrit.
«
Je suis à la recherche d’Arianwyn. Il a dû venir te voir donc tu sais sûrement que j’ai disparu sans aucune explication, en Gaïaku 918. » Levant les yeux vers elle, il la vit hocher la tête et prendre une nouvelle bouffée, un bras négligemment jeté sur le dossier de sa chaise. «
J’ai été… appelé par une autre voie. Le représentant d’une Déesse est venu me trouver et le chemin qui m’attendait, je devais le parcourir seul. Je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir, de lui expliquer, et depuis… depuis… » Sa voix manqua se briser. Les mots se bousculaient à ses lèvres, désordonnés. Il se reprit ; Verena n’était pas celle à qui il devait présenter des excuses. À quoi bon vouloir se justifier auprès d’elle ? «
J’ai accompli ce que je devais. Je m’étais juré de le retrouver dès que l’occasion m’en était donnée. Je suis allé au Grand-Temple mais personne ne savait où il était. Je me suis dit qu’il t’avait peut-être dit quelque chose ? »
L’espoir brillait au fond de ses iris comme une luciole dans la nuit. Verena se permit de boire une gorgée pour s’humecter les lèvres avant de répondre.
«
Il est passé ici quelques fois, effectivement. Il te cherche – en tout cas, il te cherchait la dernière fois qu’il est venu. C’était… à la fin de l’été, si ma mémoire est bonne. » Ils savaient tous deux qu’elle ne l’était pas tant : Verena persistait à accuser ses frères de l’avoir jetée au fond d’une cuve de macération alors qu’elle était encore bébé.
«
Comment allait-il ? »
La Fëalocë pouffa, jetant à Zoran un regard faussement indigné.
«
Mal, à ton avis ! Il est persuadé que tu l’as abandonné parce que tu as fini par te rendre compte qu’il n’est qu’une sale ordure. C’est sa plus grande peur et il l’a vue se réaliser. T’as intérêt à lui offrir plus que des fleurs si tu veux te faire pardonner ! » Elle souffla de lourdes volutes qui dissimulèrent son sourire malicieux tandis qu’elle baissait la voix sur un ton de connivence : «
Tu tombes pas trop mal, je connais une magicienne qui fait des breuvages incroyables, on raconte qu’elle fait même bander les eunuques ! —
Verena ! » La Fëalocë se couvrit la bouche d’une main, tournant un regard à la fois désolé et horrifié vers Ayzehl que ces insanités n’avait pas fait tiquer en dépit du jeune âge de la personne qu’elle incarnait. Zoran roula des yeux, fit mine de tremper les lèvres dans son verre puis sortit de son paquetage une enveloppe.
«
Si jamais tu le croises, pourras-tu lui donner ceci ? » Il posa la lettre sur la table. Verena se mordit distraitement la lèvre, tapotant le papier du bout de l’index, puis le fit glisser jusqu’à elle.
«
Je le ferai, promis. »
Cela ne lui ressemblait pas de rester si laconique. Zoran sentit son cœur s’emballer, certain qu’elle ne parviendrait pas à se contenir plus longtemps mais terrifié par ce qui allait traverser ses lèvres.
«
Il y a une chose… » Du coin de l’œil, elle considéra brièvement Ayzehl et Zoran perçut son hésitation. Verena devait penser, évidemment, que ses mots n’avaient pas à être entendus par de si jeunes oreilles. Elle ne pouvait pas se douter de la véritable nature de la créature qui partageait sa table. Zoran serra les dents et hocha légèrement la tête en signe d’assentiment. La Fëalocë inspira, se penchant vers lui : «
La dernière fois que je l’ai vu, il a aussi dit que s’il ne parvenait pas à te retrouver, si tu devais ne jamais lui revenir, alors il n’aurait plus aucune raison de continuer. »
La porte du
Géant rouge claqua derrière eux. Ayzehl tenait dans sa main quelques parts de
socca sommairement emballées dans un linge propre. Elle salua le couple comme à leur arrivée tandis que de son côté, Zoran ne s’embarrassait plus de politesse, dévalant déjà la rue en sens inverse. La Dragonne avait bien conscience que leur Lien n’était pas comme celui des autres. Elle ne pouvait pas ressentir les émotions de son Lié comme le pouvaient d’ordinaire les Dragons. Depuis qu’elle était née, elle observait le monde derrière une vitre particulièrement opaque. Elle suivait les échos de sa mémoire comme perdue au cœur de montagnes infinies sans jamais retrouver son chemin, de la même manière qu’elle suivait Zoran.
Ayzehl n’avait pas d’autre choix que de s’en remettre à son intellect pour tenter de comprendre l’histoire. Elle émettait des hypothèses, prenait parfois le parti de sa seule intuition.
Cette fois encore, son cœur se serrait face à l’inexpliquée détresse de son Âme Sœur. Ne connaissant pas son passé, elle entrevoyait peu clairement son présent. Elle savait qu’il souffrait et cela était assez pour qu’elle l’accompagne partout – comme son ombre, mais Zoran avait sûrement assez de celles-ci. Alors, elle avait pris la forme d’une étoile tombée du ciel, cheveux d’argent et peau de nacre, espérant qu’il cesserait enfin de la regarder avec ce mélange de désespoir et de compassion. Ce n’était pas assez, néanmoins, Ayzehl pouvait se consoler car elle avait fait de son mieux. Le reste ne lui appartenait pas entièrement.
Cette enveloppe humaine commençait tout juste à craquer. Elle envoya ses pensées vers Zoran, l’informant qu’elle devait retourner se cacher, sur la côte ou dans la forêt. Le Fëalocë fendait le vent glacial et la foule qui commençait à se rassembler aux portes des tavernes pendant que les marchands remballaient leurs étals. Un instant, son regard se tourna vers la mer. L’étendue grise lui crachait ses embruns au visage ; le sel lui mordait les joues. Si Arianwyn en avait eu assez de l’attendre, que ferait-il ? où irait-il ? Les paroles rassurantes de Verena étaient emportées, déchirées par le mistral qui hurlait. En lui grandissait le sentiment étrange d’avoir perdu à un jeu de hasard ; de s’être réveillé dans le mauvais corps, dans le mauvais monde. Il ne cilla pas, contemplant l’horizon jusqu’à ce que ses yeux soient brûlés par le sel et le vent.
°
Je te rejoindrai à l’aube. Je sais où aller. ° finit-il par répondre à la Dragonne.