[RP] Arc en coeur

Il allait devenir aspirant ! Il avait le Don, on le lui avait enfin dit officiellement. Il avait tellement douté, tellement eu peur. Parler avec Iska, c’était facile, c’était l’âme sœur de sa mère, évidemment qu’elle lui parlait. Et Bêtise, et bien ptet qu’elle parlait à tout le monde. Les vertes on savait jamais vraiment ce qui leur passait par la tête. Surtout celle de Selcot. Lui non plus on ne savait jamais vraiment ce qui lui passait par la tête. Il avait des justifications comme ça pour toutes les fois où un dragon avait touché son esprit. Alors quand on le lui avait confirmé, il avait senti son cœur bondir de joie et de soulagement.

Peut-être qu’il aurait un brun comme son père. Est-ce que sa mère serait fière de lui ? Ou triste ? Ou les deux ? A moins qu’il n’ai un immense empereur noir, aussi grand qu’une dorée. Ou un petit blanc super malin. Ou un bronze, avec la majesté inconsciente de cette couleur métallique. Ou bien une dragonne ? C’était super rare et pas toujours de bon signe mais Iska pourrait être heureuse d’avoir une compagne bleue ? Ou alors elle serait jalouse ? Ou bien une verte comme Selcot. Nan, il en doutait. Lui, on savait facilement ce qu’il avait en tête. Ou bien une toute petite impératrice ou une minuscule blanche ! Tant qu’il avait un dragon.

Il se demandait si ce genre de questionnement était courant chez les autres aspirants. Jusqu’ici, il leur causait pas trop de l’aspiranat. D’abord parce que, quelque part, les aspirants étaient au dessus de lui dans la hiérarchie. Ils avaient leur place au Kaerl. Lui pas sûr. Et puis ils avaient plein de choses à apprendre. Et à désapprendre. Alors ils étaient tout le temps occupés et il voulait pas les déranger. Il leur parlait d’autres choses, des secrets du Kaerl. Des raccourcis, des migrations des poissons sur le plafond de verre, l’humeur des gens, qui qu’on pouvait emmerder et qui qu’on pouvait pas et surtout le poissonnier qu’on ne devait pas toucher.

Ca tombait bien, il avait rendez-vous avec Ausra. La Torhille était pour commencer très belle, ce qui n’enlevait rien et puis elle était l’aspirante de maman. Tous les aspirants de maman n’étaient pas pour Loïkim comme des frères et sœur. Ca allait du cousin chiant à la demi-sœur sympa. Ausra était plutôt dans ces derniers et elle avait accepté de laisser l’adolescent s’entrainer à tricher aux cartes avec elle tant qu’on ne pariait pas d’argent. Il avait donc emmené son paquet marqué par Selcot et un sac de cailloux brillants qu’il aimait bien et qu’on partagerai en guise de pion. L’idée n’était pas de rouler la jeune femme dans la farine, c’était pas très fair play. Mais si tout le monde savait qu’on trichait alors on pouvait bien s’adonner à ce sport sans scrupule.

« Ausra ! » la bonne humeur solaire et l’excitation du garçon avait porté sa voix un peu plus fort qu’il ne l’aurait du. Il sentait la réprobation silencieuse des statues. Alors il leur tira la langue. Elles pouvaient bien réprobationner tout ce qu’elles voulaient, elles pouvaient rien dire, na ! « Ausra je vais devenir aspirant ! Pour de vrai ! On sera collègues et tout ! Tu imagines si on marque en même temps ? Ce serait trop bien. Tu veux un dragon de quelle couleur toi ? Attend, regarde, j’ai volé du jus pour notre partie. Il est tellement juste pressé qu’il mousse. »

Loïkim rappelait à Ausra ses deux petits frères jumeaux, ceux qu'elle n'avait pas vus grandir tant elle voyageait déjà par monts et par vaux à l'époque. Ils devaient être âgés d'à peine deux ans de moins que le fils de Liâd. Si par un quelconque prodige Aivars et Ainars avaient eux aussi le Don et qu'ils arrivaient au Kaerl, ils seraient certainement amis avec Loïkim. Et cela sonnerait la fin de la tranquillité des adultes du Kaerl. Ausra sourit, imaginant qu'une telle rencontre lui donnerait un aperçu de ce que vivaient les habitants de Rezdya à l'époque où Alvis et elle étaient enfants. Un jour où Aivars - le moins bavard des jumeaux mais aussi le plus énergique - courait dans le village comme à son habitude et avait manqué faire tomber le tavernier qui sortait précipitamment de son auberge, Ausra avait entendu une commère marmonner entre ses dents. "Que Gaïa nous protège" avait-elle dit. "Les petits Cristea ont l'air aussi turbulents que les grands au même âge". Elle se souvenait avoir pouffé discrètement et avoir répondu mentalement à la prière de la colporteuse de ragots: "Montrez vous à la hauteur, les enfants d'Eurilya!"

En lui demandant de l'aider à s'entraîner à tricher aux cartes, Loïkim se montrait déjà à la hauteur de la fratrie Cristea. Il avait apparemment appris auprès d'un elfe du Kaerl Céleste qui avait grandi ici, au Mar Luimë. Ausra, quant à elle, avait également appris quelques trucs auprès de Dasha durant son apprentissage. Mais les conseils de son ancienne mentor avaient été purement théoriques et destinés à la mettre en garde. Ausra serait bien incapable de les mettre en pratique pour plumer des gens. Si elle voulait tricher, elle soudoierait un oiseau pour qu'il espionne le jeu des adversaires et les lui dévoile. Il faudrait que cela soit un corbeau ou un oiseau apparenté, ils avaient une bonne vue et étaient généralement fiables si on concluait un marché avec eux. Les pies faisaient exception, et retournaient leur veste à la moindre contre-offre. Les pigeons étaient trop stupides, les rapaces trop peu communs, les moineaux trop fragiles, les étourneaux trop écervelés. Les corvidés restaient le meilleur choix. Mais leurs cris risqueraient d'agacer tout le monde et de les faire chasser. Quel autre oiseau pourrait mieux l'aider?

La voix du garçon interrompit les spéculations d'Ausra qui allait à sa rencontre en marchant parmi les statues. Son écharpe vert d'eau, celle qui venait d'une boutique d'Ys, recouvrait le bas de son visage. Lorsqu'elle réfléchissait, elle avait tendance à se réfugier dans le tissu de son écharpe, comme si elle se protégeait d'une rafale de vent neigeux. Par un prodige qu'elle ne pouvait expliquer, son chignon tenu par un lacet usé n'était pas encore défait.

Salut p'tit!
Elle ébouriffa les cheveux roux de Loïkim pendant qu'il lui annonçait qu'il était officiellement aspirant. Ausra le savait déjà. Il avait le Don, c'était évident, et pourquoi aurait-il refusé de rejoindre les rangs des Aspirants? Le petit faisait peut-être des grimaces aux statues, il n'en était pas moins sain d'esprit. Et aucune personne sensée ne refuserait une vie aux côtés des dragons.
C'est du jus de quoi? C'est pas alcoolisé au moins?
Loïkim était trop jeune pour boire. De plus, il était à demi elfe, et les elfes sont trop chétifs pour tenir l'alcool.

La couleur de mon futur dragon m'est bien égale! Même si ça serait chouette, une couleur rare ou qui n'existe pas. Ou plusieurs couleurs! C'est peut-être possible, après tout. Y'a bien des oiseaux qui sont des filles d'un côté et des garçons de l'autre. Des papillons aussi! Bon, tu veux t'installer où?

Le pied d'une statue semblait une bonne idée. Mais laquelle choisir? Il y en avait tant...

Il secoua la tête dans l'autre sens quand elle ébouriffa ses cheveux. Il disait bien à maman que ça servait à rien de le recoiffer à chaque fois avant qu'il ne sorte ! Déjà il se décoiffait tout seul en courant et puis les gens pouvaient pas s'empêcher de mettre leurs doigts dans sa crinière cuivrée. Ca le dérangeait pas, il trouvait ça affectueux. Bientôt, ce serait lui qui perdrait ses doigts dans ls cheveux des gens. Déjà, il était pas mal plus grand que les garçons de son âge, sauf les Torhils et ceux qui avaient déjà commencé leur poussée de croissance mais dans l'ensemble quoi. Il faisait plus vieux aussi. On le prenait souvent pour un aspirant. Et là, ça allait être vrai ! Et même que s'il était pas trop nul, il serait chevalier plus jeune que certains qui arrivaient juste au Kaerl. Il pourrait leur donner des ordres et tout. Ce serait trop cool.

Evidemment, Ausra, elle, ne suivait pas du tout ses pensées et était restée au jus. Bon, ouais, c'était la dernière chose qu'il avait dite mais, comme souvent, il s'était tellement dispersé qu'il avait oublié où ils en étaient à voix haute. Il espérait que son dragon serait capable de suivre ses pensées.

"Bah nan ! Pour quoi faire, alcoolisé ?" L'alcool, il n'avait pas le droit d'en boire et rien que l'odeur le faisait tousser. Un jour, il goutterait pour le défi mais pour tricher aux cartes, il voulait garder l'esprit clair.

"C'est du jus de pomme. J'crois qu'il y a un peu de citron aussi mais je suis pas sûr, peut-être que Sess se moquait de moi, je sais jamais avec elle." Il pencha la tête. La couleur qu'est pas grave bla bla bla il savait bien, il était pareil même s'il avait hâte de savoir. De toute façon on peut pas être déçu de son âme soeur. Mais on peut la décevoir alors faut être à la hauteur. N'empêche, quand on rêvait on pouvait bien avoir une couleur préférée non ? Et puis la suite le coupa net dans ses réflexions.

"Y a des oiseaux qui sont fille et garçons ?"

Déjà, les oiseaux, c'était vraiment bizarre comme animaux avec les plumes et tout. Il en avait vus bien-sûr, mais pas énormément et c'était bien un truc du dehors. Il s'assit de lui-même sous la statue la plus proche, se servant du socle comme d'un dossier, les jambes en tailleurs, soudain très droit. C'était toujours comme ça qu'il s'asseyait. Il savait pas pourquoi il était plus gracieux assit que debout. Peut-être parce que soudain, son mouvement perpetuel travaillait à son maintient immobile et lui donnait une prestance bizarre.

