[RP] Calme et sérénité

Le jour commençait à décliner, offrant une luminosité chaleureuse à l’intérieur de la petite taverne dans laquelle se trouvait une femme au physique avenant ; bien mis en valeur surtout. Bien qu’elle portait sur ses épaules graciles une longue cape de velours de teinte bordeaux, celle-ci était suffisamment ouverte pour offrir le dépaysement sur ses atours vallonnés à qui avait la curiosité ou l’audace de poser son regard dessus. En même temps, elle ne faisait rien pour le cacher, au contraire. La cape reposant donc sur le dessus de ses épaules, on ne pouvait donc guère échapper à son généreux décolleté, qui composait sa tenue écarlate. Là, bien assise, on pouvait distinguer le port d’une robe qui moulait sa silhouette, mettant en valeur… ce qu’il y avait à mettre en valeur. Mais qui était donc cette femme, si « élégamment vêtue » ? Les lieux où elle se trouvait, appartenaient à un petit établissement qui n’était pas vraiment une taverne, mais plus un lieu qu’on pourrait plus considéré comme un salon de thé, qu’un endroit à débit de boisson alcoolisée.

L’intérieur était décoré de telle manière que cela mêlait simplicité et sobriété. Le petit plus des lieux étaient que les murs étaient blanchis à la chaux, ayant permis d’apporter de simples décorations florales, composées de lierre et de fleurs de couleurs très variées. Un regard attentif arrivera à cerner des jeux de formes qui rappelleront les dragons, des lézard de feu et même des dragons-fées, dans les couleurs qui les caractérisaient, se camouflant dans le jeu des couleurs, comme s’ils étaient dans l’attente de faire une farce. La lueur déclinante du jour offrait une petite note de luminosité qui inspirait le calme et la sérénité. Il fallait dire aussi que cet endroit était fréquenté par des personnes visant le calme et la rencontre de d’autres personnes pour des discussions posées. Les perturbateurs en tout genre et toute espèce étaient rapidement invités à prendre l’air et à ne plus remettre les pieds ou griffes dans ces lieux. En même temps, quand le propriétaire des lieux étaient un vieux maître-dragon qui avaient un Empereur Noir tout aussi caractériel que lui quand on bafouait la sérénité de son havre, peu important l’origine kaerlique de l’individu qui dérangeait. Il prenait la porte dans les plus délais.

Donc, notre dame était venue là, pour retrouver un peu de détente, pour fuir le temps d’une soirée ses devoirs de Maîtresse-Dragonne ou encore les tensions internes de son Màr. Ici, pas de braillards, pas d’ivrognes, pas de coléreux, pas de bagarreurs. Même sa liée préférait aller chasser que de s’ennuyer à attendre que le temps passe. Alkhytis, elle, savourait. Elle avait l’impression de se retrouver dans un monde à part, comme dans un rêve. Mine de rien, cela lui faisait comme un baume reposant. Elle n’était pas à la recherche de ce genre de chose, mais pour une fois et ce, depuis longtemps, elle savourait.

Contemplant par la fenêtre le jour devenant de plus en plus rougeoyant, annonciateur de la venue prochaine de la nuit, elle ne songeait à rien, hormis peut être de savoir où terminer ce délicieux moment. Dans la Baie ? Dans les sources d’eaux chaudes ? Ou d’essayer de trouver une compagnie masculine pour la nuit ? Souriante à toutes ces idées possibles, elle ferma les yeux et se délecta d’une gorgée d’un thé fumant et odorant qui n’attendait que cet instant pour être bu.

Quand une divinité jetait un œil paresseux sur le Rhaëg, dans l’espoir de tromper l’ennui, mieux valait ne pas attirer son attention. La main du hasard, ou du destin, pouvait troubler la trame du temps de manière imprévisible. Un simple caprice qui pouvait tout changer.

