[RP] Curieux rivages

La lettre avait été tellement lue et relue qu’elle ressemblait maintenant à un torchon. Pourquoi les gens s’obstinaient-ils à m’envoyer du courrier ? Je ne savais lire à peu près correctement que depuis quelques mois. L’apprentissage avait été long et douloureux, suffisamment pour me pousser à pratiquer régulièrement pour éviter d’avoir à tout recommencer. Hors de question de gâcher ces efforts ! Cependant, il aurait été bien plus simple de communiquer par l’intermédiaire d’un lézard de feu. Les images mentales me donnaient parfois l’impression d’une intrusion, mais c’était toujours préférable au déchiffrage de la calligraphie de quelqu’un d’autre. Décrypter la signature avait été facile. Quant au contenu… Il m’avait donné des sueurs froides.

Liâd Malkièl, Grande-Prêtresse de Flarmya au Màr Luimë.

Je me souvenais d’une femme à la forte carrure, impressionnante par son calme et la sagacité de son regard. Sa Bleue m’avait parue plus acerbe et inquiétante. Je me défiais des dragons dont le caractère apparent semblait à des lieues de celui de leur Lié. Plus ce dernier me semblait sympathique, plus le dragon pouvait se montrer retors et cruel. Le Bronze de mon ancien maître au Màr Tàralom avait ancré cette leçon en moi, aussi absurde soit-elle.

J’entretenais une relation ambiguë avec le Temple de Flarmya et ses adeptes. Peu de temps après avoir bêtement dévoilé mon statut de transfuge Ardent, j’avais sollicité l’aide des prêtresses et prêtres de la Déesse aux Larmes de Feu. Par dépit, par honte, par peur. Même Elérion avait appuyé cette décision, lui qui pourtant croyait en le pouvoir des mots et érigeait la Raison au firmament pour les habitants du Kaerl Englouti. Mais la vérité, sottement exprimée, pouvait être mal interprétée. Et la tolérance des Engloutis possédait ses propres limites. Fuyant les regards hostiles, les insultes, parfois les menaces, dans un contexte politique troublé, j’avais trouvé refuge au Temple. Sa Sainteté Malkièl m’y avait accueillie, peut-être pas à bras ouverts, mais avec une bienveillance que je n’étais pas certain de mériter. J’avais été, durant des semaines, un inutile fardeau et une âme errante dans les couloirs du sanctuaire, sous le regard perplexe des initiés.

Parce que je n’avais pas été chassé du temple malgré quelques frasques, Maîtresse Malkièl bénéficierait toujours de ma gratitude.

Je n’imaginais pas, en revanche, qu’elle me contacte, des mois plus tard, en demandant mon aide. Je n’avais pas le droit de refuser. Elérion et moi avions une dette envers elle et le Temple de Flarmya. Nous ne leur ferions pas faux bond. Et si parfois l’angoisse me sciait les jambes, mon Lié savait me rappeler à l’ordre. Elérion avait été si fier que je reçoive cette missive ! Chaque jour apportait son lot de preuves – comme je les appelais – que je faisais partie intégrante du Màr Luimë. Un zeste de syndrome de l’imposteur gangrénait mon assurance, malgré tous mes efforts. Pourtant, la situation avait tant changé depuis les premiers jours de mon arrivée ici… Je pouvais effectivement m’enorgueillir de mon statut aujourd’hui.

Toutefois… Effectuer quelques missions mandatées par l’Intendance, escorter des transports de marchandises jusqu’au Kaerl, ou faire les courses de l’Infirmerie à Lòmëanor, étaient une chose. Répondre à l’appel de la Grande Prêtresse en était une autre. De plus, m’imaginer en chaperon me laissait pantois. Étais-je soudainement devenu, sans m’en apercevoir, quelqu’un de fréquentable et de recommandable ? À coup sûr, Elérion devait y être pour quelque chose. Il inspirait bien plus la confiance que son énergumène de bipède.

Cette pensée tirait un rire contenu du Bronze, dont le poitrail vibrait d’un bas grondement semblable à un ronronnement de montagne. Sur le chemin vers le sanctuaire, il m’abreuva d’encouragements, marchant dans mon sillage telle mon ombre. Sitôt devant les portes, il m’abandonna là, avec ma lettre à la main. Commença l’attente, avec l’élégance d’un piquet planté dans le sol. Je pris une profonde inspiration, redressai les épaules et lissai machinalement les pans de mon veston.