"Mais comment ils savent ce qu'il sont alors ? S'ils sont les deux ? C'est pas un peu bizarre ? Je me demande comment ils pensent. Tu crois que les autres oiseaux trouvent ça bizarre ? Tu voudrais vraiment un dragon fille et garçon à la fois ? Genre bronze et vert ? Ou je sais pas, tout blanc mais les deux ? Ce serait quoi sa forme bipède tu penses ?" Il attrapa son sac de cailloux et le vida entre eux, commençant à les trier par taille et couleur.

"Après, moi je suis demi-demi aussi et je suis pas, enfin c'est pas au milieu quoi, c'est un mélange mais quand même, je me demande..."

La statue de l'humain à l'attitude fière comme celle d'un elfe serait parfaite pour tricher aux cartes. Ausra avait envie de se moquer de lui en regardant ses yeux ronds de pierre, vides de toute expression. Un regard parfait pour jouer aux cartes, même à la loyale.

Ouais, ça arrive. On le voit parce qu'ils sont de deux couleurs différentes. Mais c'est rare.

Ou peut-être la statue du fealocë, celle qui regardait dans une direction telle qu'on ne pouvait aisément croiser son regard en marchant dans les allées? Pour bien flouer son adversaire, on a souvent besoin que des gens soient d'accord pour détourner le regard. Il y avait aussi les statues mal entretenues, celles dont on ne pouvait lire les noms. On avait triché avec leur mémoire, c'était certain. A moins que ceux dont la statue restait comme neuve soient les véritables tricheurs. Pour en arriver à un tel niveau de reconnaissance posthume, il fallait être vraiment illustre. Et pour cela, rien de tel qu'une bonne tricherie en règle. S'attribuer les actes héroïques de quelqu'un d'autre, par exemple. Ausra avait vu cela chez ses amis les corbeaux: ils attendaient parfois qu'un prédateur chasse pour eux et venaient ensuite dévorer les restes. C'était lâche, mais ils conservaient toutes leurs chances de survie, contrairement au prédateur qui risquait de finir empalés sur des cornes ou des bois. Mais là était toute la différence. Les corbeaux avaient besoin de survivre. Les gens des statues, eux, étaient déjà morts. Qu'avaient-ils à faire de toute cette renommée?

Comment ils savent ce qu'ils sont? Eh bien, ils sont les deux! Tout simplement!

Loikim semblait très intrigué par cette histoire d'oiseaux chimères. Pourtant, cette idée n'avait rien qui puisse bouleverser à ce point. Un oiseau séparé en deux par une ligne, mâle d'un côté et femelle de l'autre. Une fusion de deux êtres qui crée une chimère. Un papillon avec une aile blanche et une aile bleue. L'oiseau pouvait se nourrir, voler, piailler. Le papillon pouvait voleter pour ensuite se poser sur une branche d'arbre, replier ses ailes et passer pour une feuille. Rien ne changeait pour eux, alors pourquoi cela changeait-il tant de chose pour lui?

La réponse arriva vite. Loikim était un demi-sang. Et il avait du mal à réconcilier ses origines maternelles et paternelles. Il semblait se considérer comme une sorte d'oiseau chimère lui-même.

Tu sais, l'oiseau que j'ai vu, c'était un tout petit truc. Un oiseau chanteur. Et il disait la même chose que tous les oiseaux chanteurs, c'est à dire "alerte, voilà un sans-plumes sans-poils, cachez vous!"

Elle rit, s'assit finalement près de la statue de l'humain orgueilleux et appela Loikim d'un geste de la main.

Les petits oiseaux ont peur de nous. Ils nous appellent les sans plumes sans poils. Quant à toi, je vois deux façons de comprendre le fait que tu sois demi-demi comme tu dis. La première, c'est de faire comme les oiseaux garçons-filles et de te dire que tu es les deux, que ça ne change rien et que tu vis ta vie de la même manière que les entiers comme moi. La seconde, c'est de te dire que tu es entièrement sans plumes sans poils, et que tu fais donc partie de la tribu de ceux qui font piailler les oisillons, comme tout le monde!

Satisfaite de son conseil bancal, Ausra se redressa et sourit. Avant son premier départ de son village natal, elle n'aurait jamais accepté de parler de ce sujet. Les demi-sangs, c'était tabou, et ce dans toutes les familles de Rezdya. Mais depuis, elle en avait rencontré quelques uns, et avait même failli succomber elle-même au charme d'un neishaan. Qui était-elle donc pour juger?

Bon, tu me montres ces cartes? A moins que ton jeu ne se joue avec tes cailloux?

Une chose était vraie. Les oiseaux c’était bizarre. Ils avaient des plumes au lieu des écailles et montraient des dessins dans leurs plumes. Même une seule plume pouvait avoir plusieurs couleurs alors que les gens, ils n’avaient pas les cheveux qui changeaient de couleur au milieu. Les chevaux non plus, les chiens et les chats un peu mais c’étaient pas des plumes. Par contre, il était certain d’avoir déjà vu des oiseaux avec des tas de couleurs. Il était presque sûr que c’était pas rare. Il se gratta la tête. Ptet que c’était d’en avoir que deux qui était rare ? Les oiseaux au dessus de la mer ils étaient souvent blanc et noir mais aussi gris pis avec du jaune ou du orange sur les pattes et les becs.

Ou alors Ausra se moquait de lui ? Mais elle avait l’air sérieuse. Au fond, Loikim était bien content d’être mélangé et pas moitié elfe moitié Torhil, ça aurait été bizarre. Ausra s’assit sous la statue de l’Humain Fier. Le garçon la rejoignit sans discuter, se posant en face d’elle, toujours attentif à ses paroles, des questions plein la tête mais avec l’intelligence (ou du moins la politesse) de ne pas l’interrompre. La conclusion le fit rire d’ailleurs. Il sortit le paquet de cartes marqués que lui avait fait Selcot et commença à distribuer pour une belote. Il connaissait ce jeu depuis qu’il était né, au moins.

« J’savais pas que tu parlais aux oiseaux ! c’est sûr que tu vas marquer alors, puisque tu parles déjà à des choses qui volent. Même si les dragons c’est autre chose. » C’était un enfant du Kaerl qui le disait. Il espérait qu’Ausra aurait une bleue. Il la voyait bien avec une sorte d’Iska chanteuse, avec une écharpe naturelle plus claire et tout. Ca lui irait bien. Elle était trop…posée pour une verte. Après elle pouvait avoir une argentée, hein, elle était bien assez intelligente mais c’était très rare les argentés. Ou une noire ou une blanche mais il voyait bleu, ptet moitié moitié avec des motifs qui changent sur les écailles comme un oiseau. Il réfléchit encore.

« Je suis ce que je suis, ça je sais. Ici, j’ai de la chance, on s’en fiche un peu. Parait que c’est pas pareil dehors. C’est juste, je sais pas trop si je suis comme mon père ou pas. Et je ne sais pas si ça ferait plaisir à maman ou pas. Je me demande. » Avec l’arrivée de l’adolescence, il commençait à ressentir le manque d’un modèle paternel fort. Il y avait des questions qui montaient en lui qu’il ne se sentait pas de poser à sa mère. Il avait peur d’avoir la même voix que son paternel par exemple. Et que ça attriste celle qui était encore tout pour lui. Il posa le reste du paquet entre eux et partagea les cailloux pour faire la mise.

« Commence. Honneur aux aînés. » Avant, il disait honneur aux filles mais il s’était fait engueuler une fois par une demoiselle qui lui avait expliqué que c’était sexiste et tout et il avait pas envie de risquer un sermon. Même si c’était pas sexiste d’abord. Bête peut-être mais fallait bien que quelqu’un commence alors pourquoi pas les filles hein ?

Depuis son arrivée au Mar Luimë, Ausra ne cachait plus sa capacité à parler aux animaux. Ici, la magie n'était pas un problème. Mais les réflexes avaient la vie dure. Elle bredouilla les premiers mots de sa réponse à Loïkim avant de se souvenir qu'elle n'avait plus besoin de se cacher.

Pas uniquement aux oiseaux, en fait. Je comprends le langage de presque tous les animaux. Les oiseaux, les chats, les loups, ... Par contre, les insectes, ils font juste du bruit. Les trop petites souris, je ne les comprends pas non plus. Quant aux aoles, ils courent trop vite pour que je les comprenne! J'ai juste le temps d'entendre un mot et ils sont déjà trop loin pour le reste de la phrase.

La jeune femme était une coureuse rapide, mais pas au point de pouvoir rattraper un aole, quoi qu'ait pu dire Alvis pendant leur jeunesse.

Kim avait raison: en dehors du Kaerl, les sangs mêlés étaient mal vus. A Rezdya, on l'aurait peut-être même chassé. En tout cas, l'aubergiste n'aurait pas voulu de lui dans son établissement. Depuis ses premières missions loin d'Undomë, Ausra avait réalisé à quel point son village natal était minuscule. Mais jamais elle n'avait compris que l'esprit de ses habitants l'était tout autant, jusqu'à son arrivée au Kaerl. Si seulement elle pouvait faire déménager ses frères ici! Pour ses parents, l'espoir d'un changement d'opinion était infime. Mais si ses petits frères jumeaux plus jeunes que Loïkim apprenaient à connaître des sangs mêlés et à les accepter, peut-être pourraient-ils faire changer les choses à leur niveau...

Pourquoi ça ne ferait pas plaisir à ta maman que tu ressembles à ton père? Si elle t'a eu avec lui, c'est qu'elle trouvait que c'était quelqu'un de bien! Donc si tu lui ressembles, c'est une bonne chose, non?

Honneur aux aînés. Cela faisait plaisir à Ausra d'être l'aînée, elle qui avait grandi en étant l'enfant du milieu. Elle porta sa main à son coeur, mimant le fait d'avoir été touchée par un honneur extrême, et joua comme si elle ne savait pas qu'il y avait tricherie. Après tout, pour que le petit s'entraîne, il fallait agir naturellement...