Les frimas de l’hiver vidaient les rues de Lòmëanor. Certains commerces en pâtissaient plus que d’autres. Tavernes et auberges débordaient d’activité, mais les étals des marchands ambulants étaient délaissés par une population à la recherche du moindre point de chaleur. Errant telle une âme en peine, un malheureux colporteur venait d’imiter les passants en se réfugiant à son tour dans une échoppe. L’atmosphère chaleureuse des lieux lui plut d’emblée. On était bien loin de l’agitation bruyante des autres établissements. Cependant, un regard sur les décorations florales qui copiaient savamment le ballet des créatures draconiques lui arracha un pincement au cœur. Son visage se durcit et il détourna les yeux de ce spectacle ravissant mais amer.

Traversant la salle le long de l’artère centrale, sous le regard placide – mais vigilant – du propriétaire des lieux, un vénérable Maître Dragon, la silhouette gracile d’Âqen Doigts-de-cendres s’avançait d’un pas léger, flottant, comme s’il n’était qu’une ombre en ces lieux. Impression renforcée par sa vêture : enveloppé d’une cape noire miteuse, au capuchon rabattu sur son visage, tout son corps disparaissait sous les plis de l’étoffe. Une besace de cuir usé ceignait son flanc, qui tintinnabulait à chacun de ses pas. Ses foulées faisaient apparaître le bout de bottes de voyage, de bonne facture mais indéniablement fatiguées.

La silhouette efflanquée du voyageur atteignit le comptoir dans un silence feutré, à peine rompu par les crépitements du foyer, sous l’œil à demi ensommeillé des clients. De longues mains pâles rejetèrent le capuchon, dévoilant un visage en lame de couteau, aux traits anguleux et émaciés. Dans cette figure blanche comme la neige brillaient des yeux noirs, presque trop grands, encadrés d’une cascade de cheveux argentés. La pointe d’oreilles effilées émergeait de celle-ci. Plutôt grand, sa stature évoquait pourtant davantage un animal mal nourri et efflanqué qu’un véritable elfe bien portant. La grâce de ses mouvements ne pouvait pas non plus complètement effacer le caractère mécanique de ces derniers. Le colporteur donnait l’impression d’être fait de verre ou de cristal, constamment sur le point de se briser. Telle une marionnette, trop habile pour ne pas être de chairs et de sang, trop gauche pour ne pas paraître étrange. Et sa voix… Jamais le vieux Maître Noir qui tenait l’échoppe n’avait entendu pareille voix.

— Bonjour, monsieur, puissent les dieux veiller sur vous. Auriez-vous une modeste table pour votre serviteur ? Je peux payer en pièces ou en services, bien entendu. Je suis colporteur de nouvelles venues du monde extérieur, cartomancien et un peu conteur à mes heures.

Le discours avait été maintes fois répété et évoquait une machine bien huilée. Mais il avait également cet aspect mécanique, discordant, qui semblait définitivement être une caractéristique de cet insolite personnage. Une voix grave, douce et légèrement rauque, pour un phrasé lent et lyrique : c’était presque trop de mots et d’énergie pour un escogriffe qui paraissait aussi souffreteux.

Le tenancier lui indiqua une petite table près des fenêtres, un peu à l’écart. Il lui proposa également un thé, ce que Âqen accepta volontiers. L’elfe remercia d’un sourire et rejoignit sa place sans un regard pour le reste de la salle. Le long des vitres embuées de l’établissement se glissa alors, au même rythme que cet homme-enfant, l’ombre d’un dragon venu se coucher le long du mur extérieur. La main d’Âqen effleura la paroi, joignant son esprit à sa Liée restée de l’autre côté. Dragonne silencieuse, gardienne de ses pensées et de son âme, la Noire Nout s’était lovée en prenant garde à ne pas bloquer la rue. Sa taille, trop grande pour un petit dragon noir et trop petite pour une Impératrice, lui permettait de manœuvrer dans la cité avec plus ou moins d’aisance. Elle incarnait la preuve vivante qu’Âqen avait été jadis un chevalier-dragon de Tol Orëa avant de partir en errances, sans que son allégeance ou son histoire ne transparaissent sur ses fraîches écailles.

