[RP] Le vent d'hiver

Sans qu’il n’y prenne garde, l’obscurité s’était infiltrée entre les lourds rayonnages, et le soleil couchant, qui illuminait jusque-là les nuages de poussière stagnante, avait disparu … Rendant les fines pattes de mouche du registre impossibles à déchiffrer. Poussant un soupir, l’Ondin se laissa aller contre son siège, passant une main mal assurée à travers sa chevelure en désordre. Encore une journée de perdue … Et pour quel résultat, en fin de compte ?

Lorsque son contact au Màr Luimë lui avait annoncé qu’il ne trouverait rien, ou en tout cas pas dans les archives publiques et officielles, Marek avait refusé d’y croire. Il venait tout juste d’intégrer son nouveau Kaerl après des semaines d’errance – que Asaleith se plaisait à qualifier, moqueur, de ‘‘période introspective’’ – il n’allait quand même pas commencer à enfreindre les lois maintenant ! Le vieux Sénateur avait malheureusement été le seul à répondre à ses sollicitations auprès de la haute administration du Màr Luimë ... Toutes ses autres requêtes s’étant vues soldées par des refus joliment enrobés de politesse creuse.

Il grinça des dents, paupières closes, se massant les tempes. Depuis son départ du Màr Tàralöm, ses migraines s’étaient largement espacées, probablement grâce à des nuits de sommeil plus réparatrices, quoi que toujours agitées. Il avait encore du mal à s’habituer à la vie au Kaerl Englouti … Si paisible, si tranquille et détachée de toute préoccupation, à condition que l’on veuille bien détourner son attention de ses zones d’ombre et de non-droit.

Athelstan Thrawnen. Ce nom lui tournait en tête depuis sa rencontre avec le Maître Blanc Sérafîm Areli. A l’abri des regards indiscrets, à la faveur d’une poignée de main, le vieux Sénateur lui avait glissé un bout de parchemin avec, griffonné à la va-vite et à moitié effacé, le nom de cet homme.
Quant à savoir pourquoi n’avait-il pas demandé à Eridan de lui transmettre cette information directement… Il l’ignorait. Etait-ce une manière de le soutenir dans ses recherches, tout en s’assurant qu’en cas d’échec rien ne pourrait remonter à lui ?

**Ce n’est pas en restant assis ici dans le noir que tu trouveras des réponses, petit homme. Rentrons. Il se fait tard et tu as passé la journée courbé sur ces foutues listes de noms sans rien apprendre de plus. Je m’en voudrais que mon Lié devienne vieux et décrépit avant l’heure, à force de s’user les yeux sur des gribouillis sans queue ni tête.**

Un ricanement vaguement provocateur s’insinua entre leurs esprits joints, et l’Ondin jeta un regard songeur à son Brun, appuyé contre la fenêtre. Bien sûr, son frère d’âme le cachait bien, mais il devinait que les raisons de son inquiétude n’étaient pas celles que le dragon voulait bien reconnaître.  

*Tu as raison. Allons-y.*

La nuit … La ville de Lòmëanor se transformait, et ses ruelles obscurcies pouvaient devenir le théâtre ‘‘d’accidents malencontreux’’ dont personne n’admettrait de bon gré en avoir été témoin. Surtout lorsque cela concernait un ex membre du Kaerl Ardent, autrefois Sang du Concile, supposément porté disparu mais ayant en réalité trouvé refuge chez les Engloutis. Il avait longtemps craint de croiser l’un de ses anciens compatriotes et d’être reconnu pour ce qu’il était - **à leurs yeux uniquement !** - à savoir un fuyard, et un traître.
Cette peur, pas tout à fait conscientisée, était une des raisons qui l’avait longtemps tenu à l’écart de Lòmëanor. Mais aujourd’hui … Aujourd’hui, l’accomplissement de ses objectifs était devenu prioritaire. Il voulait savoir. Il avait besoin de savoir.

Se redressant un peu trop rapidement, il vacilla soudain sur ses pieds et se rattrapa au bord de la table, couvé par le regard critique de son Lié.

**Tu es déjà si mince que tu vas finir par disparaître, à force de sauter des repas.**

Dans les iris céruléens d’Asaleith brillait une lueur nettement réprobatrice, tandis qu’il venait le saisir par le bras pour le soutenir.

« Hmm. » Contrit, il se dégagea doucement, et s’affaira à remettre le registre à sa place. « Je n’ai pas vu l’heure passer. Je ferai attention la prochaine fois. Je te le promets. »

Une main forte s’abattant sur son épaule le força à se retourner. Les sourcils froncés et une colère contenue durcissant ses traits, son Brun lui faisait face.

« Dis-moi, comment suis-je censé réagir alors que tes recherches tournent très clairement à l’obsession ? Comment puis-je te protéger si tu deviens ton propre ennemi ? »

Conscient de ce que la situation réactivait comme angoisse larvée chez son Lié, Marek accrocha son regard à celui d’Asaleith, venant serrer son poignet de ses doigts fins, se voulant rassurant.

« Passons chercher à manger avant de rentrer, d’accord ? »



Le Brun sur ses talons toujours sous sa forme bipède, Marek observait le ciel nocturne, chargé de nuages annonciateurs de neige prochaine, masquant tant les lunes que les étoiles. L’air était froid, piquant et désagréable, mais après ces heures passées enfermé, l’Ondin trouvait presque cela vivifiant. Son souffle créant une buée blanchâtre devant lui, il marchait ainsi, distrait et perdu dans ses pensées, laissant à Asaleith le soin de surveiller les environs.  