Ausra avait travaillé dur pour exercer le métier qu'elle avait appris et qui lui avait déjà permis de tant voyager. En tant que mercenaire et éclaireuse elle avait parcouru tant de paysages sauvages qu'elle considérait les forêts d'Undomë comme sa propre maison. Quant à celles du Vaendark, elles s'en rapprochaient parfois même si aux yeux de ses habitants elle resterait toujours une "fille du Sud". D'une certaine manière, Ausra se sentait dans son élément où qu'elle se rende à partir du moment où elle était entourée d'arbres et d'animaux. Ces lieux aux sonorités si colorées étaient pour elle ce que l'eau était aux poissons ou le ciel aux oiseaux.

Et depuis son arrivée à Tol Orea, elle était contrainte de rester dans un lieu où les seuls animaux étaient domestiques ou pilleurs d'ordures, et où les bipèdes et dragons régnaient en maîtres. Les bâtiments en tous genres tenaient lieu d'arbres à cette forêt factice. Si Ausra avait d'abord été émerveillée par tout ce qu'elle avait vu au Mar Luimë, force lui était de constater qu'elle se sentait perdue sans ses repères habituels. Elle n'en montrait rien, sa fierté l'incitant à faire comme si de rien n'était en attendant qu'elle finisse par s'habituer. Heureusement elle avait les Malkiel avec elle, ainsi que les quelques personnes avec qui elle avait fait connaissance. Et elle continuait à s'entraîner afin que son corps ne perde pas l'habitude des voyages. Cela était primordial. Tout finirait par aller mieux, il le fallait. Sinon elle aurait fait tout cela pour rien!

Mais Liâd était souvent occupée par ses fonctions de Grande Prêtresse et ce jour n'était pas une exception. Elle avait demandé à un chevalier dragon nommé Galaad de lui faire visiter un peu les lieux. Elle le connaissait de vue uniquement: un neishaan lié à un dragon de couleur bronze qui, comme de nombreux mâles du Kaerl, avait peur d'Iska. Etait-ce la raison pour laquelle il n'était pas présent auprès de son lié lorsqu'Ausra arriva au point de rendez-vous? Car elle ne vit que le neishaan seul, qui ajustait ses habits en l'attendant. Ses habits à elle étaient ceux de tous les jours: un pantalon brun-gris en toile épaisse, une tunique vert sombre et son écharpe blanc cassé attachée en bandeau autour de ses cheveux enroulés en un chignon hasardeux d'où s'échapaient de nombreuses mèches. Elle avança à grandes enjambées vers le neishaan et se présenta.

Vous êtes Galaad? Je suis Ausra! Vous avez reçu une lettre qui parlait de moi, de la part de Liâd Malkiel ma maîtresse dragon. 

Elle tendit sa main pour le saluer, se rappelant qu'elle ne devait pas serrer trop fort la main d'un neishaan car leurs os étaient aussi fragiles que ceux d'un oiseau.

Votre lié n'est pas avec vous? 

Ausra savait bien pourquoi il n'était pas présent: il avait peur d'Iska. Mais elle voulait entendre l'excuse que donnerait le chevalier dragon.

J’inspirai profondément. J’appréciais le calme des lieux. Le Temple de Flarmya du Màr Tàralöm possédait une beauté brute et élégante. Pour un bâtiment religieux piégé dans le Kaerl des Volcans, il apparaissait presque paisible et rassurant. Je ne m’y étais pas beaucoup aventuré lors de mon séjour là-bas. Quel idiot… Peut-être y aurais-je été davantage en sécurité qu’en essayant de me fondre dans les murs du Màr ou de me bagarrer à tout bout de champ pour prouver que j’étais un vrai Ardent. Ou peut-être ce sanctuaire était-il à l’image de tout le reste dans ce maudit trou dans les montagnes : piégeux et vicieux comme tout ce qui venait des Ardents.

