[RP] Légendes de la forêt undòmëenne

Ausra marcha un peu en avant, adoptant son rôle fictif de guide qui menait les voyageuses dans la direction du sud. Elles n'en avaient nul besoin, mais il fallait se tenir à cette supercherie pour le moment. Pendant ce temps, Iska parlait dans sa tête. Ausra ne pouvait pas lui répondre, et tout ce qu'elle voulait demander la faisait trépigner sur place. Elles allaient voler! Comme cela devait être exaltant! Elle avait toujours voulu savoir ce que ressentaient les oiseaux lorsqu'ils volaient dans les courants d'air venteux, ceux qui leur faisaient décrire des arabesques dans les airs. Elle en avait même rêvé, de nombreuses fois. Mais elle n'était pas un oiseau, mais une torhile. Et les torhils étaient sujets au vertige comme la plupart des autres races. Ne risquait-elle pas de tomber pendant le vol? Il lui faudrait certainement s'accrocher aux écailles d'Iska. Mais comment faire pour ne pas blesser ou gêner la dragonne en assurant sa propre sécurité?Quant à cet Interstice, qui ne comportait ni chaleur, ni son, ni lumière, ni quoi que ce soit d'autre...Ausra l'associa immédiatement, dans son esprit, à la Mort elle-même. Elles allaient voyager en passant par un état de Mort avant de réapparaître, vivantes, ailleurs. Cette idée lui glaça le sang...mais attisait encore plus sa curiosité. Elle redoutait tout autant qu'elle attendait avec impatience de traverser la mort et d'en revenir. Car le ton d'Iska ne laissait pas de doute: il n'y avait que peu de chance qu'elle n'en revienne pas. Personne n'utilisait de raccourci dangereux par simple confort.

Alors qu'elles s'approchaient de l'orée du village, une voix familière vint perturber les paroles d'Iska. Pour les oreilles extérieures, il ne s'agissait que de croassements.

Hé, la grande. T'as quelque chose pour moi

Sans même réfléchir, Ausra répondit à la corneille qui s'était posée sur le sol, un peu plus loin.

Nan j'ai rien à te donner

Bien sûr que si. Tu veux tout garder pour toi. Et t'as pas payé ta dette de la dernière fois.

La jeune femme leva les yeux au ciel, soupira et posa son sac pour en retirer un des biscuits que sa mère lui avait donnés. Les fameux biscuits aux noix de tante Odeta, ceux qu'elle cuisait un peu trop et qui avaient un arrière-goût de sciure.

Bon d'accord. Tiens, on est quitte!

Ausra jeta le biscuit en direction de l'oiseau qui avança par petits bonds vers son butin. Il l'examina quelques instants avant de croasser son accord, de le prendre dans son bec et de s'envoler. Ausra soupira de soulagement. Au moins, elle avait réglé ses dettes avec les corneilles du village et ne risquait pas de les voir fondre sur elle dès son retour, aussi tardif qu'il puisse être.Lorsqu'elle fut certaines d'être assez loin du village, elle se tourna vers les deux femmes.

C'est quoi, cet Interstice? C'est dangereux?

Sagement, les deux Liées emboîtèrent le pas à Ausra, comme si elles suivaient leur guide. Iska se serait peut-être agacée de la situation – c’était tellement ridicule de faire croire que la Petite était leur garde du corps – si elle n’avait pas été occupée à lui expliquer la suite des opérations. Par leur Lien, la torhile percevait l’impatience de sa dragonne. Celle-ci paraissait calme et posée, mais quelques étincelles orangées parsemaient ses iris, trahissant sa nature non humaine tout autant que son excitation pour qui savait interpréter les variations de couleurs des yeux draconiques. La jeune fille avait supposé qu’il fallait prendre la mer pour rejoindre la Terre de l’Aube et la bleue avait hâte de lui montrer que ce n’était pas le cas. Et tout ce dont elle était capable. Jusque-là, à part révéler sa forme native, elle n’avait pas fait grand-chose.

*Je ne pensais pas que tu étais en manque d’admiration,* émit Liâd, amusée, alors qu’une corneille se posait au sol non loin d’elles.

Les deux Liées jetèrent un regard surpris à l’adolescente avant de réaliser qu’elle répondait simplement au volatile.