Assis dos au mur, Âqen inspecta sa besace et remarqua enfin l’accroc dans la fermeture. Son paquet de tarot avait fait les frais de sa maladresse. Une carte en l’occurrence manquait à l’appel. Fébrile, l’elfe chercha sous la table, puis parcourut la pièce du regard. Il la repéra bientôt, posée face visible, près d’une cliente à la chevelure solaire, qui ne manquerait pas de la remarquer. Aux pieds d’Alkhytis Doréhor reposait, bien innocemment, la carte des Amants.

L'eau infusée lui réchauffa la gorge comme le coeur. Le goût était un peu sec, un peu âpre à la langue pour cette infusion, mais elle s'en délecta malgré tout. La douceur était d'ordinaire plus appréciée dans les thés qu'elle prenait. Mais la vie n'était pas ainsi. Si elle la comparait à ce qu'elle buvait, il fallait un peu de piquant, un peu de dureté pour que l'existence ne soit pas monotone. Oh, elle ne se languissait pas sur la vie qu'elle menait. Au contraire, elle était comblée et avait toujours quelque chose qui l'occupait. Et si rien d'intéressant ne se présentait, elle partait en quête pour trouver, justement, quelque chose d'intéressant, elle fixait toujours le monde extérieur à travers la vitre impeccable qui l'en séparait. Le crépuscule variait dans ses couleurs flamboyantes et bientôt, la frêle frontière de la nuit sera visible dans les cieux, s'approchant au fur et à mesure que le soleil se rétractera derrière l'horizon.

Un autre client entra. Guère dans l'envie de jouer les curieuses, elle ne daigna pas regarder immédiatement le nouveau venu, préférant contemplant l'univers qui continuait de tourner, et au ciel de varier dans ses couleurs. Ce fut quand elle perçut une voix étrange qu'elle cessa de fixer l'extérieur, pour poser ses yeux émeraude vers le nouveau venu. Attentive, elle le détaille de bas en haut. Il avait tout l'air d'un commerçant ambulant, comme elle en avait si souvent vu en Ören. Mais au lieu d'être dans une allure de bonne santé, celui-ci était efflanqué, comme maladif. Il était peut-être possible qu'il traîne sa vie avec une maladie incurable… qui sait. Mais elle changea d'hypothèse quand une grande ombre attira à nouveau son regard vers l'extérieur. Un dragon noir venait de s'allonger non loin de l'établissement. Alkhytis l'étudia. Il était plus petit qu'un empereur, mais plus grand qu'un petit dragon de la même couleur. C'était presque étonnant, cette différence de taille. Il ne devait pas être du Kaerl Neutre, sinon, elle se serait souvenu d'un tel dragon... et de son lié si particulier. Donc, l'invité amaigri était un chevalier-dragon. Intéressant... mais de quel autre Kaerl ? Ardent ? Ce serait étonnant, ou alors, il évoluait loin de ses pairs, pour ne pas se retrouver pris en traître. Céleste ? Possible ? Ils avaient de tous là-haut. Qu'est-ce qu'il avait dit déjà ? Ah oui, qu'il était colporteur. Voilà pourquoi elle s'interrogeait sur ses possibles origines. Il n'était d'aucun Kaerl. Il était ces liés un peu nomade comme cela, qui avait préféré continuer à exister à leurs manières, discrètement et sereinement. Et qu'est-ce qu'il avait dit encore ? Cartomancien et un peu conteur. Elle eut un léger sourire en coin. Cela pourrait être amusant de se faire conter son avenir aujourd'hui.