Le Temple de Flarmya au Màr Luimë s’avérait bien différent. J’en viendrais presque à me demander à quoi ressemblait celui du Màr Menel… Quoi que non, merci. S’ils étaient pour moitié aussi fanatiques que ce que prétendaient les Ardents, les Célestes ne devaient pas être d’une très bonne compagnie au quotidien.

À mi-chemin entre la structure de pierre et le jardin en apparence maîtrisé, le sanctuaire du Kaerl Englouti se montrait bien plus apaisant que ce que j’avais escompté. Un parfait refuge pour un étranger qui voulait fuir les regards et le jugement de ses nouveaux voisins. Encore une fois, si les initiés et surtout Maîtresse Malkièl ne m’avaient pas ouvert leur porte… Je serais sans doute redevenu le sauvageon que j’avait été chez les Ardents.

— Euh oui, hésitai-je en voyant débarquer une jeune femme aux cheveux enroulés dans une écharpe blanche.

Je tendis la main pour serrer la sienne. La poigne me parue molle. Je fronçai les sourcils, perplexe et quelque peu vexé. Craignait-elle de me toucher ? N’avait-elle jamais vu un neishaan ? Je roulais des épaules pour mieux me dresser de toute ma hauteur face à elle. Je n’étais pas en sucre, nom d’un troll des cavernes ! À mon grand dam, je me soupçonnais d’être plus robuste que la moyenne parmi mon peuple, probablement grâce au lien avec Elérion. Être lié à un colosse draconique avait ses avantages.

Étouffant un rictus narquois, je serrai les doigts de la dénommée Ausra avec un peu plus de vigueur que nécessaire.

— Chevalier Galaad Lucis, enchanté, récitai-je par automatisme. Ah, Elérion ? Ce gros lézard devrait nous rejoindre plus tard. Il adore se faire récurer les écailles sous les cascades du Cìrban Telemna…

° Déserteur ! °

Un amusement tranquille irradia par notre lien. Il serait capable d’aller taquiner la Bleue de la Grande-Prêtresse, jouant les gentilhommes lettrés, pour mieux me mettre mal à l’aise. Tout autre dragon que mon Lié attisait ma méfiance. Et c’était bien naturel ! Comment accorder du crédit à un immense reptile ailé sachant parler et donc mentir ?
Je me renfrognai. Ce genre de réflexions m’aurait valu le sobriquet de garçon d’écuries si je l’avais proféré à haute voix. Les vieux réflexes de mon ancienne vie se montraient durs à effacer.

— Je dois m’occuper de toi pour la journée. C’est ce que m’a demandé Dame Malkièl, oui… Mais je ne sais pas vraiment en quoi consiste la mission…

Je dévisageai avec un peu trop d’insistance mon interlocutrice pendant une ou deux secondes. Je voulais être certain de ne pas faire d’erreur. Je ne savais pas à quoi m’attendre de sa part. Une mission de la Grande-Prêtresse de Flarmya ne se refusait pas. J’avais toute confiance en la Maîtresse Bleue. Mais son Aspirante ? Je ne la connaissais ni de Gaïa ni d’Ouranos. L’apparente innocence de sa question et sa manière de me serrer la main ne m’inspiraient rien qui vaille. Un éclat étrange brillait dans son regard. Ou elle se moquait de moi, ou elle était bizarre. Voire les deux.

— Tu connais déjà bien le Kaerl, ou pas du tout ? Tu as commencé ton apprentissage quand ? J’ai pas l’habitude de faire le chaperon, achevai-je en haussant les épaules.

Ausra pouffa en entendant le dragon bronze se faire ainsi qualifier de "lézard". De la même manière que seuls des personnes qui se connaissaient bien pouvaient s'injurier mutuellement en toute sympathie, seul le lien qui liait un dragon à son lié permettait à ce dernier ce genre de familiarités. Ausra n'avait aucun doute à ce sujet: si elle se permettait de traiter un dragon quelconque de lézard, elle le paierait très cher. Et de toute façon ces créatures l'émerveillaient tant qu'elle ne ferait jamais une chose pareille. Elle avait déjà entendu parler les lézards des montagnes: la complexité de leur esprit était très loin de celle des bipèdes et encore davantage de celle des dragons. Ils n'avaient en commun qu'une parenté éloignée, c'était une évidence.