*J’ai une réputation à défendre, répliqua Iska à son âme sœur tandis que leur aspirante fouillait dans son sac. C’est une responsabilité, d’être une légende.*

La torhile étouffa un éclat de rire, faisant naître quelques flammèches vertes dans les yeux de sa Liée. Elle aimait entendre rire Liâd. C’était des moments toujours trop rares et trop courts et, seule, elle avait du mal à les provoquer. Kim était doué pour ça. Ausra semblait avoir quelques prédispositions également, et la dragonne n’avait donc aucun scrupule à réutiliser les armes que l’adolescente lui avait fournies.

La corneille s’envola avec ce qui ressemblait à un biscuit et la Petite se tourna vers elle avec une question. Comme elles étaient à présent suffisamment loin du village, les deux Liées n’hésitèrent pas à lui répondre à haute voix.

« Oui, déclara Liâd.
— Non. » émit Iska en même temps.

Elles échangèrent un regard, et ce fut la prêtresse de Flarmya qui reprit la parole.

« Techniquement, l’Interstice est dangereux, oui, déclara Liâd. Comme il est vide, sans air, ni chaleur, ni rien, on ne peut pas y rester plus de quelques instants. »

Du moins si on ne se fiait pas au bruit qui couraient qu’un maître dragon céleste serait réapparu l’an dernier après y avoir passé plusieurs mois. Mais ce n’était que des rumeurs. Personne n’avait survécu de façon certaine à un séjour dans l’Interstice de plus de quelques minutes et il y avait des dizaines d’explications plus plausibles à cette histoire de réapparition. Si tant est qu’elle soit vraie. Rien n’était moins sûr que des rumeurs. Et, en tout cas, elles ne valaient pas la peine d’embrouiller leur aspirante.

« S’y perdre, c’est mourir. C’est d’ailleurs synonyme dans le langage courant, pour ceux qui côtoient les dragons.
— Mais on ne s’y perd pas quand on sait où on va, intervint Iska. Il suffit d’avoir sa destination en tête et il n’y a aucun risque. »

Il ne fallait pas que la Petite prenne peur et refuse de les accompagner.

« Se déplacer par l’Interstice est instinctif pour les dragons. Comme voler, respirer ou parler par l’esprit, ajouta donc Liâd. Même leurs petits cousins, les lézards de feu et les dragons fées maîtrisent la technique.
— Ce ne sont pas mes cousins, » répliqua la bleue, vexée d’être comparée aux mini dragons facétieux et colorés.

La torhile esquissa un sourire, mais ne répondit pas à sa Liée. Elle se concentra plutôt sur Ausra. L’adolescente avait déjà voyagé et son métier l’avait déjà amenée à affronter des risques que la plupart des gens refusaient d’envisager. L’Interstice ne devait pas l’effrayer tant que ça, si ?

« En bref, c’est dangereux, mais moins que de prendre un navire qui peut faire naufrage ou de rencontrer une bande de brigands.
— Et tu n’as pas de raison d’avoir peur. »

Jugeant qu’elles s’étaient avancées assez loin dans les bois pour ne pas risquer d’être vues, Iska retira l’écharpe que lui avait prêtée la Petite, la plia et la lui tendit, avant de reprendre sa forme native. Heureuse de se libérer de cette apparence bipède limitée, elle étendit ses ailes autour d’elle, avant de détailler les alentours et de se diriger vers un bosquet non loin. Liâd lui emboîta le pas et fit signe à la jeune fille de les suivre.

« Il faut récupérer son harnais de vol. Vous avez d’autres questions ? »

Un "oui" et un "non" simultanés.

Voilà qui devenait de plus en plus intriguant! Ausra sourit, sans même s'en rendre compte. Elle écouta les explications de Liâd, et prit note mentalement de chacun des points importants. On ne pouvait rester longtemps dans l'Interstice, cela signifiait donc qu'il lui serait impossible de s'y cacher par exemple. En revanche, si elle était accompagnée d'un dragon, elle pourrait mettre à profit cet espace pour tant de choses! Des embuscades, des fuites, ou simplement des voyages. Comme elle avait hâte de s'y rendre! Finalement, à en croire Iska, traverser l'Interstice, ce n'était pas mourir. C'était plutôt comme de plonger dans l'eau quand on n'est pas capable de respirer comme un poisson: on peut s'y noyer si on y reste trop longtemps, mais une simple nage d'un point à un autre ne posait aucun problème.