Elle réfléchit à cette idée, tout en rebuvant une gorgée de son thé, qui avait un peu tiédi. Au moins, son amertume s'était un peu adoucie. Tiens, le nouvel arrivant paraissant embêté. Il avait sorti un jeu de carte de sa besace et cherchait partout autour de lui quelque chose. La Dame Verte se permit de regarder sur le sol, elle aussi. Et ne manqua pas de sourire en voyant l'objet si ardemment recherché. Elle n'eut qu'à se baisser pour attraper délicatement la carte au bout de ses doigts et l'admira. La carte des Amants, elle qui se tâtait à aller demander au colporteur de jouer un peu de ses cartes pour causer un peu de son proche avenir. Était-ce un signe ? En tout cas, cela la décida sur sa réflexion.

''Messire... Je pense que ce que vous cherchez se trouve au bout de mes doigts''Dit-elle non sans un léger sourire, lui dévoilant la carte perdue. Puis d'un sourire un peu plus élargi, elle poursuivit ''Accepteriez-vous de partager ma table ? Ainsi, je pourrai vous rendre l'objet de vos recherches actuelles. ''

Âqen s’était levé d’un bond, manquant de trébucher contre la table et provoquant un raz de marée dans sa tasse de thé. Il possédait peu de biens et accordait une importance toute relative à son apparence. Mais il s’agissait ici de son gagne-pain. S’il perdait son tarot, les dieux riraient de lui et leurs faveurs lui seraient arrachées. Il perdrait tout. Il ne serait plus rien.

Un rayon perfide de Solyae ricocha contre des doigts fins. Les yeux fatigués d’Âqen furent momentanément aveuglés par la main qu’élevait la dame face à lui. L’inconnue irradiait de la clarté solaire du dehors. Un autre homme aurait reconnu la beauté de l’instant mais, si le colporteur était friand d’histoires et de contes, il ne possédait pas pour autant l’âme d’un poète. Des ronces de méfiance encerclaient la clairière de son cœur depuis de longues années. Il avait appris, dans l’errance et la douleur, qu’une trop jolie fleur pouvait aisément cacher un serpent. La dame, tout sourire, offrait de lui rendre sa carte égarée. Fallait-il y voir un signe du destin ? Non, Âqen ne croyait pas au destin, pas en ce qui le concernait. Une rouerie des dieux, en revanche, était parfaitement plausible…

— Me rendriez-vous la carte si je refusais votre proposition, dame ? demanda l’elfe d’une voix douce, sans aucune animosité.

Son visage semblait figé par la perplexité. Ses traits tirés peinaient à retranscrire l’émotion. Cependant ses yeux, sagaces puits de cendres aspirant toute lumière, ne quittaient pas l’inconnue.

Au-dehors, la dragonne noire avait relevé la tête. Son long cou s’était dressé et, au-delà des fenêtres à meneaux de la bâtisse, elle observait la scène. Dans ses opales dansaient les pluies d’été, mélange de curiosité et d’inquiétude. Son Lié et elle ne communiquaient presque plus par des pensées formulées. Leur lien si étroit leur permettait, en restant toujours en contact, de deviner les pensées de l’autre. Âqen ressentait la mise en garde de Nout et fou aurait-il été de l’ignorer.

Songeur, Âqen fit mine d’hésiter, avant de céder en poussant un soupir à fendre les pierres. Avait-il seulement le choix ? Il attrapa sa besace, son paquet de cartes et son thé, avant de rejoindre la dame à sa table. Quelque part au fond de lui, enfoui sous les illusions et les mensonges, l’aiguillon de la colère venait fouailler ses chairs. Face à lui se trouvait une ancienne compatriote, une chevalière-dragon de Tol Orëa, Nout et lui en étaient certains. Si le cartomancien n’y prenait garde, il risquait de laisser ses émotions déborder en sa présence. Et la dernière chose dont sa Liée et lui avaient besoin, c’était d’attirer l’attention des autorités.

— Maintenant que je suis à votre merci, ma dame, je vous invite à me faire part de vos intentions. Que dois-je faire pour récupérer mon bien ?