Les yeux du garçon se mirent à briller d'une admiration qu'il ne prit pas la peine de cacher. Cette révélation laissait planer tellement de mystère et de coolitude et de...c'était trop trop bien ! Il était presque jaloux sauf que c'était l'aspirante de maman alors il avait pas besoin, c'était un peu comme si c'était lui, par, comment on disait, il ne savait plus mais c'était pas grave, c'était la classe a Däalace de la balle de mousse rebondissante !

"Comment tu as trop de la chance. Ici, déjà, y a pas beaucoup d'animaux à part les poissons mais ils font pas beaucoup de bruit. Sauf les baleines. elles chantent les baleines et c'est trop beau. Tu parles aussi aux poissons ? Et du coup c'est pas trop dur pour toi de les manger si tu leur parle ? J'pourrais jamais manger du dragon ou même du lézard de feu ou du dragon feu, ce serait trop bizarre. Mais je suis un peu bizarre je crois. Parce que je me dis si jamais j'ai pas le choix ptet que je le ferais. Parait que y a des gens qui mangent des chevaux. T'as mangé du cheval toi déjà ?"

Il la laissa jouer comme elle voulait, soulagé qu'elle accepte de faire semblant de rien et décidant de continuer à dire des bêtises. Selcot disait qu'il était important de distraire sa cible par des effets de manche et tout. Sauf qu'il avait pas pensé et que sa tunique était à manches courtes. Maman n'avait pas sorti les tuniques d'hiver et puis il avait tellement grandi depuis la dernière fois qu'elles ne devaient plus lui aller. Ce qui voulait dire un passage chez le tailleur. La guigne. Rester immobile et parler chiffons, non merci. Il piocha et joua normalement. Attendre. Emousser la vigilance de son adversaire. Même perdre au début au besoin.

"Parce que mon père est mort à la guerre et je sais que si elle le cache, elle en est encore triste. Moi, je ne l'ai pas connu. Mais si je lui ressemble trop, je sais qu'elle sera fière, elle est toujours fière de moi mais je ne veux pas qu'elle soit triste. Tu vois ? Je ne veux pas toujours lui rappeler lui."

N'ayant jamais rien perdu de plus personnel qu'un bijou ou un doudou quand il était petit il avait du mal à appréhender la "perte" d'un être vivant. Il sourit.

"A toi. Mais tu sais, je suis sur que c'était quelqu'un de bien. C'était un elfe et il avait un dragon brun. Il était grand mais pas comme un torhil, comme un elfe. Parfois je me dis qu'il doit ressembler à Selcot. Vu que c'est un elfe aussi. Mais c'est raciste de dire ça parce que je connais plein d'elfes et ils se ressemblent pas tant que ça en vrai mais je trouve que je ressemble à Selcot. Sauf que c'est pas Selcot, hein, je t'ôte d'un doute tout de suite. En plus il a une verte. Ca veut tout dire. T'aimes les filles ou les garçons toi ?"

La sexualité, quand ça ne parlait pas de bisou ou de trucs immondes sous la couette, l'aspirant trouvait ça normal. Les vols de dragons l'avaient habitué à l'idée qu'on ne décidait pas toujours et que, bah, fallait bien le faire quoi. Un peu comme ranger sa chambre.

Hey, hey, HEY!

Ausra, hilare, levait ses mains comme pour repousser le flot de questions de Loïkim.

Laisse moi le temps de te répondre! J'ai l'impression d'avoir mes deux petits frères dans un seul corps en face de moi!

La jeune femme était elle-même adepte des rafales de questions, la mère de Loïkim et sa liée en avait d'ailleurs fait les frais. Pour cette raison, elle n'en voulait pas au jeune garçon d'être aussi enthousiaste. Ausra avait beaucoup de défauts, mais la mauvaise foi n'en faisait pas partie.

Je ne parle pas aux poissons. Pour leur parler, il faudrait que je parle sous l'eau. Et si j'essaie, ça fait bblllllblblbll! Et blbbllbllll, ça ne veut rien dire. Pour ce qui est de manger les animaux...
Les souvenirs de ses premières sorties de chasse avec ses parents après la découverte de son don remontèrent à la surface. Elle avait grandi depuis, et sa perception avait quelque peu changé. Mais l'ambivalence ne s'en était jamais vraiment allée. Comment considérer des êtres comme des proies quand on peut converser avec eux?
Disons que j'ai grandi dans une famille de chasseurs et que je n'ai pas pu en devenir une. Mais d'un autre côté, Gaïa a créé les prédateurs et les proies. Et nous, nous sommes les proies des uns et les prédateurs des autres. Donc j'essaie de m'y faire. Heureusement, les espèces avec qui je m'entends le mieux ne sont pas comestibles. Les corbeaux par exemple! Ils ont de la chance, ils mangent des cadavres déjà décomposés, c'est moins d'embêtements...

Elle laissa de côté la question sur le cheval. Elle en avait déjà mangé, et n'avait pas aimé ça. Et pourquoi manger des chevaux alors qu'il était toujours possible de trouver d'autres proies?

Ausra hocha la tête en écoutant Loïkim parler de sa mère et du souvenir qu'elle gardait de son père. En même temps, elle essayait de percevoir les mécaniques de la triche qu'il mettait en place. Elle ne remarquait rien pour le moment. Sa technique devait être bigrement efficace! A moins qu'il ne l'ait pas encore mise en place...

Tu n'y peux rien si tu lui ressembles, dit-elle en haussant les épaules. T'as pas à t'en vouloir pour ça. De toute façon, ta mère ne t'en voudra pas.

Ausra avait connu des gens qui gardaient du ressentiments envers leurs enfants pour des choses que d'autres avaient commis. Il y avait ce type à Rezdya dont la femme était morte en mettant leur enfant au monde. Pour lui, son fils était l'assassin de sa femme, et ses anniversaires étaient celui de la mort de son épouse. Son enfant avait l'âge d'Alvis, et ce dernier "réparait" les anniversaires du garçon chaque année en lui offrant des biscuits ou des morceaux de gâteau qu'il chipait ou achetait avec sa paie d'apprenti lorsqu'il en eut l'âge. Ausra, quant à elle, préférait venger l'ami de son frère. Elle jetait des oeufs ou des abats sur sa maison, lui déposait des lettres de menace anonymes écrites de sa main gauche afin qu'on ne reconnaisse pas son écriture. Une année, elle avait même déposé une bouse sur le seuil de sa maison, l'avait recouverte de feuilles puis les avait enflammées. Le père indigne était sorti, avait écrasé la bouse avec son pied pour éteindre le feu et ruiné ses belles bottes par la même occasion. 

La jeune femme sourit en repensant à cette bonne blague. C'était une certitude: Liâd n'avait rien en commun avec de sinistre personnage. Loïkim pouvait dormir tranquille. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi Alvis et le fils de l'homme aux bottes souillées lui en avaient voulu. Ils auraient dû la féliciter! Désormais, elle ne se donnait plus de mal pour faire plaisir aux gens. S'ils voulaient qu'elle travaille pour eux, ils devaient la payer pour cela, un point c'est tout.

Elle continua de jouer en écoutant le garçon parler d'un certain elfe nommé Selcot qu'elle ne connaissait pas. Elle décida de boire un peu du jus de fruits que Loïkim avait amené.

Mais sa question le lui fit avaler de travers.

Elle toussa, posa ses cartes face cachée à côté d'elle, toussa jusqu'à faire partir les dernières gouttes de boisson de sa trachée. 

Euh...c'est à dire que...
Un peu de jus de fruits continuait d'irriter sa gorge. Elle toussa encore, puis un rire se mêla à la toux.
C'est ça, ta technique pour tricher! Tu fais perdre la tête aux adversaires en posant des questions bizarres?

Bah il savait pas lui. Ptet que blblblblbl ça voulait dire quelque chose. Y avait des gens qui parlaient tellement dans leur barbe que c'était pas très différent, surtout les vieux quand ils avaient plus de dents. Quand on était mort, si ça se trouvait on parlait aux poissons. Mais c'était Ausra l'experte hein. Lui il aimait pas tellement les poissons en animaux. Il les trouvait jolis mais un peu chiant. On pouvait pas enseigner de tours aux poissons. On pouvait pas dormir avec. On pouvait pas les serrer dans ses bras à moins d'être tout le temps dans l'eau et tout frippé alors bon, à part pour faire des chouettes ombres autour de kaerl (et pour manger) c'était pas cool.

Tout en jouant, il en apprenait plus sur l'apprentie de sa mère et ça par contre c'était super. Elle venait d'une famille de chasseur ! Ca devait être tellement bien d'aller dans ls bois avec une arme et pouf d'un super coup d'arc toucher la cible sans viser ou presque et qu'elle s'écroule sans un bruit. L'adolescent n'était pas sanguinaire et n'avait une vision que très abstraite de la transformation d'un animal en nourriture mais son imagination lui rendait tout ça très romanesque. Il hocha la tête.

"Ici, les gens sont un peu tous comme ça. Pour être lié je pense qu'il faut un peu de sensibilité pour ce qui vit quoi. Enfin je suis pas grand maître ou rien mais le lien il vient pas du cul d'un cheval quoi. Après, y a les ardents. C'est un kaerl où les gens ils n'ont pas de morale, pas de...je vais pas dire pas d'âme parce qu'ils ont un dragon donc une âme soeur donc elle doit être la soeur de quelqu'un mais c'est des gens cruels quoi. " Il se savait un peu biaisé par sa propre histoire. Surement qu'il y avait des ardents fréquentables, sauf qu'on ne les avait pas vus durant les combats et qu'on n'allait pas de si tôt lui permettre d'en fréquenter, des ardents fréquentables.