Cependant, ce qualificatif peu élogieux semblait parfaitement convenir à un dragon qui paressait au Cirban Telemna. Ausra hocha donc la tête et répondit:

Je le comprends! Si j'avais des écailles, je ferais sans doute la même chose

Ausra ne releva pas la manière dont le neishaan s'était redressé ni la manière dont il avait serré ses doigts dans les siens. Mais, intérieurement, elle jubilait. Il semblait vexé comme un aole auquel on interdirait de courir! Si d'aventure il décidait de lui taper sur les nerfs, elle pourrait se servir de cela pour se défendre. Cependant, le chevalier dragon ne semblait pas avoir prévu de l'ennuyer d'une quelconque manière. Il semblait même ennuyé lui-même de cette mission qui lui avait été confiée.

Et c'était compréhensible: après tout, il ne la connaissait guère et avait peut être d'autres choses à faire de sa journée. Mais elle n'avait pas choisi cette situation non plus, et espérait qu'il s'en souviendrait.

Liâd m'avait parlé d'une visite du Kaerl, sans donner davantage de détails. Et il est vrai que je n'ai pas eu l'occasion de voir beaucoup de choses jusqu'ici.

Elle avait vu la mosaïque de l'agora quand Iska l'avait survolée. Elle avait bien entendu vu les tours joyaux où elle était désormais installée, les bains où elle avait découvert que les poissons échappaient à la portée de son pouvoir de communication avec les animaux. Elle avait également traîné dans l'allée des idoles où ils se trouvaient. Mais il lui restait certainement beaucoup de choses à voir! 

J'ai commencé il y a quelques mois. Je n'ai pas vu beaucoup de choses encore. Je suis beaucoup restée en intérieur, sauf pour m'entraîner. J'essaie de suivre le programme des Crocs d'Argent! Pas pour les rejoindre, ça non! J'aime pas les armées, je tiens trop à mon indépendance!

Alors qu'elle tentait de résumer ses premiers mois au Kaerl, Ausra sentait qu'elle se dispersait déjà. Et ce n'était guère étonnant puisque ses activités avaient été dispersées elles aussi! Elle avait tenté de maintenir son entraînement de mercenaire éclaireuse, de garder vivaces ses connaissances tout en apprenant tout ce qu'elle pouvait sans aucun plan ni structure. Elle s'en était souvent retrouvée fatiguée tôt le soir et ses maux de têtes devenaient de plus en plus fréquents. 

En résumé, je ne connais pas grand chose en dehors du lieu où nous nous trouvons et des logements des aspirants. Donc j'imagine que j'ai encore tout à découvrir?

Elle s'empressa d'ajouter, les mains tendues en un geste préventif d'excuse:

Mais si cela vous embête trop de faire le chaperon comme vous dites, nous pouvons aussi bien décider de repartir chacun de notre côté. Ou d'aller boire une chope quelque part, comme vous voulez! Quoi qu'il arrive, je dirai à Liâd que tout s'est bien passé. Par contre Iska saura peut être que je mens, ma voix change un peu de couleur....je veux dire, ça s'entend un peu quand je mens, quand on me connaît bien. Et je ne voudrais pas vous attirer des ennuis! Moi, ça va, j'ai l'habitude. Mais je m'en voudrais de vous en causer...

C’était bien ma veine. Dépité, mes épaules s’affaissèrent légèrement. Je perdais peu à peu de ma superbe en écoutant le discours de l’Aspirante. Je ne m’autorisais pas à juger la pédagogie d’une grande dame telle que Maîtresse Malkièl, mais je ne pouvais m’empêcher de m’interroger. Ausra semblait bénéficier de beaucoup de latitude dans son emploi du temps. Cependant, peut-être était-ce elle-même qui s’autorisait ce genre de largesses d’apprentissage. Comment savoir ? Cette fille bavassait davantage qu’une pie bleue du Nord. Comment démêler le vrai du faux quand elle ne s’arrêtait de parler que pour respirer ?

Je me surpris à me frotter le menton, où poussait un fin duvet que je n’arrivais pas à maîtriser correctement à la lame du rasoir. Dubitatif, je contemplais la torhille comme s’il s’agissait d’une énième épreuve dans mon parcours de Chevalier Englouti.