Ausra acquiesça donc aux explications, tout en reprenant son écharpe qu'elle noua autour de son cou. Les lézards de feu et les dragons-fée traversaient bien l'Interstice eux aussi, alors il n'y avait aucune raison de...

Les dragons-fée? Les lézards de feu?

Attendez! Il existe d'autres types de dragons? Des dragons-fée? Mais ... Ils sont nombreux? J'aurai des chances d'en voir?

Et ainsi, Ausra oublia toutes les interrogations qu'elle avait au sujet de l'Interstice. A présent, elle n'avait qu'une hâte: piller la première bibliothèque de ce Kaerl dont les deux liées lui avaient parlé afin de voir toutes les catégories de dragons qui existaient. Ensuite, elle irait à leur rencontre et les observerait d'elle-même. Elle emmènerait les livres de la bibliothèque avec elle afin de vérifier si ce qu'ils disaient au sujet de ces dragons "cousins" était bien vrai. Les livres ne disaient pas toujours la vérité, après tout. Les gens qui les écrivaient mentaient parfois, ou se trompaient.

Iska se transforma à nouveau, et Ausra, trop occupée à l'admirer, ne réagit pas tout de suite lorsque Liâd lui demanda si elle avait encore d'autres questions.

Oh, euh...non je pense que ça ira

Iska avait toujours la couleur du son des instruments de musique exotiques, les percussions délicates des pays lointains. Mais Ausra remarqua également des notes de bruits de gouttes d'eau tombant sur des rochers dans les écailles de la dragonne. Elle se sentait bien terne, avec ses cheveux noirs et sa peau ordinaire. Ausra les suivit.

Comme Liâd l’avait espéré, Ausra semblait accepter les explications sur l’Interstice et sa dangerosité sans broncher. En toute objectivité, la maîtresse bleue la trouvait un peu jeune pour exercer un métier aussi dangereux que mercenaire, même pour une fille de Redzya, habituée à la vie rude du nord d’Undòmë, et elle craignait que sa curiosité soit encore teintée de l’inconscience et de la soif de découverte des enfants. Peut-être son inquiétude était-elle exacerbée par le fait que la torhile n’était pas beaucoup plus vieille que Kim… Dans quelques semaines, tout au plus, Loïkim serait lui aussi aspirant. Dans quelques mois, il volerait de ses propres ailes avec son dragonneau. Dans quelques années, il choisirait peut-être, lui aussi, de faire taire la prudence, de renoncer à la sécurité, pour aller découvrir de nouveaux lieux et de nouvelles personnes.

*Il a le temps d’apprendre. Sa Triade veillera sur lui en attendant.*

Et elles aussi, de loin, même s’il était hors de question d'interférer dans son aspiranat.

*Et la Petite n’est pas Kim,* ajouta Iska pour couper court aux pensées inquiètes de sa Liée.

C’était vrai. Ausra semblait curieuse mais, en tant que mercenaire, elle avait sans doute déjà vécu des situations à risque et elle devait savoir faire preuve de prudence en cas de besoin. Même si sa question sur les dragons fées semblait démontrer l'inverse.

« Oui, il y a d'autres espèces de dragons… commença Liâd.
— Ce ne sont pas des dragons, » protesta à nouveau la bleue, tandis que quelques flammèches oranges étincelaient dans ses iris.

Elle n’avait pas l’intention de s’attarder sur la question. À son avis, les lézards de feu et autres petits volatiles ne méritaient pas l'attention de son aspirante. Mais Liâd mettait un point d'honneur à répondre aux questions de la jeune fille.

« Ils sont beaucoup plus petits que les dragons et, comme vous pouvez le voir, ceux-ci ne les apprécient pas forcément.
— Je n'ai rien contre eux mais ce ne sont pas des dragons, répliqua Iska.
— Les lézards de feu ressemblent en tout point aux dragons, continua Liâd comme si elle n’avait pas été interrompue, mais ils peuvent se percher sur l’épaule d’un humain. Ils peuvent vivre seuls, même si certains peuvent créer une sorte de Lien avec un bipède, et ils communiquent par des images et des sensations plutôt que par des mots ou des pensées. Ils vivent naturellement dans le désert du Ssyl’Shar mais on en trouve quelques-uns sur Tol Orea. »

Elle sourit à la jeune torhile, consciente que ça faisait beaucoup d’informations.