Sa grande carcasse malingre installée comme elle le peut sur son siège, Âqen teintait sa voix suave, mais indéniablement mécanique, d’une touche de malice. Il s’autorisait même un mince demi-sourire. Il était sûr de ne pas connaître cette femme, mais elle l’intriguait assez pour qu’il prenne le risque de rentrer dans son jeu.

Dans la main de la belle, la carte des Amants brillait grâce au liserai de feuilles d’or sur son pourtour. Au centre d’un cercle ponctué de discrets glyphes divins, deux êtres androgynes s’enlaçaient sous un arbre en fleurs. Sans remarquer la créature tapie dans l’ombre des bosquets, derrière eux…

Le malheureux était apparu comme perdu et inquiet d'avoir perdu sa carte, qui par chance, était tombée au pied de la Dame Verte. Par chance, on sous-entendait par là que, le précieux bien ne se soit pas faufilé entre les lattes du plancher, ou qu'une semelle gluante se soit collée dessus pour l'emmener dans des lieux incongrus, où là, elle aurait été perdue à tout jamais. Car, à croiser la route de la Maîtresse-Dragonne, pouvait vraiment parler là, de chance ? Qui connaissait la Fëalocë savait sur quelle route périlleuse, on s'engageait. En fonction de ses humeurs, elle pouvait devenir la chasseresse, comme n'être qu'une simple compagne de conversation banale et sans histoire.

Ses yeux émeraude étaient dardés sur le propriétaire de la précieuse carte, essayant de cerner dans les traits de l'elfe une émotion, ou deux. Toujours avec le sourire, elle s'étonnait intérieurement de pas réussir à en lire en particulier. Peut-être était-il bien rôdé à les maîtriser, vu qu'il paraissait être un manieur de cartes de tarots. Contrôler les sentiments pour éviter qu'il ne vienne parasiter la peau en surface pouvait être un avantage certain pour mieux énoncer le résultat d'un tirage auprès d'une personne avide de connaître le Destin que les Dieux lui réservaient. Elle s'amuserait à voir ce qui lui offrait alors, s'il lui accordait la lecture de quelques-unes de ses précieux objets. Mais pour l'instant, ne parvenant pas à voir ce qu'il songeait, en voyant une jeune dame au charme indéniable tenir son bien entre ses doigts fins, elle inclina légèrement la tête devant sa délicate demande.

''Si vous veniez à refuser ma proposition ? Hum, la question est intéressante et pourrait prêter à une petite réflexion de ma part...''minauda-t-elle un peu.

Elle se plaisait déjà à le faire mariner un peu. Elle n'avait pas encore décidé quel objectif prendre avec lui. Après tout, elle avait tout son temps. Chaque chose venait en son temps. Puis, elle observa l'individu susceptible de devenir une proie pour répondre à sa gourmandise, pendant qu'il rassemblait ses affaires pour se joindre à sa table.

Quand il se fut installé, elle le fixait toujours avec son sourire mielleux. Bon, allez, elle ne le fera pas languir en demeurant silencieuse.

''Oh, vous n'êtes pas à ma merci voyons. Suis-je si terrifiante que cela, à vos yeux ? ''fit-elle langoureusement, tout en remettant en place une boucle rebelle derrière son oreille, de son autre main. ''Soyez rassuré d'avance, vous serez sauf. En échange de votre bien, pourriez-vous me donner le sens caché de quelques cartes tirées ? Car il m'a paru étrange de constater la Carte des Amants tombée à mes pieds. Et je ne crois pas au hasard.. Enfin presque. Quelque chose vous poussait vers moi. Donc peut-être, que dans vos habiles mains, le reste de vos cartes pourraient éclairer mon interrogation quand cet évènement non prévu... ''

Elle le regardait, l'émeraude de ses yeux devenant un peu plus intense.