"J'aimerai pas manger du cadavre. Enfin c'est ce qu'on fait déjà mais frais quoi. Je suis bien content que les corbeaux et les poissons s'en occupent. Je connais des gens qui mangent que du légume mais ils sont tous maigres, je suis pas sur que ce soit bon. Ptet que j'en connais qui sont pas tous maigres mais du coup comme je le vois pas, je sais pas ce qu'ils font. Moi je pense comme toi. Y a les prédateurs et les proies et faut juste faire attention pour pas blesser plus que de strictement nécessaire. Les dragons faut bien que ça mange et les lézards de feu aussi alors on s'habitue parce que c'est la nature tu vois." Il haussa les épaules.

"M'man m'en voudra jamais. Elle sait que c'est pas ma faute, et puis elle n'est pas idiote, elle en veut pas pour ça. Mais elle sera quand même triste. Contente parce que je grandi mais triste parce qu'il lui manque. Si je pouvais la rendre heureuse sans qu'elle soit triste en même temps, bah je préfèrerai. C'est surement stupide."

Heureusement sa question surprise eut l'effet escompté et il tenta une première fois d'échanger une mauvaise carte contre une meilleure qui était sur le haut de la pile, profitant de ce qu'elle toussait. On fermait toujours un peu les yeux quand on toussait.

"C'est une partie de la technique. T'as pas répondu. Tu sais, ici on s'en fiche hein. Dehors c'est pas bien vu mais ici, pfeu. Avec un dragon on décide pas toujours."

Le Kaerl Ardent revenait dans la conversation. Liâd et Iska l'avaient déjà mise en garde contre ce Kaerl qui voulait asservir le continent, voire le Rhaeg. Ausra l'avait dit plus tôt: il y a des proies, et il y a des prédateurs. Ce Kaerl Ardent abritait peut-être des proies lasses de se faire chasser et qui voulaient éradiquer les prédateurs. A moins qu'il ne soit peuplé que de prédateurs à la faim insatiable. Ils avaient peut-être un sens moral différent du leur, ou pas de morale du tout comme le disait Loïkim. Quant au Kaerl Céleste, ses gens semblaient, au contraire, prisonniers de leur morale qu'ils voulaient imposer au Rhaeg. La jeune femme était heureuse de se trouver dans un Kaerl neutre, où l'on pouvait tout apprendre au sujet des dragons sans s'embarrasser de politique.

En tout cas une chose est certaine au sujet des Ardents, dit Ausra en jouant une carte. Ils doivent dégager une forte odeur de transpiration, à force de vivre dans un volcan!

-

Avec un dragon? Mais de quoi parlait-il? Soudain, Ausra craint d'avoir mal compris la question de Loïkim. Lui avait-il simplement demandé si elle préférerait être liée à un dragon femelle ou à un mâle? En général, les femmes étaient liée à une dragonne, et les hommes à un dragon mâle. Mais il y avait des exceptions.

Non, cela n'avait pas de sens. Sinon pourquoi ajouter que ce dont il parlait était mal vu "à l'extérieur"?

J'sais pas. J'ai jamais essayé ni les uns ni les autres. Pas la tête à ça.

Le fameux "incident du Neishaan" lui avait cependant confirmé qu'elle aimait les garçons. Mais les filles? Il y avait bien eu cette jeune elfe de passage à Rezdya quand elle débutait son entraînement au combat, qu'elle avait trouvé belle au point de trouver n'importe quelle occasion de lui parler ou simplement de la regarder. C'était proche de ce qu'elle avait ressenti quand le Neishaan du Sud chantait. Mais était-ce assez similaire pour vouloir dire quelque chose?

Et toi alors? Au lieu de faire avaler leur jus de pommes de travers aux honnêtes gens, tu préfères qui? As-tu seulement l'âge de poser ce genre de questions, d'ailleurs? A moins que ce Selcot ne t'aies donné une liste de questions gênantes à poser à ton adversaire?

Elle rabattit son écharpe devant son visage, n'en laissant dépasser que la moitié supérieure. Seuls ses yeux trahissaient la présence de son sourire moqueur. Il voulait la déstabiliser? Très bien. Elle allait trouver sa stratégie et l'exposer seule, faute de pouvoir compter sur un complice à plumes pour espionner son jeu...

Le rire du garçon s'envola au milieu des géants de pierre. C'était ptet pas la blague la plus évoluée du monde mais l'idée de tous ces ennemis pleins de sueur qui sentaient le poisson pas frais le remplissait d'une hilarité non-contenue. Le moyen d'avoir peur de gens comme ça ! Je te jure. Ausra elle était trop cool pour penser comme ça. Il se promit d'y repenser quand il serait en face d'un ennemi du Kaerl plutôt que de se dire qu'ils avaient tué son père. Même s'il était évident que le gars qui avait réussi à avoir son paternel n'était pas un tout plein de sueur mais un gars super balèse. Probablement l'Exception de la Règle ou un truc du genre.

"Selcot a dit de poser des questions gênantes mais il a pas donné de listes." Elle avait pas l'air d'avoir vu sa maneouvre, c'était la preuve que ça fonctionnait non ? Il découvrit sa main gagnante avec un grand sourire et un clin d'oeil mais se força à répondre quand même parce qu'il était beau joueur, même quand il trichait.

"Moi je sais pas. J'dirais les filles mais euh, berk quoi. C'est juste que je me dis, si maman elle veut des petits enfants c'est mieux si je suis avec une fille ? Mais bon si c'est un garçon c'est un garçon. De toute façon je verrai bien. J'suis pas encore vraiment assez grand il parait. J'ai jamais été amoureux. J'avais une amoureuse quand j'avais six ans, jusqu'à mes huit ans mais après elle est devenue bête, elle ne voulait plus faire de cabane ou jouer au ballon sous prétexte qu'elle était une fille ce qui est ridicule parce que v'là le prétexte bidon. J'ai fini par jeter sa poupée du haut d'Iska et on s'est plus parlé. Elle est partie l'année d'après pour faire un apprentissage ailleurs vu qu'elle avait le vertige et c'est pas super pour se lier quoi."

Il haussa les épaules.

"Les autres disent que ça m'intéressera plus tard. En vrai, je m'en fiche un peu, y a des gens. Y en a qui sont cool. Y en a qui sont chiants. J'suis pas sûr que ce soit lié a si c'est des filles ou des garçons. Toi t'es super belle par exemple mais t'es surtout super cool tu vois. Tu serais un garçon tu serai cool pareil. Mais souvent les gens de dehors ils se posent plein de questions là dessus, surtout pour l'homosexualité et tout. J'ai vu des aspirants qui trouvaient ça sale et tout. Moi j'dis que de toute façon c'est berk mais que je vois pas ce que ça change. Du coup je voulais ton avis."

En vérité et bien qu'il le cache à tous et surtout à lui-même, il commençait à se poser des questions. Se lier avec un dragon voulait dire commencer à se poser des questions de ce côté là aussi. Et...et bien ça lui faisait un peu peur. Et s'il n'était pas à la hauteur de ce qu'il voulait lui ? C'était idiot comme question, c'était sûr mais voilà. Il préférait en parler avec quelqu'un de vaguement son âge et c'était tombé sur Ausra.

Il n'a pas donné de liste? répéta Ausra en souriant. La tête penchée sur le côté, elle ajouta:
Tu as donc trouvé ça tout seul? Bravo, p'tit! Les histoires de coeur et de fesses, c'est toujours ce qui déstabilise le plus les gens!

Ausra savait parfaitement qu'elle ne faisait pas exception à la règle. Mais un jour, quand elle aurait de l'expérience dans ce domaine, elle serait imperturbable.

Loïkim avait déjà une main gagnante. La jeune femme écarquilla les yeux l'espace d'une seconde, puis fronça les sourcils en fixant les cartes. Comment avait-il bien pu s'arranger pour gagner aussi vite? Il n'avait pas regardé son jeu. Les cartes devaient être marquées, ou alors il les distribuait en les comptant dans sa tête, afin de ne garder que les cartes gagnantes. Ausra avait déjà essayé de compter les cartes en les distribuant, alors qu'elle voyageait encore avec Dasha. Sa mentor lui avait expliqué les grands principes de cette méthode de triche dont elle avait déjà fait les frais dans sa jeunesse. Mais Ausra n'avait jamais réussi à se concentrer assez longtemps pour mener à bien son stratagème. Se concentrer sur des rectangles numérotés, c'était trop ennuyeux. Ausra n'était capable de focaliser son attention que sur des êtres vivants, des étoiles et son obsession du moment.

Cependant, puisque Loïkim avait piqué sa curiosité, les techniques de triche aux jeux de cartes s'élevaient doucement au statut d'obsession du moment dans la tête d'Ausra.

Tandis qu'elle pensait à tout cela, elle écoutait le jeune garçon lui dire que les filles sont "berk" en souriant. Alvis était passé par cette phase, et les deux Terreurs la traversaient toujours, selon les dernières nouvelles qu'elle avait d'eux. Elle émit un hoquet de surprise à la mention de la pauvre poupée jetée du haut d'Iska. Si on avait fait subir une telle chose à sa poupée quand elle était petite, elle l'aurait vengée d'une façon ou d'une autre. Cependant, elle n'aurait jamais refusé un jeu sous prétexte qu'elle était une fille. Ausra, après tout, était une fille du Nord d'Undomë, une contrée où l'on accordait une grande valeur à la liberté.

Au milieu de ses explications, le p'tit lâcha un double compliment qui fit rougir Ausra. On lui avait déjà dit qu'elle était belle, mais elle n'y avait jamais cru. D'après Dasha, les gens disaient n'importe quoi aux jeunes filles pour leur voler leur argent, et Ausra avait pu vérifier cela à de nombreuses occasions au cours de ses voyages.

Eh bien...c'est possible que cela t'intéresse plus tard, c'est vrai. Tu es encore super jeune! Mais tu le sauras quand tu seras intéressé. Y'a des signes. Genre, on a chaud partout, on peut pas s'empêcher de regarder la personne, on a l'impression de flotter quand on l'écoute parler...

La jeune femme inexpérimentée décrivait ce qu'elle avait ressenti en écoutant le Neishaan voleur chanter son chant de diversion. Elle n'avait aucun autre moyen de comparaison.