« Les dragons-fée sont plus mystérieux, on ne sait pas grand-chose à leur sujet. Ils seraient originaires de Qahra mais on en trouve sur la Terre de l’Aube. Il paraît qu’ils ont des couleurs très variées mais ils sont difficiles à voir. »

Elle n’avait pas beaucoup d’autres précisions à donner à propos des petits sauriens chanteurs mais ça n’avait que peu d’importance. La Flèche du Cadastre lui fournirait sans doute plus de données si elle le souhaitait. Et, en attendant, Iska, après avoir rendu son écharpe à leur aspirante, avait décidé de reprendre sa forme native, rappelant sur elle toute l’attention de la jeune fille. Par le Lien qu’elles partageaient, la prêtresse de Flarmya perçut la satisfaction de sa dragonne : les mini-dragons, tout intrigants qu’ils soient, ne pouvaient pas rivaliser avec une vraie fille de Flarmya !

Consciente que la lumière du soleil qui filtrait à travers les feuilles mettait en valeur les multiples nuances de bleu de ses écailles, la dragonne se dirigea vers le bosquet où Liâd et elle avait laissé son harnais. La torhile hocha simplement la tête lorsqu’Ausra répondit qu’elle n’avait plus de questions, avant se s’enfoncer entre les buissons pour en ressortir avec les lourdes lanières de cuir. Il ne s’agissait que d’un simple harnais de voyage, pas aussi compliqué qu’un harnais de combat, mais il était à la taille de la bleue. Celle-ci, habituée à la manœuvre, se coucha au sol pour aider sa Liée à le lui passer autour du cou, et il ne fallut que quelques minutes à la torhile pour s’en occuper. Minutes pendant lesquelles elle offrit quelques explications à son aspirante :

« Ce n’est qu’un harnais une place, nous n’avions pas prévu de rencontrer une aspirante aujourd'hui. Mais nous allons nous adapter. »

Elle attacherait les boucles de sécurité à la taille de la jeune fille. Ausra ne paraissait pas facilement effrayée mais un premier vol à dos de dragon et un premier passage dans l’Interstice nécessitait un minimum de prudence. Elle, elle volait avec Iska depuis plus de vingt ans, elle ne risquait rien.

« Iska va d’abord décoller et s’élever au-dessus des arbres. Elle vous laissera admirer un peu la vue puis nous passerons dans l’Interstice. Et nous ressortirons directement à Kaerl, au-dessus de la place principale. Ce ne sera pas vraiment le même environnement... »

La dernière boucle fermée, elle pivota pour faire face à la jeune fille.

« Prête ? »

Elle recula d’un pas pour permettre à Ausra de s’approcher de l’épaule de la dragonne. Les lanières du harnais, posées à la base du cou, passaient entre les crêtes et pouvaient l’aider à grimper. Mais la bleue restait bien couchée pour faciliter l’exercice et Liâd était prête à lui donner un coup de main.

Ce ne sont pas des dragons? Mais pourtant on les appelle des dragons. Ausra hocha simplement la tête, imaginant que c'était finalement la même chose que d'appeler une chouette un "chat huant": on l'appelait "chat" mais on savait bien que l'on n'avait pas affaire au même animal. Iska, pourtant, semblait s'en formaliser. Les touches d'orange qui apparaissaient dans son iris ajoutaient des sons dissonants à ceux de ses écailles bleues. Les couleurs allaient bien ensemble, mais pas les sons associés.

Des images et des sensations uniquement? répéta Ausra les yeux grands ouverts. Mais peut être que mon don me permettrait de leur parler comme avec les oiseaux! Ou peut être pas, s'ils ne communiquent pas comme les autres espèces alors cela ne fonctionnera pas pareil...mmmm