''Mais j'oublie les bonnes manières, je suis Alkhytis Doréhor... Et vous très cher ? ''dit-elle avec un ton très aimable, avec une touche langoureuse dans le ton, tout en tendant la carte tant convoitée en direction de l'Elfe.

Quelque chose, dans les replis du vêtement informe comme dans les ombres de l’esprit, s’agitait. Quelque chose d’indicible, d’atavique, rampant sous le doux vernis de l’illusion. Ça remuait, jusqu’à emplir les veines d’un venin plus sombre et plus ardent que le sang, jusqu’à faire saillir les épines de l’âme. Dans les abysses d’une psyché duale, quittant sa trompeuse torpeur, s’éveillait le monstre.

Un regard sur la carte tendue vers lui et Âqen sut que cette partie-là ne serait pas aisée à jouer. Cette femme ne le laisserait pas en paix à moins d’obtenir satisfaction. Sa malice pouvait paraître tantôt cruelle, tantôt innocente, le résultat serait le même. Maîtrisant un souffle qu’il savait court, l’elfe tendit la main à son tour, sans croiser le regard d’émeraude de la jeune femme. Ses doigts d’araignée effleurèrent la carte avant de s’en saisir plus fermement. Les muscles, longs et nerveux, saillirent le long d’une main qui avait déjà pratiqué le métier des armes. Une vie entière semblait séparer l’allure actuelle du personnage de ce qu’il avait été autrefois.

— Chaque être mortel possède sa propre part d’ombre, ma dame. Et il n’est rien de plus terrifiant que quelqu’un l’ignorant.

Toucher son bien apaisa quelque peu Âqen, au point qu’il se risqua à relever les yeux. Il avait appris la patience dans la souffrance. Les affres de l’attente ne valaient guère le supplice qu’il avait promis à ses ennemis. Contempler l’inconnue, la jauger de pied en cape avec une froideur calculée, lui permit de se rappeler qu’elle n’en faisait pas partie. Quand bien même se montrait-elle contrariante…

— Ainsi, vous auriez reconnu la main des dieux dans notre rencontre, glissa malicieusement le cartomancien en mélangeant son paquet de tarot, désormais complet.

Nout, l’éternelle forteresse de son âme, Nout veillait sur lui. Il pouvait la sentir, dans toutes les fibres de son corps, attentive, vigilante, les ailes frémissantes. Sur les écailles de sa sœur d’âme se patinaient le temps, les batailles et les regrets. Dans la courbure de sa voilure se reflétait l’errance. Et dans l’étincelle de ses couperets et de ses serres au soleil se nichait un serment. Elle était la gardienne de leur secret autant que sa victime. Elle incarnait un rappel bienvenu pour Âqen. On ne devenait pas qui il était sans en payer le prix. Nout et lui s’étaient jurés de rester ensemble jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que leur promesse soit tenue.

— On me surnomme Doigts-de-cendres, continua l’elfe en battant les cartes. Je m’appelle Âqen et cela faisait bien longtemps que je n’étais pas revenu en ces terres. Un colporteur ne peut espérer collecter sa pitance que s’il raconte de bonnes histoires. Tol Orëa a-t-elle tant changé en mon absence ? J’ai parfois l’impression que cela fait une éternité que je suis parti…

Il but une gorgée de thé, reposa la tasse d’une main légèrement fébrile. Il rendit son regard franc à la dénommée Alkhytis, lissa les traits de son visage et dit :

— Soit. Puisque les dieux ont guidé l’arcane des Amants vers vous, j’accepte votre proposition.

Il posa d’abord trois cartes face cachée devant la Maîtresse Engloutie. Si son visage ne lui avait rien évoqué, son nom en revanche avait débloqué des souvenirs enfouis. Le tournoi inter-Kaerls, l’épreuve où une Verte habile avait vaincu une Incarnate trop orgueilleuse, une dame du Màr Luimë. Voilà d’où ce nom provenait. La rumeur avait fait le tour de la Terre de l’Aube en à peine quelques jours. On avait plus parlé que de cela pendant des lunes ensuite.