Et pour en revenir au sujet!...
Elle se redressa, se tortilla un peu pour détendre ses muscles engourdis d'être restés trop longtemps immobiles.
Si tu revois les aspirants qui trouvent que les garçons ensemble c'est berk, parle leur de ça quand tu joues aux cartes face à eux! Leur esprit va faire un salto dans leur tête! Et maintenant que je t'ai donné un conseil, je veux savoir quelle méthode tu as utilisée pour gagner! T'as compté les cartes? T'as un système pour les marquer? T'as lu dans mes pensées? Oh, je sais! T'as un jeu gagnant planqué dans tes manches et tu l'as juste sorti quand je regardais pas! J'ai trouvé?

Bah non. Il avait pas donné de liste, parce que tout le monde était différent et qu'il savait pas à l'avance avec qui il allait tricher, ni lui ni Kim et c'était heureux parce qu'il savait à l'avance, non seulement il n'avait pas besoin de tricher (vu qu'il saurait déjà les coups) mais en plus ça ferait peur, un peu. Loikim n'eut pas le loisir de préciser sa pensée, Ausra continua à parler et il devint évident qu'elle était sarcastique.

Enfin presque parce qu'elle avait raison, il avait remarqué que les histoires coeur/fesse ça faisait rougir les hors-kaerl. A l'intérieur, les fesses étaient plus normales. Avec les dragons... puis fallait pas en faire tout un plat. L'adolescent n'avait pas encore atteint la puberté mais il savait en théorie ce qu'il se passait entre deux personnes quand elles se retrouvaient sous les fourrures et bien...si elles aimaient ça hein. C'était pas sale. Tant qu'on le lui demandait pas à lui. D'ailleurs, à entendre l'aspirante décrire l'état amoureux, ça ne donnait pas envie.

"Comme quand on est malade alors ? Quand j'ai de la fièvre c'est comme ça chez moi, j'ai chaud et la voix des gens elle vient en même temps de très loin mais elle résonne fort, le coeur bat et on a mal au coeur." Il se frotta la nuque "du coup, c'est chaud de savoir si on est amoureux quand on a de la fièvre non ? Si c'est les mêmes symptômes à part regarder tout le temps la personne. Parce que bon, on peut regarder les gens pour des tas de raisons et souvent c'est parce qu'ils ont une tâche, un trou ou autre sujet de moquerie quoi."

Il se demanda soudain si un ou une de ses camarade l'avait regardé fixement en agissant comme s'il avait de la fièvre. Ca ne lui dit rien ce qui le soulagea et le blessa en même temps. Il se promit de faire tomber des gens amoureux de lui parce qu'il méritait qu'on l'aime d'abord.

"Elles sont marquées et j'ai des substituts dans les manches pour rectifier ma donne." Il ne se pria pas pour donner l'info à son amie. Selcot lui avait dit de garder le marquage secret, pas la technique.

"Mais du coup, tu sais pourquoi on tombe amoureux ? Par exemple t'es très jolie mais je suis pas amoureux de toi. Y a pas de raison, c'est juste comme ça. C'est comme les dragons ? Mais d'un autre côté, on ne se lie qu'une fois et y a des gens qui tombent amoureux plusieurs fois je crois. Tu en connais ? Tu sais comment ça marche ?"

Il y avait une réelle intensité dans ses questions et un peu d'empathie pouvait aisément conclure qu'il ne cherchait pas l'information pour un hypothétique futur mais pour une raison qui lui tenait fortement à coeur.

La jeune femme souriait, mais elle grinçait des dents en entendant Loïkim comparer le sentiment amoureux au fait d'être malade. Elle avait certainement mal décrit l'amour, parce que cela n'avait rien à voir avec une bête maladie qui vous cloue au lit pendant deux semaines. En tout cas, ce n'était pas l'idée qu'Ausra s'en faisait. Avait-elle tort? Il y avait certes quelques points en commun. La tête qui tourne, la bêtise, et d'une certaine manière les jeunes mariés se retrouvaient souvent cloués au lit ensemble pendant un certain temps...

Faut faire la part des choses, dit Ausra en haussant les épaules. Vérifier si on se sent toujours pareil quand on n'a plus de fièvre.

Ainsi les cartes étaient marquées? La jeune femme en examina quelques unes, les retournant pour chercher un marquage sur leur dos, leurs tranches, les détails de leurs dessins...Elle ne remarqua rien. Ausra en conclut que le marquage devait être plutôt subtil. En réalité, elle aurait été bien incapable de passer suffisamment de temps assise à examiner les cartes pour trouver le marquage. Ausra avait besoin de mouvement et d'action, et sans cela son esprit s'envolait comme un dragon sauvage.

Bien joué! J'ai pas vu les cartes qui sortaient de tes manches. Si tu deviens doué comme ça pour substituer des trucs au nez et à la barbe des gens, tu pourras devenir redoutable!

Et le voilà qui revenait au sujet des sentiments amoureux. Tandis qu'il posait ses questions en rafale, rappelant de plus en plus à Ausra ses deux jeunes frères, l'aspirante tordait ses mains l'une dans l'autre, rajustait son écharpe, mordait sa lèvre inférieure.

Eh bien, euh...oui, j'imagine que c'est un peu comme une empreinte avec un dragon. Enfin, je ne connais pas encore tout de l'empreinte, et je....

Elle chercha quelques instants ses mots avant de rendre les armes en un grand soupir, tête baissée.

Écoute, il faut que tu poses ces questions à quelqu'un d'autre. Je ne suis jamais tombée amoureuse! J'ai jamais eu le temps! J'ai quitté mon village pour devenir mercenaire, j'ai passé mon adolescence à m'entraîner dur pour battre ma maîtresse d'apprentissage au combat. J'ai jamais connu personne d'autre que ma famille et elle, enfin suffisamment longtemps pour pouvoir avoir des sentiments. Non, vraiment, je ne suis pas la bonne personne pour t'aider!

Elle lui sourit tristement et ajouta:

Mais pourquoi tu me demandes tout ça, au fait? Tu aimes quelqu'un?

Logique. Et ce qui était logique était souvent vrai. Pas toujours. Souvent. Y avait des trucs pas logiques, comme par exemple pourquoi cet idiot de Solvan s’était lié à un bronze alors qu'il était sympathique comme un ardent dont on aurait salé le café. Finalement, Ausra lâcha qu'elle n'était jamais tombée amoureuse. A nouveau, l'adolescent fut à la fois soulagé (je suis pas en retard !) et désolé (elle mérite qu'on l'aime, elle aussi) mais il sourit devant sa gêne et lui fit un clin d'oeil.

"Moi j'dis, ça prouve que tu es pas du genre à te croire amoureuse tous les deux jours comme Selcot. C'est bien c'est que tu es intelligente. J'pense que tu seras une super dragonnière et que tu auras un regard de Flarmya très vite et que tu seras une des meilleures maîtresse du Kaerl."

Il le pensait. Il n'y avait pas eu beaucoup d'aspirants de sa mère qu'il appréciait autant que la Thorille. Il se sentait proche d'elle et voulait l'aider à se réaliser, quelle que soit la réalisation qui lui tiendrait à coeur. Elle faisait partie de la tribu, ce petit groupe de gens que le demi-sang aimait réellement et pour lequel il était prêt à tout. Vraiment tout. Preuve s’il en était que sa place était bien au Kaerl Englouti. Parfois, il avait peur qu’on lui dise que finalement ce n’était pas le cas. Qu’il allait devoir faire comme Selcot et quitter sa famille. Raison de plus pour se renseigner ! Il rougit un peu.

"C'est pour maman. Je me dis, je vais bientôt devenir aspirant et tout et je veux pas qu'elle s'ennuie ou se sente seule. Peut-être que c'est le moment pour qu'elle retombe amoureuse. Du coup, faudrait que je sache qui est amoureux d'elle. Mais je peux pas demander aux autres s'ils ont des symptômes de fièvre sans avoir de fièvre, ce serait trop grillé !"

Il haussa les épaules.

"Après, je vois pas qui serait vraiment assez bien pour elle. Mais si y a des sentiments, alors je peux rien dire. Maman, je pense qu’elle s’empêche. A cause de mon père qui est mort mais aussi à cause de moi. Si je dois partir, ou être blessé ou je sais pas, moi je veux qu’il y ait quelqu’un pour l’aider et la faire sourire. Un peu comme toi, mais toi, ça marche pas, parce que tu vas te lier et partir aussi. "

Que deux filles se mettent ensemble n’était pas un frein pour le garçon qui n’avait pas les préjugés du monde extérieur. On s’aimait comme on s’aimait. Il trouvait dégoutant deux filles qui se faisaient des bisous, c’était sûr ! Mais pas plus que deux garçons ou une fille et un garçon.

Ausra avait du mal avec les compliments. Ils venaient avec une pression supplémentaire sur ses épaules, celle qui lui ordonnait d'en être digne. Et ceux de Kim la surprenaient! Elle passait son temps à lui ébouriffer les cheveux et à l'appeler "p'tit" et malgré tout il lui disait qu'elle était intelligente et qu'elle allait réussir. Dans la maison Cristea, si une soeur s'amusait à semer le désordre dans la coiffure d'un de ses frères, on se vengeait en lui volant son écharpe ou en l'appelant "gueule d'aole". Ceci dit, Ausra restait consciente que les seules personnes plus jeunes qu'elle avait côtoyées étaient de sa famille, ses frères ou des cousins et cousines. Et personne n'a le même comportement avec sa fratrie qu'avec les autres. Elle même lorsqu'elle était encore enfant n'avait pas le même comportement avec les adultes extérieurs à sa famille qu'avec ses parents et les cousins plus âgés. On ne l'aurait jamais attrapée en train de dire des choses gentilles à son grand frère ou à sa cousine Vaiva, celle qui insistait toujours pour lui faire des tresses avec des rubans. Mais elle n'aurait pas eu de scrupules à se montrer plus sympathique avec, par exemple, le fils du tavernier. Qui avait, d'ailleurs, fini marié à Vaiva et père d'une petite fille aux cheveux tressés.