Le regard perdu dans le vague, elle tenta de se représenter les différentes manières dont fonctionnaient les paroles des uns et des autres. Les mots que l'on prononce, les cris des animaux, les mots que les dragons inscrivaient directement dans la tête de leur interlocuteur, les sensations que l'on communiquait de la même manière...Tout cela était complexe! Mais les dragons fée de Qahra achevèrent de susciter sa curiosité. Des dragons de couleurs vives, comme les fleurs des jungles de Qahra! Et s'ils étaient aussi petits que les lézards de feu, alors ils se cachaient peut-être dans certaines des fleurs géantes. Car Ausra avait lu dans un livre que certaines fleurs de Qahra étaient suffisamment grandes pour qu'un enfant puisse se cacher à l'intérieur. On l'avait mise en garde contre les affabulations de certains récits de voyages lointains, mais Ausra espérait que ce détail au moins soit vrai. Et si ce n'était pas le cas, peut-être que les dragons fée pouvaient se cacher dans la végétation en se faisant passer pour des fleurs?

Ils sont difficiles à voir à cause de leurs couleurs variées! hasarda Ausra. Comme les félins rayés que l'on a du mal à repérer quand ils sont à l'affut. Les motifs brouillent la perception, on a du mal à voir où s'arrête le décor et où commence l'animal

Pendant que la jeune femme rêvait aux dragons fée, le voyage se préparait. La vue du harnais de cuir la tira de sa rêverie. Soudain, ce qui était sur le point de se produire prenait un peu plus de substance. Elle allait grimper sur le dos d'un dragon qui allait s'envoler dans le ciel, suffisamment haut pour voir la cime des arbres. Est-ce qu'elle verrait la forêt de la même manière qu'un rapace qui fait son nid en haut des pins? Ou est-ce qu'elle la verrait de la même manière qu'elle-même avait vu les sapins en contrebas des montagnes, si hautes que les arbres ressemblaient presque à de la mousse? Ausra se laissa attacher au harnais. Elle ne dit rien, mais son corps tout entier s'était raidi.

S'élever, voir la cime des arbres, filer dans l'Interstice et en ressortir au-dessus d'une place. Cela semblait simple. Il fallait juste éviter à tout prix de tomber. Mais il suffisait de s'accrocher au harnais pour cela.

Prête! mentit Ausra, qui savait que si elle réfléchissait trop à la situation, elle ne serait jamais prête. C'était comme quand elle avait dû traverser ce pont entre deux pics dans les montagnes de l'Est: plus elle pensait à la hauteur vertigineuse, plus ses jambes tremblaient et moins elle pouvait avancer. Il fallait regarder droit devant soi et marcher comme si on était sur la terre ferme. Ainsi, Ausra prit place sur le dos d'Iska, sécurisant au mieux sa position. Elle allait voler. Voler et traverser un milieu hostile pour atteindre un continent inconnu...

L’intérêt d’Ausra pour les lézards de feu et les dragons-fées agaçait un brin Iska, dont les iris se paraient de quelques flammèches orangées. Quelle idée de se poser des questions sur ces petits animaux farceurs et espiègles, incapables de communiquer correctement, alors qu’elle était en compagnie d’une vraie fille de Flarmya !

*La jalousie ne te va pas,* glissa Liâd, amusée, dans l’esprit de sa dragonne.
*Je ne suis pas jalouse ! s’offusqua la bleue. C’est juste qu’elle a quand même d’autres choses plus intéressantes à apprendre avant.*
*Elle a le droit de choisir ce qui l’intéresse elle-même.*

Et, vu le Don dont l’avait gratifié Mystra – à moins que ce ne soit Gaïa – il était plutôt logique que la jeune fille s’intéresse à la manière de communiquer des mini-dragons. Sans compter qu’il était normal que les interrogations pleuvent quand on découvrait un nouveau monde. Ausra avait l’esprit curieux et ouvert et c’était une grande qualité qu’il fallait cultiver. Et puis, c’était leur devoir de maîtresses dragons de répondre aux questions de leurs aspirants, que le sujet leur plaise ou non.