— Quelle carte souhaitez-vous retourner en premier ? Attention, votre choix peut tout changer.

Et le monstre, tapi dans les ténèbres, aux aguets, murmurait des promesses à l'oreille du cartomancien.

Le véritable propriétaire de la carte avait lentement tendu ses doigts fins vers la carte, comme si de s'en approcher un peu trop vite risquerait de la voir disparaître à jamais. Alkhytis guettait cette approche, maintenant son sourire. Si elle le désirait réellement, elle pourrait lui soustraire la carte à l'instant où la peau de ces doigts viendraient à palper la surface peinte avant d'imposer la pression nécessaire pour la saisir. Elle pourrait, mais elle ne le fera pas. Elle appréciait jouer avec ses interlocuteurs, mais là, elle avait envie d'avoir autre chose ; pour l'instant. Elle accorda la totale liberté au cartomancien de récupérer son précieux bien. Chose certaine était que cette main était bien réactive, trop réactive à l'aspect qu'il donnait Qui avait-il été par le passé ?  Cette interrogation attisa plus encore sa curiosité. Et toujours avec son sourire, elle observait le propriétaire du paquet de cartes désormais au complet. 

''Les Dieux se complaisent à intervenir à des moments les plus simples… là où on s'y attend le moins, voir pas du tout... et que cela finira par marquer l'Histoire d'une manière immémorable. Chose certaine était que cette carte ne s'est pas glissée vers moi par simple hasard. Quelque chose a ''soufflé'' dessus''.

Un voyageur lié à un dragon qu'elle ne connaissait pas, où du moins qu'elle ne se rappelait pas ; il était peut-être du Kaerl Neutre avant qu'elle ne vienne au monde ou avant d'être en âge de se lier à un Enfant de Flarmya. Mais peu importait, tant qu'il pouvait lui prédire l'avenir à travers les cartes. Qui sait, quelque chose pourrait réellement ressortir des prochaines cartes tirées. Elle le regarda savamment battre les cartes, avant qu'il ne prenne une nouvelle gorgée de thé. 

''Doigt-de-cendres ? Intéressant, mon cher. Est-ce un sobriquet que vous avez décidé de garder comme nom acquis, ou bien un pseudonyme ? En tout cas, enchantée de faire votre connaissance Âqen''

Elle prit quelques secondes pour réfléchir. Non, clairement, ce nom ne lui disait rien. 

''avant de vous narrer ce qui a changé au sein de la Terre de l'Aube, il faudrait que je sache depuis combien de temps, vous n'êtes pas revenu en ses terres.''

Elle ne voulait pas se montrer désobligeante, juste savoir ce détail. Ainsi, elle éviterait de raconter ce qui s'était déroulé depuis ces derniers mois, voir années, pour ne pas lasser son interlocuteur sur des faits qu'il connaîtrait déjà. 

Elle regarda les trois cartes qui était face retournée sur la table. Puis, elle pointa la carte la plus gauche, par rapport à elle. 

''Celle-ci. Il faut bien commencer à un point de départ, n'est-ce pas ? ''

Le tarot faisait partie des jeux divinatoires avec lesquels l’apprentissage s’était révélé le plus ardu. Âqen n’en avait maîtrisé les arcanes que tardivement, au grand dam de ses professeurs. À la vérité, il éprouvait un malaise diffus à user de ces cartes, aussi mirifiques soient-elles. Comme elles paraissaient innocentes, simples objets inanimés entre ses doigts, peintes de couleurs chatoyantes, aussi fines et cruelles que la plus affûtée des lames… Quels secrets allait-il dévoiler par inadvertance en retournant les cartes ? Quelle divinité risquerait une part de son pouvoir en mélangeant les arcanes majeurs et mineurs, pour d’obscurs desseins ? Le vagabond ne pouvait se départir de l’impression tenace d’user de forces qui le dépassaient.