L'attitude de Loïkim n'était donc pas si étrange que cela. Ausra lui sourit sous son écharpe. Un sourire parfaitement furtif, si l'on exceptait ses yeux qui souriaient aussi.

La jeune femme étouffa un rire en imaginant Loïkim demander aux hommes du kaerl s'ils se sentaient fiévreux après avoir rendu visite à Liâd.

Hey, ta mère ne sera jamais seule! Tu n'as pas oublié Iska, tout de même? Elle va la faire sourire, c'est certain!

C'était là un des aspects qui donnaient à Ausra hâte de se lier à son tour: être lié signifiait ne jamais être seul. Elle n'avait jamais été vraiment seule au cours de sa vie, mais elle s'était souvent sentie à part, en grande partie à cause du fait qu'elle pouvait voir les sons. Personne ne pouvait partager avec elle quelque chose d'aussi simple que la beauté des couleurs du bruissement des feuilles dans la brise d'été. Le seul avec qui elle avait pu tout partager, c'était son frère aîné. Et il avait fini par lui préférer une vie banale avec une femme ennuyeuse.

Et tu sais, peut-être que ta maman est très bien comme ça! Peut-être qu'elle a suffisamment de travail avec des gens comme moi qui ne tiennent pas en place pour s'embarrasser d'une vie de couple par dessus le marché. Si j'étais prêtresse, je pense que...non pas que je puisse être prêtresse, tu imagines? Me limiter à un seul sujet d'étude! Mais ce que je veux dire...on ne doit pas s'ennuyer tous les jours! On a toujours plein de gens autour de nous, et les dieux qui nous parlent aussi. Franchement, je pense que ta mère ira bien quoi qu'il arrive!

Elle espérait que ses paroles maladroites suffiraient à apaiser le jeune garçon qui s'inquiétait pour sa mère. Ausra n'avait jamais été très douée pour parler aux gens, surtout de sujets aussi intimes. Elle était bien plus à l'aise pour négocier sa paie ou pour soudoyer une créature que pour ce genre de choses...

Il n'oubliait pas Iksa, la bleue n'était jamais oubliable. Il doutait pourtant de son potentiel souriresque. Souriesque ? Non, ça ne pouvait pas être ça, ça ressemblait trop à souris. L'animal. N'empêche, l'optimisme d'Ausra était un peu rassurant. Un peu. Parce que sa mère était douée pour cacher ce qu'elle ressentait sous de faux sourires qui donnaient l'air joyeux et calme. Lui il voyait bien qu'elle n'était pas satisfaite comme ça.Il repérait les soupirs et les regards dans le vague. Ca faisait longtemps qu'il faisait comme s'il ne voyait rien, il avait compris que le remarquer la rendait mal à l'aise. Il voyait quand même. Et Iska c'était pareil. Kim était certain que si elle n'aimait pas les bronzes c'était qu'ils n'étaient pas un certain brun qui lui manquait, c'était sûr. Même si elle volait avec d'autres dragons parfois. Non ? Il ne savait pas. Normalement elle devait, si ? Mais ça voulait dire. Non. Sa maman ne pouvait pas. Les autres oui c'était normal. Mais sa mère !

Il devint pivoine d'un coup alors qu'une certaine réalité s'imposa à lui avec la délicatesse d'une poele en pierre.

Il toussota. Ca ne changea rien du tout à l'image mentale. Ce qu'il aurait aimé avoir un dragon, là, tout de suite pour lui parler d'autre chose !!!

Il regarda le sol entre eux deux. Essaya de se rappeler de ce que disait la jeune femme pour répondre au moins.

"Je sais pas." Ouais, grave intéressant Loikim, bravo, quel fier chevalier tu fais. Son propre sarcasme suffit à lui faire relever la tête. Un aspirant regardait la réalité en face. Il n'avait jamais vu Iska voler mais si elle le faisait ça la regardait et maman aussi et c'était pas la question. Le vol, le sexe et l'amour c'était pas pareil, s'entêtait-on à lui dire sans qu'il ne comprenne bien pourquoi.

"Elle est jamais toute seule mais elle est toujours pour les autres. Les dieux ils demandent, ils écoutent pas beaucoup. Les gens au temple qui vont la voir, pareil. Toi aussi elle te donne mais elle te dit rien. Je dis pas que tu vas pas demander. Je sais pas. Je sais que moi si je vois mon Maître pas bien je lui demanderai donc je me dis que toi aussi mais je connais maman, elle te dira pas. A moi non plus elle ne dit pas mais je la connais bien, je sais comment faire pour qu'elle oublie ce qu'elle veut pas dire. Quand je serai pas là, elle aura plus ça. Iska sait pas faire. elle est géniale mais c'est pas une comme nous, sa pensée est d'un dragon et puis elles partagent la perte. Tu sais mon papa avait un brun. Ce que je veux dire c'est que c'est pas pareil un compagnon de vie et un dragon. Un dragon c'est comme une partie de soi, alors qu'un compagnon c'est bah c'est quelqu'un qui accompagne tu vois. Maman elle disait que justement ce qui était bien c'est que c'était pas elle alors ça la déchargeait quand c'était compliqué d'être soi. Enfin elle le dit pas pour elle mais quand elle m'explique…"

Loïkim ne semblait pas apaisé. Ausra baissa les yeux, retenant un soupir. Et à présent, c'est lui qui la perdait dans ses paroles. Et au beau milieu de son flot de questions, il y avait un élément que la jeune femme n'avait pas pris en compte: les deux dragons des parents du petit étaient liés eux aussi. Un lien spécial unissait-il les liés de deux personnes mariées? Ou était-ce une simple coïncidence heureuse qui avait fait qu'Iska et le dragon brun du père de Kim se soient bien entendus? Comment faire lorsque ce n'était pas le cas? Ausra pensa tout de suite qu'il fallait à tout prix privilégier son dragon. Mais elle se souvint de l'effet du chant du neishaan sur elle ainsi que de son frère qui s'était transformé au contact de sa fiancée. Il n'était pas certain qu'elle conserve suffisamment de jugeotte pour prendre cette décision.

Ecoute, euh...je ferai attention à elle, d'accord? Si je vois qu'elle ne va pas bien je t'en avertirai.

Ausra se garda bien de préciser à quel point elle pouvait être aveugle aux sentiments des autres. C'est pour cela qu'elle préférait le contact des animaux et des rustres: au moins, avec eux, il était aisé de savoir à quoi s'en tenir.

Et toi, il faut que tu t'occupe de toi aussi!

Elle ponctua sa phrase d'une pression de l'index sur le torse du garçon.

Les parents, ça veut que leurs enfants aillent bien. Donc si tu te fais du souci, elle se fera du souci à cause de ça. Et toi, tu te re-feras du souci. Et on tombera dans la même situation que le chat du tavernier de mon village, celui qui courait après sa queue parce qu'il croyait que c'était une bête qui le poursuivait. Il mordait sa propre queue, et ça lui faisait mal, donc il mordait encore plus fort pour qu'elle arrête de lui faire mal!

La jeune femme sourit. Elle n'avait pas encore vu de chat aussi "défectueux" au kaerl. Et c'était bien dommage. Les chats défectueux étaient excellents pour le moral. Peut-être que les Crocs d'Argent avaient des bah'lirs défectueux?

Tu comprends ce que je veux dire?

"Vrai ? Vrai de vrai ? Serment et tout ?" Avoir une alliée dans la Quête pour le Sourire de Maman était rassurant. Cela voulait dire plus d'attention et un relai quand il serait en cours et tout. C'était pas mal en attendant d'avoir un dragon qui pourrait se renseigner directement avec Iska. Et même mieux parce qu'Iska ne voyait pas forcément tout, comme il venait de le dire. Il rit à la pression de l'index.

"Moi je m'occupe de moi tu t'en fais pas. J'suis super content d'être ici, en plus aspirant bientôt et tout. J'ai tellement hâte d'avoir mon dragon. Il est vraiment bête le Chat du Tavernier. Je suis sûr que ça pourrait faire une chanson marrante ton histoire. Mais vrai de vrai, moi tu sais, ça va toujours. Je suis chez moi. Je ne suis pas triste de papa parce que je m'en souviens pas."

Il haussa les épaules.

"J'suis bien entouré ici, le Kaerl c'est une famille et j'ai même des amis d'un autre Kaerl et tout." Des. Un. Selcot. Et Bêtise ça faisait deux, d'abord donc il pouvait bien utiliser le pluriel s'il voulait.

"Mais ouais j'comprends. C'est juste que c'est pas parce que je surveille maman que je fais pas attention à moi. Je fais toujours attention à moi. C'est le meilleur moyen de pas causer de souci à maman. Et puis c'est ma responsabilité. Imagine je me fais mal et je peux pas être là pour l'éclosion de mon dragon ? Je le blesse aussi. La liberté c'est des contraintes qu'on se met à soi-même pour pouvoir faire ce qu'on doit faire tu vois. Mais voilà, j'fais gaffe. C'est pas demain que je vais aller câliner les ardents !"

Il n'en avait jamais vu, des ardents. Il les imaginait orange avec des yeux rouges et genre des crocs. Ou alors parfaitement normaux mais ça, ça faisait un peu plus peur.

"Comment ça se passe là-haut ? Comment vous savez ce que vous devez faire ou pas ? Votre place et tout ? Sans dragon ni rien ça doit être compliqué. Ici il y a des sans dons mais en général ils sont nés ici ou alors ils viennent avec une famille de gens qui se sont liés après. Alors ils trouvent leur place puisqu'ils sont liés à des gens qui sont Liés. Mais là-haut, vous ne savez même pas qu'ils existent et tout je crois ? Les dragons. Alors vous faites comment ?"

Ouais, pas de problème! Serment et tout!

Ce serment, il ne lui coûtait pas grand chose. Elle était l'aspirante de la mère de Kim et la côtoyait donc beaucoup. Si cela s'avérait nécessaire, il lui serait facile de garder un oeil sur la mère du petit. Et, la jeune femme en était certaine, cela ne serait pas nécessaire. Liâd Malkiel était une femme adulte, instruite et liée. Elle irait bien, quoi qu'il arrive.