« C’est possible, émit donc Liâd en réponse aux réflexions de la future aspirante. Il y a quelques lézards de feu et dragons-fées au Kaerl, peut-être que tu les rencontreras. »

La barde Naevys Delani avait un lézard bronze si elle se souvenait bien. Certains chevaliers aussi… n’était-ce pas aussi le cas d’un Croc d’Argent ? Son nom lui échappait par contre. Il fallait dire qu’elle ne fréquentait plus trop les guerriers du Kaerl depuis la… fin de la guerre. Et en parlant de Croc d’Argent, il lui semblait que Ziem, lui, était lié à un dragon-fée. Le connaissant, il ne verrait sans doute aucun inconvénient à le présenter à une aspirante mais, pour cela, encore faudrait-il qu’elle prenne contact avec lui. Elle ne fréquentait plus le maître noir depuis des années puisqu’il était plutôt un ami de Seiryu qu’un des siens…

*Les érudits du Kaerl pourront sans doute t’aider à comprendre comment ton Don fonctionne, aussi,* intervint soudain Iska, aussi bien dans l’esprit d’Ausra que dans celui de sa Liée dont les pensées prenaient une tournure qui ne lui plaisait pas.

Ramenée au temps présent, Liâd hocha simplement la tête à la suggestion de la jeune fille sur le camouflage des dragons-fées, tout en commençant à harnacher sa dragonne. La manœuvre lui était si habituelle qu’elle pouvait s’en occuper s’en réfléchir, qu’elle soit plongée dans ses pensées ou concentrée sur les explications à donner à sa future aspirante. Elle aida ensuite Ausra à grimper sur le cou de sa Liée et entreprit de l’attacher. Il lui fallut toutefois quelques instants supplémentaires pour ajuster le harnais à la jeune fille dont la stature était un peu plus imposante que la sienne, instants que la bleue, qui avait noté la crispation de l’adolescente, mit à profit lui pour glisser une remarque apaisante.

*Les harnais sont solides, tu ne risques rien. Et je ne te laisserai jamais tomber,* assura-t-elle.

Sauf pour les exercices de vol qui le nécessiteraient, mais elles n’en étaient pas encore là.

Une fois ses ajustements terminés, Liâd s’installa sur le cou de sa dragonne, derrière l’aspirante, avec l’aisance née de l’habitude, et vérifia que sa sacoche était bien fermée. Même si l’objectif principal de sa promenade en Undòmë avait changé, il était hors de question de perdre en route les plantes qu’elle avait ramassées pour Nealyan.

« Iska va d’abord s’élever au-dessus des arbres, expliqua-t-elle à la jeune fille, et survoler la canopée quelques instants avant de passer dans l’Interstice. On ne peut pas voler trop haut pour éviter de nous faire repérer. Et le passage dans l’Interstice durera moins d’une dizaine de secondes. »

*Je te parlerai tout le temps de la traversée, ajouta Iska. Tu n’auras qu’à te concentrer sur ma voix.*

Ceci étant dit, elle se redressa et étendit ses ailes, les fit battre une ou deux fois, comme pour les réveiller, puis se ramassa sur elle-même avant de bondir vers le ciel. La clairière n’était pas large, et les décollages à la verticale ne faisaient pas partie des manœuvres les plus faciles… ni les plus confortables pour ses passagères. Une fois au-dessus des arbres, elle évita de s’élever trop haut, comme Liâd l’avait décrit, mais prit tout de même le temps de planer, laissant à sa nouvelle aspirante la possibilité d’admirer la vue.

*C’est parti,* annonça-t-elle finalement, juste avant de plonger dans l’Interstice.

Comme les deux Liées l’avaient décrit à Ausra, elles furent immédiatement enveloppées d’un noir profond, glacial et silencieux. Elles ne s’entendaient plus parler, ni respirer, elles ne sentaient plus leurs corps ou les écailles de la bleue sous leurs fesses.

*Je suis là. Ne t’inquiète pas nous serons sorties dans quelques secondes et tu pourras découvrir les merveilles du Màr Luimë.*

Comme si la mention du Kaerl l’avait fait apparaître, elles se retrouvèrent soudain assaillies de bruits et de couleurs, d’autant plus vifs que l’Interstice était sombre et silencieux. Elles survolaient à présent l'Agora, place centrale de la cité, et Ausra pouvait distinguer la foule qui se pressait autour du grand motif de dragon bleu en mosaïque. Le bleu était partout d’ailleurs. Le dôme magique qui protégeait la ville des flots teintait également la lumière de ce halo marin unique au Kaerl Englouti, et quelques flammèches émeraudes s’allumèrent dans les iris d’Iska comme chaque fois qu’elle retrouvait le plaisir de rentrer chez elle.