Âqen haussa les épaules, en un mouvement souple qui aurait pu faire grincer son ossature tant il avait semblé brusque, après la délicatesse dont il avait fait preuve. Un fin sourire policé, qui n’atteignait pourtant pas ses yeux, flottait sur ses lèvres. Comment pourrait-il expliquer à cette profane le sens profond caché de ce sobriquet ? Doigts-de-cendres représentait un bouclier autant qu’une prison, un moyen de tenir le monstre à distance. De protéger le monde de ses flammes vengeresses. De gagner en patience, pour le jour où il serait temps de le libérer. Du temps… C’était justement la seule richesse dont disposait Âqen. Du temps, il en avait pléthore à revendre.

— Un surnom étrange, il est vrai, admit-il dans l’espoir de ne pas attiser la curiosité de la Maîtresse Engloutie. Je ne l’ai certes pas choisi, mais il me va bien.

Car tout ce que je touches retourne à la poussière.

Tel un oiseau efflanqué, un vautour esseulé au milieu d’une terre devenue étrangère, Âqen pencha la tête de côté. Son regard se perdit dans les revers tortueux de sa mémoire, à la recherche d’une date, d’un souvenir précis. Depuis quand avaient-ils quitté la Terre de l’Aube, Nout et lui ? Ce fut la dragonne qui lui souffla la réponse. Nout n’oubliait rien. Elle incarnait tout ce qui faisait de lui un être vivant encore : du sang et des souvenirs. Sans elle, il se serait déjà perdu. Et le monstre n’aurait plus aucun espoir de trouver la paix.

— Deux ans, il me semble. Pardonnez-moi, je voyage depuis si longtemps que je me perds dans les différents calendriers des pays que je traverse. Je ne reste jamais plus que quelques semaines en Tol Orëa, avant de repartir. Le monde m’appelle. Mais mon dernier départ remonte à l’été 918.

L’esprit se rebellait. Les souvenirs, en traîtres, affluèrent, menaçant de faire déborder la cage dans laquelle ruaient les ténèbres de son âme. L’été du malheur. Les cris, le sang, la chute. La douleur de la perte pulsait toujours, ravivant la promesse faite alors.

« Il faut bien reprendre ce qui nous fut enlevé. »

Durant une fraction de seconde, son regard flamboya. Puis tout fut terminé. Âqen caressait le dos de ses cartes d’un air détaché et concentré, avant de retourner celle demandée par la jeune femme. Il fronça imperceptiblement les sourcils. C’était ce qu’il craignait depuis le début. Les cartes avaient décidé de se jouer de lui autant que d’Alkhytis Doréhor. Pour elle, elles revêtaient un sens probablement positif – quelle chanceuse favorisée par le Destin ! Pour lui, les cartes se présentaient à l’envers, naturellement. Même s’il ne croyait guère en une influence de la destinée sur son existence, il ne pouvait s’empêcher d’y trouver du sens. De surinterpréter ce qu’il voyait. Il choisit de taire ce fait. Cela ne concernait pas la fëalocë. Il espéra que son trouble serait passé inaperçu.

— La Roue de Fortune. Elle marque le changement. Peut-être en ressentez-vous le besoin, ou est-ce déjà en train de se produire. Fruit du hasard, de la chance ou de vos croyances, une nouvelle voie s’ouvre à vous. Saurez-vous la suivre ?

Il releva des yeux calmes sur la jeune femme, le visage impénétrable, et néanmoins curieux de découvrir la suite de son histoire. Tout, plutôt que ce danger diffus qui émanait de cet arcane renversé, qui préfigurait un avenir incertain et instable, semblable à l’éternelle fuite qui rythmait son flux sanguin.


NB : attention aux amateur.ices de tarot, j’ai fait quelques recherches mais je n’y connais rien. C’est un monde de fantasy, je ne cherche pas à coller au jeu réel, merci de votre compréhension ^^’