Il y en avait une de chanson sur le chat du tavernier! s'esclaffa Ausra. Mais j'ai oublié les paroles, dommage!

C'était un mensonge éhonté. Ausra avait mémorisé les paroles de la chanson dès les premières fois où elle avait entendu les villageois la chanter.  Elle avait alors l'âge de ses jeunes frères jumeaux, ceux qui étaient plus jeunes que Kim de quelques années à peine. Elle avait appris les paroles riches en mots orduriers avec la facilité déconcertante qu'ont les enfants à retenir ce qu'ils ne devraient pas entendre.  Si Loïkim les apprenait, il risquait le même type de punition qu'elle avait reçue de sa mère lorsqu'elle l'avait entendue la chanter. Ensuite, c'est Ausra elle-même qui serait punie par Liâd pour avoir appris des horreurs à son fils. Il valait donc mieux, pour le moment, prétendre avoir oublié ces rimes de pilier de taverne. De plus, la chanson n'était pas si drôle que ça. Les gens de Rezdya n'avaient jamais brillé par leur imagination, en particulier ceux qui passaient leur temps à la taverne.

Ausra s'esclaffa à nouveau. L'idée du danger, selon Kim, c'était d'aller étreindre des gens du Mar Taralom! Il avait dû en entendre des histoires à leur sujet s'il les craignait davantage que les bah'lirs des Crocs Argentés, par exemple. Mais cela n'avait rien d'étonnant pour un garçon qui avait grandi dans l'enceinte du Kaerl Englouti et n'avait jamais eu besoin d'arpenter les forêts où vivaient toutes sortes de prédateurs.

A mon avis, c'est pas les Ardents qui sont les plus dangereux, mais leurs dragons! Surtout leurs reines. Elles ont les pires caractères de toute leur espèce

Ausra peinait encore à apprendre les spécificités des kaerls ainsi que leurs intrigues politiques. Elles lui faisaient le même effet que des chamailleries enfantines. Mais elle avait très vite appris les bases qui lui avaient été enseignées au sujet des dragons et de leurs couleurs. Elle ne savait pas tout à ce sujet, loin s'en fallait! Mais elle avait retenu une chose: il fallait faire très attention aux reines Incarnates.

Et maintenant, Kim l'interrogeait sur...là-haut? La jeune femme fronça les sourcils et enfouit un peu plus son visage dans son écharpe.

Là-haut...oh, tu veux dire chez moi? Eh bien....

Elle rabaissa son écharpe tandis qu'elle rassemblait ses idées. Elle se râcla la gorge et expliqua:

C'est vrai qu'on ne sait pas que les dragons existent. Et c'est vraiment dommage! Mais chacun trouve sa place quand même. En fait, en dehors, les gens s'organisent dans des villages, des villes, des tribus, toutes sortes d'organisation qui sont un peu comme des Kaerls! Et notre place, on la trouve en faisant comme nos parents souvent, ou en rencontrant d'autres personnes et en essayant des choses. Moi par exemple, je viens d'une famille de chasseurs. Mais j'ai pas voulu faire ça parce que je comprends les animaux quand ils parlent, alors c'était un peu étrange. Alors j'ai appris à me battre. Et maintenant, je suis éclaireuse mercenaire, et je n'ai pas eu besoin de dragon!

Le fait d'expliquer que les dragons n'étaient pas tout dans la vie sonnait étrange aux oreilles de la jeune femme. Les dragons n'étaient pas tout. Mais ils étaient si importants! Elle n'imaginait plus sa vie en ignorant leur existence.

C'est bien ça que tu voulais dire?

Décidément, Loïkim lui posait les questions auxquelles elle était le moins bien placée pour répondre! D'abord des histoires d'amour, alors qu'elle n'était même pas certaine de savoir ce que c'était. Et maintenant, trouver sa place, alors qu'elle avait choisi de n'avoir sa place nulle part et partout à la fois...

Cool. Il arrivait à croire Ausra et était heureux d'avoir une alliée dans ce qui était la quête de sa vie, rendre sa mère fière et heureuse. Les autres aspirants avaient été sympa mais pas au point de cette fille. Il lui semblait qu'il pouvait vraiment se confier à elle et c'était chouette. En plus elle riait souvent, et avec lui, pas de lui. Elle ne le prenait pas de haut comme les autres. C'était ptet parce qu'il était aspirant aussi maintenant et pas juste le gamin de leur Maître mais l'adolescent n'avait pas cette impression. Il pensait qu'Ausra le respectait et ça lui faisait plaisir.

"Tu sais, un dragon c'est toujours dangereux en vrai. J'pense pas que les dragons ardent sont plus méchants que les autres dragons. Enfin si mais non. C'est... tu imagines toute ta vie on te dit que les célestes sont des vilains qui t'obligent à vivre je sais pas où ni rien. J'aime pas les ardents. Il y a eu la guerre et mon père est mort et c'est pas le seul. Mais à la guerre, y a aussi des ardents qui sont morts et qui étaient les pères de gens aussi. Bref. J'irais pas câliner une reine ardente mais sérieux j'irais pas non plus câliner une argentée ou une dorée. Les reines faut pas les ennuyer et leurs liées encore moins. Elles font peur."

Déjà c'étaient des filles et si elles n'étaient pas géantes aux yeux rouges et aux dents acérées, et bien c'étaient des filles quoi. Y avait pas plus fille que les liées des Reines. Il n'en connaissait pas beaucoup, et aucune dorée ou incarnate mais ça il en était sûr. Il écouta attentivement la description d'au-dessus.

"Ma famille est une tribu. Celle de maman je veux dire. Mais ils ne m'aiment pas parce que je suis un bâtard demi sang." Il haussa les épaules avec un sourire. "Ptet bien mais moi j'vais avoir un dragon alors j'préfère encore ! Mais du coup t'es bizarre. Tu veux pas tuer les animaux parce que tu les comprends alors que les gens qui les comprennent pas n'ont pas de problème, mais tu apprends à te battre contre des humains. Tu les comprends aussi les humains, pourtant. C'est bizarre d'avoir genre de la peine pour les animaux qu'on comprend alors qu'on devrait pas et pas pour les humains qu'on comprend et que c'est normal. Non ? Je sais pas, je ne juge pas, je me pose la question c'est tout. Moi c'est vrai que je ne mangerai pas du dragon ou du lézard de feu. Ce que je voulais dire c'est que, moi et toi aussi maintenant, on a le Don et c'est une chance parce que ça veut dire que Flamrya, elle a décidé de ce qu'on allait devoir faire. Mais comment tu sais, en haut, que tu devais être mercenaire ? Tu voulais pas être chasseuse d'accord mais pourquoi mercenaire et je sais pas...vendeuse d'écharpes ? Tu aurais pu non ? Tu pouvais tout faire. Ca me donne le vertige à moi, de pouvoir tout faire..."

Ausra écoutait Loïkim parler de la guerre qui avait causé la mort de son père les yeux baissés. Elle soupira, retint un éclat de rire à la mention de "câliner" des reines dragon et donna sa propre conclusion à ce sujet:

C'est très sage en effet! Le rhaeg se porterait bien mieux si les gens s'occupaient de leur propre vie au lieu de chercher des noises aux autres pour des broutilles

La jeune femme avait écouté des récits concernant les guerres qui avaient opposé les Kaerls entre eux. Toutes ces intrigues politiques la dépassaient complètement. Elle avait compris que la décision de l'ancien Sénateur de fermer complètement le Mar Luimë à l'extérieur avait été malavisée, mais elle comprenait pourquoi il avait eu envie de décider cela. Pourquoi vouloir s'ouvrir à un monde qui ne veut que nous entraîner dans des guerres ? Lorsque les trolls des forêts se battent, mieux vaut éviter d'être la guéliguette qui se retrouvera sous le pied d'un d'entre eux...

Ausra grimaça lorsque Kim prononça l'injure que lui faisait la tribu de sa mère. Bâtard demi-sang. A Rezdya, on usait aussi de ce qualificatif parfois. Il n'y avait pas de demi-sang chez eux, mais il était arrivé que des voyageurs de sang mêlé passent par le village. Si un enfant demi-sang avait vécu au village, Ausra elle-même l'aurait probablement injurié. Elle lui aurait très certainement fait des farces cruelles pour impressionner les amis d'Alvis. C'était Dasha qui, la première, l'avait rabrouée lorsqu'elle avait fait une remarque désobligeante au sujet d'un humain blanc comme un neishaan. "Même si t'approuves pas que ses parents aient fricoté ensemble, c'est pas lui qu'en est responsable!" lui avait-elle dit après une taloche à l'arrière du crâne. Puis elle avait rencontré Liâd Malkiel, une torhile qui avait aimé un elfe. Et à présent, ces anciens préjugés lui faisaient honte.

Elle déplia ses jambes, soupira de soulagement en sentant ses muscles se détendre. Tout en écoutant le jeune garçon, elle se traîna sur le sol afin d'atteindre la réserve de jus de fruits. Son écharpe se détacha sur le chemin.

T'as raison, c'est paradoxal! concéda Ausra. Mais imagine un peu: j'étais toute gamine, j'aidais mes parents à chasser, et soudain je me rends compte que les proies qui n'étaient que du gibier pour moi, je veux dire des sources de fourrure et de viande, rien de plus! Imagine un peu réaliser que t'as massacré des créatures qui ont des vies aussi riches que la tienne! Enfin, presque. Pas toujours. Parce que je t'assure que les grives,  elles n'ont pas beaucoup,de préoccupations excepté "manger", "dormir" et "pioupiou"!

Elle pouffa de rire et rattacha son écharpe.

Mais à l'époque, j'ai été perturbée. Et j'avais parlé à mon frère qui m'avait dit que j'avais eu un don de Gaïa pour protéger ses enfants. C'est typique de mon frère ça, toujours à voir des causes nobles partout!


Alvis ne se serait pas plu au Mar Luimë. Ici, on prenait en compte la complexité des situations. Alvis, lui, préférait vivre de grands principes.