Je fixais le vide depuis déjà quelques secondes, perdu dans mes réflexions, quand l’une de ses tirades retint mon attention. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Elle allait sur les terrains d’entraînement des Crocs d’Argent ! Enfin un sujet en commun ! J’avais caressé l’idée d’entrer dans ce corps d’élite et de prendre des leçons auprès de ses membres, avant de mettre ce projet de côté – comme tant d’autres. Je me réjouissais que nous ayons un point d’ancrage pour nos – inévitables hélas – conversations… Elle eut tôt fait de ruiner mes espoirs à néant. Elle n’aimait pas les armes. Qu’aimait-elle donc, cette fille-oiseau qui pépiait sans arrêt ?

Mon sang ne fit qu’un tour à la mention d’Iska.

— Non, non, ne t’inquiètes pas, ça va aller, lui assurai-je avec précipitation. On va… On va bien trouver quelque chose à faire. Le Kaerl est grand !

Je ravalai une boule d’angoisse venue subrepticement bloquer ma gorge et me passai une main dans les mèches folles sur mon front. Mon cerveau avait beau tourner à plein régime, je peinais à dénicher une activité qui nous occuperait la journée sans trop nous embarrasser l’un de l’autre. Faire défaut à Liâd Malklièl serait déjà une source de mortification absolue. Subir le courroux silencieux de la Bleue Iska serait digne d’une condamnation à la honte éternelle. Les dieux adoraient donc tant me mettre dans le pétrin ? Quoi que…

Je reportais mon regard sur Ausra. Ses grands yeux qui quémandaient ma réponse, son léger sourire, le ton de sa voix… Était-elle réellement sincère ? Je n’aurais pas été surpris qu’elle se moquât de moi. Mes yeux d’encre rouge s’étrécirent, emplis de méfiance. Un sursaut d’orgueil plus tard, je la dévisageais d’un air soupçonneux à peine dissimulé.

° Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
Une fille. Tu devrais savoir ce que c’est, pourtant. Ta mère en était une.
… Je crois que je préfère ton silence. °

Un ronronnement chaleureux et gentiment moqueur me parvint du lien unissant mon âme à celle d’Elérion. Je ne pouvais espérer aucun secours de ce gros lézard.

Ce fut l’instant que choisit mon estomac pour gargouiller. Aussitôt, le brouillard se leva sur mon esprit et une idée lumineuse comme un phare m’apparut.

— On va commencer par les bases. Une bonne journée commence par un estomac plein. Tu as petit-déjeuner ? Moi, j’ai faim. On va descendre du côté du quartier commerçant. Ça va te plaire.

Mes pas m’emportèrent, souplement mais avec détermination, sur un chemin que je connaissais bien. Je me hasardais de temps à autres à jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule ou à mes côtés, pour vérifier que l’Aspirante me suivais toujours. Après un petit dédale de rues et la traversée d’une belle avenue bordée d’arbres aux feuillées argentées sous la clarté du dôme sous-marin, nous arrivâmes dans le quartier commerçant le plus animé de la citadelle.

Avant même d’en distinguer les toits-terrasses et les cheminées, les effluves d’épices, de beurre et de viande grillée nous assaillirent. Happés par ces parfums de paradis, en une promesse de gourmandise, les bruits leur succédèrent. Harangues des marchands, casseroles qui s’entrechoquent, marteaux frappant l’enclume dans un fracas de métal et d’étincelles, charrettes brinquebalantes sur les pavés : tout y était. Ici, la foule était plus bigarrée, plus bruyante, plus cosmopolite. Moins riche et altière que les rues hautes bordées de manoirs et des palais abritant le pouvoir du Màr Luimë – là où tout se ressemblait en somme. Ici, il y avait toujours quelque chose à voir, quelque chose à faire. On ne s'ennuyait jamais, au milieu de toute cette vie. J’aimais ce quartier. Il me rappelait les jours de marchés dans mon pays.

J’achetais des beignets fourrés à la viande et des galettes au miel sur un étal ambulant. Je tendis sa part à Ausra, en réprimant à grand-peine un soupir de dépit devant mes économies dilapidées de la sorte. Manger la ferait peut-être taire, cela dit. Je m’accrochais à cet espoir.