*Bienvenue au Màr Luimë !*

La dragonne prit le temps de planer au-dessus de la place, afin que son aspirante puisse admirer la vue, les rues qui partaient de la place dans toutes les directions et les bâtiments qu’on apercevait plus loin. Le Castel Dolen sur sa colline, la coupole de diamant de la Rotonde, la Tour du Cadastre et sa forme torsadée et, bien sûr, les deux Tours Joyaux, étincelantes : la Tour de Saphir à l’ouest et la Tour de Diamant à l’est. Puis, tranquillement, elle entama sa descente vers le centre de la place, pour atterrir sur le dragon en mosaïque avec bien plus de douceur qu’elle n’avait décollé de la clairière en Undòmë.

Les mots d'Iska ne la rassuraient pas vraiment. Son oncle Tomass avait dit le même genre de chose à Alvis quand il lui avait servi son premier verre d'alcool de tubercules le soir de sa première fête d'Eurilya avec les adultes. "Allez, champion! C'est sans risque, ça fait juste rire un peu!". Résultat: Alvis avait fini la soirée à vomir derrière un pin, réveillant tous les oiseaux du secteur. Ausra avait beaucoup ri de son grand frère, mais avait aussi compris une chose: les gens qui parlaient avec assurance ne disaient pas forcément la vérité, ils pouvaient mentir mais également se tromper.

Cependant, alors que la sensation des mots de la dragonne se dissipait dans son esprit, elle dut se rendre à l'évidence. Iska n'était pas "les gens", mais un dragon. Ils faisaient certainement moins d'erreurs, et si par mégarde elle laissait glisser ses "passagères", elle pourrait certainement les rattraper. Elle acquiesça à la suggestion d'Iska de se concentrer sur sa voix et déglutit.Il sembla à la jeune femme que les ailes d'Iska allaient frôler les arbres. La dragonne était-elle seulement capable de s'envoler dans ce lieu bien trop petit pour elle? Mais lorsqu'elles décollèrent, elle glapit de surprise et risqua un regard à la canopée. Sa forêt si familière ressembla tout à coup aux bosquets vus d'en haut des montagnes. C'était donc bien la hauteur qui transformait les arbres les plus majestueux en vulgaires herbes sauvages! Ausra, les yeux écarquillés, souriait.

Ces arbres! s'exclama-t-elle. Je les ai escaladés tant de fois! Et là, ils ....

Incapable de finir le fil de sa pensée, elle songea à se pencher pour toucher la canopée du bout des doigts. Mais son harnais l'en empêchait et de toute façon ses muscles étaient bien trop crispés pour lui permettre un quelconque mouvement.Puis elles plongèrent dans l'Interstice et Ausra retint son souffle. Lorsqu'elles en ressortirent, elle eut l'impression de se réveiller après une noyade. Sans la voix d'Iska pour la guider, elle se demandait comment elle aurait pu traverser cet endroit sans encombre. Mais elle n'eut aucun loisir de songer à cela plus longtemps car la vue du Mar Luimë lui coupa le souffle.

Les yeux presque exorbités, bouche bée, Ausra admirait le bleu qui semblait recouvrir l'endroit. Une mosaïque de dragon bleu et des silhouettes de personnes grouillant tout autour comme des puces, des toits faits de gemmes brillantes, des tours de saphir! Mais comment tout cela était seulement possible? Si les pierres précieuses étaient si recherchées, c'était bien parce qu'elles étaient rares. Alors comment les habitants du Kaerl avaient-ils pu en trouver en assez grande quantité pour façonner des tours?

Lorsqu'Iska se posa, Ausra remarqua pour la première fois la diversité de personnes présentes. Il y avait d'autres torhils, des humains bien entendu, mais aussi des elfes, des neishaans, des fealocës, des ondins, et même des personnes qui semblaient être des sangs mêlés. Cela fit froncer les sourcils de la jeune femme qui évita de les regarder dans les yeux. Au moment de descendre et de défaire les liens de son harnais, elle essaya de parler mais les mots se bousculaient dans sa tête. Elle pointa du doigt les tours faites en joyaux, puis le sol, puis quelques personnes alentour et de nouveau les tours. Mais elle ne parvint à ordonner ses pensées. Le Mar Luimë avait réussi ce que les habitants de Rezdya rêvaient souvent de pouvoir faire: couper le sifflet d'Ausra Cristea...