Et, bon, je savais courir, pister, me battre un peu. Et je voulais voyager alors j'ai fait mercenaire. Vendeuse d'écharpe, ça paie pas le passage sur le bateau! Et il m'est arrivé de chasser pendant mes missions, pour me nourrir. Parce que la vie est pleine de retournements. Mais aussi parce que mon frère avait pas tort finalement: Gaïa a fait les proies, les prédateurs, les charognards, les plantes, et tout le reste. Les prédateurs sont autant les enfants de Gaïa que les proies, tous deux dignes de respect. Et moi, eh bien, je suis la proie de certains et la prédatrice d'autres. Donc je prends les vies qui me serviront à vivre, rien de plus. Sans mon don, j'aurais peut-être décimé des espèces pour gagner plus d'argent, qui sait?

Elle avala un peu de jus de fruit, en renversant quelques gouttes sur son écharpe. Elle sourit et ajouta:

Si on résume tout ça: oui, je suis bizarre!

"C'est pas que tu es bizarre, mais peut-être que le monde l'est. Osmaël aime bien les blagues comme ça en plus. J'ai jamais vu de grive mais je pense que les animaux et tout ce qui vit en fait a une vie aussi riche que la mienne, a son niveau. Je veux dire quand t'as entendu les baleines chanter tu sais qu'elles ont des émotions c'est pas la peine de les comprendre. Mais aussi faut qu'on vive nous. On a besoin de mnger des animaux pour être en bonne santé. Y a pas de raison qu'on soit malade pour eux. Je pense que c'est du respect. Un jour, y a un aspirant qui est venu. Il était vieux déjà quand il a été trouvé. Il disait qu'il voulait pas se lier parce que c'était réduire quelque chose de magnifique en esclavage et tout. Et il se liait pas, il a fait plein d'éclosions et tout et puis il est reparti en haut. J'pense qu'il était pas au bon Kaerl, c'est céleste de penser que se lier c'est de l'esclavage, non ? Quoi que y a des gens ici qui pensent toujours à la liberté tout ça. Je ne sais pas."

Comme toujours il réfléchissait à haute voix, sans se soucier de décorer sa pensée avec des mots savant ou compliqués. On lui avait dit que son vocabulaire était un peu enfantin. Il avait haussé les épaules. Il ne s'inquiétait pas d'être ou pas intelligent. Il voulait rendre Liad fière de lui et se lier avec un dragon pour rester au Kaerl qui l'avait élevé. Pour le moment c'était tout. Il avait ses rêves de gloire et de grandeur bien sûr. Comme n'importe qui. Mais au fond, lui, il voulait surtout être heureux et qu'on lui casse pas les pieds. Se lier. Laisser Flarmya décider pour lui de ce qui convenait le mieux à son âme, il trouvait ça extrêmement rassurant. C'était d'ailleurs la raison de toutes ses questions à Ausra. L'angoisse sous-jacente était là. Si je ne me lie pas, que vais-je pouvoir bien faire de ma vie. Comment choisir avec un tel éventail de possibilité. Il avait écouté la réponse de la jeune femme avec une gravité et une attention bien réelle.

"En vrai, je comprends. Tu voulais voyager, tu t'es dit "quel est le métier qui peut me faire bouger". T'as fait une liste puis tu as comparé ce qu'il fallait savoir pour chaque métier de la liste avec ce que tu savais déjà faire comme ça pas besoin d'apprendre tu pouvait le faire plus vite. Et t'as trouvé mercenaire. Moi si je faisais ça... bah je sais pas. Je sais pas faire grand chose. A part m'occuper des dragons. Porter des messages. Pâtisser un peu. Aider maman avec ses trucs de Flarmya mais je veux pas devenir prêtre, ça non ! Mon père il était croc d'argent. C'est super d'apprendre à se battre pour protéger ceux qu'on aime mais je ne veux pas faire ça, même si j'aime bien jouer à l'imaginer. C'est risqué et ma mère serait inquiète et je n'ai pas envie, pas sans une meilleure raison que ça a l'air cool, tu vois. Ptet que je devrais vendre des écharpes !" termina-t-il avec malice et un clin d'oeil pour éviter que la conversation tombe dans la morosité.

Ausra reposa le jus de fruits et pouffa.

Mais non, tout le monde ne peut pas être bizarre! expliqua-t-elle. Parce que sinon ce serait de ne pas être bizarre qui serait bizarre. Et les mots ne voudraient plus rien dire. Et si les mots ne veulent plus rien dire, alors autant aller à la cime des arbres pour noyer des poissons!


Les paroles du jeune garçon faisaient écho à ce qu'Ausra avait dit plus tôt, concernant les proies et les prédateurs tous deux créés par Gaïa et dignes de vivre leur vie. Mais cette histoire d'aspirant qui refusait de se lier? Voilà qui était vraiment étrange. Le lien entre un dragon et une personne n'était en rien un esclavage, puisque ni lié ni dragon n'avait de pouvoir sur l'autre. Il suffisait de voir certains maîtres dragons se chamailler avec leurs liés pour s'en rendre compte. Cet homme, par souci de liberté, avait certainement privé un dragon de sa longévité en refusant de se lier à son âme soeur. C'était un lâche, un irresponsable.

C'est pas Céleste, répondit Ausra en secouant la tête. C'est...troll des forêts, tout au plus!

Kim continuait de parler. S'arrêtait-il jamais? Ausra sourit, imaginant ses deux petits frères jumeaux fusionner en un seul jeune garçon pour donner Loïkim. Les gens de son village qui redoutaient les "deux petits Cristea" tomberaient en syncope s'ils rencontraient Kim. Il faut dire que dans les villages de chasseurs ce genre de curiosité était mal vu. A Rezdya, on devait faire sa part pour aider le village très tôt. Ce genre de préoccupations? Une perte de temps. Quant aux adultes, ils supportaient mal que des enfants se montrent plus futés qu'eux. Et Kim avait de quoi en remontrer à tout son village ou presque.

Le clin d'oeil final acheva de la faire rire. La jeune femme bascula légèrement en arrière, bercée par sa propre hilarité.

T'as mieux à faire que de vendre des écharpes! Déjà tu l'as dit toi même, tu sais faire plein de choses! Tout le monde n'est pas capable de porter des messages ou de cuisiner. J'en sais quelque chose, j'ai mangé la cuisine de camp de mon père. Et puis t'es tout jeune encore, t'as le temps d'apprendre! J'étais plus grande que toi quand j'ai commencé à apprendre avec Dasha, tu sais? Alors tant pis si tu sais pas, tu sauras plus tard....Oh non!

Le son de sa voix avait tranché comme un archet qui aurait dérapé sur une corde. Elle déroula son écharpe et la tint à la manière d'un étendard devant elle, exposant la tache de jus de fruits.

Regarde! J'ai sali mon écharpe préférée! Ça ne partira jamais, c'est certain! Si c'est ton Osmaël qui fait des blagues, c'est vraiment de mauvais goût!

Pas certain qu'être en haut des arbres fasse du bien aux poissons hein, ou à quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. En haut des arbres on n'avait plus que le ciel au-dessus de la tête, et le ciel, même s'il y avait les nuages, c'était quand même une infinité de vide. Rien que d'y penser ça lui fichait le tournis et la chair de poule. Les poissons étaient beaucoup trop intelligents pour quitter l'océan qui lui était délimité par de l'eau ! Bref, tout le monde était bizarre, il en était persuadé et c'était ce qui faisait la richesse du monde. Seulement ils étaient déjà passés à autre chose et l'enfant n'était pas certain de vouloir développer cette pensée-là.

"Faut mettre du sel ! Il boit le jus. Puis tu l'enlève, tu fais sécher puis tu laves." Il se tachait souvent et le sel lui avait sauvé la vie plusieurs fois. D'ailleurs il en avait toujours sur lui. Il sortit le petit pochon de gros sel d'urgence et lui tendit. Maman était cool mais elle n’était pas son esclave. Et comme il était maladroit, il faisait toujours de son mieux pour cacher ses bêtises. Il ne put s’empêcher de protester contre son accusation, par contre.

"C'est pas MON Osmaël. C'est celui de tout le monde. " Il était marrant, Osmaël mais il n’allait pas devoir assumer toutes les bêtises qu’il faisait, ça allait pas être possible. A la rigueur l’Osmaël de Selcot ou je sais pas. Mais pas le sien, ça non. C’était trop n’importe quoi, même pour lui. La liberté, ça s’arrêtait avant de tâcher les écharpes des gens ! "Mais oui ça peut être lui. Ou pas. On sait jamais. Si tu demandes gentiment les lavandières vont peut-être faire quelque chose ? Elle est précieuse cette écharpe ?"

Il était désolé pour elle. Ca coupait toute autre sorte de considération. On allait soigner l'écharpe. C'était la Nouvelle Mission du Jour ! Plus important que tout débat philosophique idiot ! Surtout si elle y tenait. Y avait peut-être une histoire derrière. Les gens du dehors avaient souvent des objets à histoire qu’ils gardaient avec eux pour se souvenir de leur vie d’avant ou de gens qu’ils quittaient ou qui étaient morts et tout. Lui, c’était le Kaerl qui lui donnait des trucs et pour ce qui était vraiment important, il avait ses tatouages. Ca, il ne pouvait pas les perdre, c’était sûr ! Il pouvait les déformer en grandissant trop dans la largeur. Ou bien s’il avait une cicatrice dessus. Il espérait n’avoir jamais de cicatrice dessus.

Est-ce que s’il se baignait trop dans la mer, le sel pouvait effacer ces traces ? Une légère inquiétude assombrit son visage puis il laissa la question de côté. Il demanderait à maman, elle devait savoir. C’était vrai qu’il y avait pas trop de mer dans le désert donc ses tributs n’y avaient peut-être pas pensé. De toute façon c’était pas le moment. Fallait sauver l’écharpe.

Et le premier qui disait que savoir laver les tâches c'était un truc de fille, il le lui ferait bouffer. Le gros sel !