Les passants se faisaient rares dans les rues, et les quelques silhouettes qu’ils croisaient se pressaient de ci de là, se hâtant pour rejoindre la chaleur de leurs maisons ou quelque lieu de rassemblement de leur cru. A présent qu’il en avait pris conscience, son ventre criait famine et il avait hâte de pouvoir prendre un repas chaud et consistant.

** … Marek !**

L’avertissement lui parvint quelques millisecondes trop tard, et il fut repoussé brutalement en arrière, heurté par un individu frêle dont l’apparence lui paraissait familière, sans qu'il ne puisse dire en quoi. Quant à celui qui le toisait à présent, couronné d’une abondante chevelure rousse, il ne lui était pas totalement inconnu non plus. Un Ardent ?

« Hey. Faites un peu attention, vous là. »

Tirant sur sa capuche pour ombrager son visage, méfiant, l’Ondin amorça à demi un mouvement pour s’incliner, prêt à présenter ses excuses pour pouvoir poursuivre sa route. L’intonation de l’autre n’était pas belliqueuse, simplement irritée, mais Marek ne voulait prendre aucun risque.
C’était sans compter l’intervention de son Lié, qui s’étant instinctivement positionné entre eux, venait d’ouvrir la bouche, probablement dans l’intention d’assaisonner l’homme d’une réplique salée sur sa propre inattention.

« Kshitij ! »

Son cœur rata un battement. Il ne s’attendait pas à cela. En tant que Grand Prêtre de Flarmya, il était à l’époque chargé de la tenue des registres des empreintes, et était capable de réciter notamment tout ce qui concernait la lignée d’Asaleith. Et ce nom, ce nom qui venait de franchir les lèvres de son frère d’âme, il le reconnaissait parfaitement bien.
Le Brun Kshitij, fils de l’Incarnate Takhasya, Lié du Chevalier et Guérisseur Xhäziel Izotz. La glorieuse et fière lignée de la matriarche Sokänon. Asaleith et Kshitij partageaient le même sang, sans être toutefois issus de la même couvée.

*Leith, nous ferions mieux de …*
**Ne t’inquiète pas.**

« Kshitij, c’est bien toi, n’est-ce pas ? »

L’apostrophe était assurée, presque enjouée, quoi que suintant d’un avertissement voilé.

Gardant un silence prudent, l’Ondin jugea plus sage de laisser son Brun gérer la situation, la toxine affluant néanmoins à la pointe de ses doigts. L’autre dragon n’était pas réputé pour avoir un caractère violent ou particulièrement agressif … Son regard dériva sur la silhouette blanche maintenant cachée dans l’ombre derrière Kshitij, paraissant parfaitement désintéressée de la conversation. Quant au Chevalier Izotz, lui, d'après ses souvenirs, n’était pas des plus sociable, ni très communicatif.

Avec un peu de chance, ils les laisseraient passer et l’histoire en resterait là, pour le plus grand bien de tous.

Ausra avait beaucoup de mal à suivre la discipline des autres, mais n'éprouvait aucune difficulté lorsqu'il s'agissait de suivre la sienne. Depuis son arrivée au Kaerl Englouti elle s'entraînait ainsi régulièrement, tentant de suivre la routine des Crocs Argentés sans y parvenir pour le moment. Son objectif était de pouvoir les égaler sans se faire absorber par ce corps d'armée et ainsi continuer de vivre comme elle l'entendait. Ainsi lorsqu'elle serait chevalière et qu'elle serait liée à son dragon, on s'arracherait ses services à prix d'or! Mais pour cela il fallait qu'elle termine son aspiranat, et ce sans laisser son corps rouiller comme une vieille lame de couteau enfermée au fond d'un tiroir. Pour cette raison, Ausra s'entraînait quotidiennement au combat, à l'endurance et, lorsqu'elle le pouvait, à la discrétion.

C'est ainsi que, en cette soirée d'hiver, elle avait quitté ses appartements pour suivre Marek d'Ardiénor.Pourquoi avoir choisi ce curieux personnage pour sa "filature d'entraînement" ? Eh bien, justement, parce que le prêtre de Flarmya était un curieux personnage. Il avait quitté un autre Kaerl pour rejoindre le Mar Luimë. Avant d'entendre les bruits de couloirs qui concernaient Marek, Ausra ignorait qu'une telle chose soit possible. Ce changement faisait-il de lui un espion dormant, un émissaire entre les deux camps, un traître envers le Mar Taralom, un réfugié?  Ausra n'était pas de ceux qui se méfiaient de l'ondin aux yeux bleus dont le magnétisme ne la laissaient pas insensible. Elle n'avait pas davantage de raison de se méfier de lui qu'elle n'en avait de lui faire aveuglément confiance. C'est pourquoi elle s'était lancée dans ce défi avec sérénité. Si elle se faisait repérer, elle prétendrait simplement être sortie retrouver quelqu'un. Elle jouerait les aspirantes maladroites pour endormir toute méfiance et rebrousserait chemin. Elle avait soudoyé un choucas avec quelques noix chipées aux cuisines pour qu'il l'aide dans sa "mission". Tandis qu'elle restait à distance, emmitouflée dans son écharpe brune et dans son manteau brun à capuchon, l'oiseau suivait les déplacement de Marek et de son dragon par la voie des airs et indiquait la direction qu'ils prenaient à Ausra en retour. Pour l'instant elle n'avait pas été repérée. En tout cas, ni l'ondin ni le dragon n'avaient donné le moindre signe qu'ils l'avaient remarquée.

Mais était-il seulement possible de se cacher d'un dragon? Alors qu'ils approchaient d'une taverne, Ausra se demanda si le dragon n'avait pas élaboré une ruse pour la confondre, prétendant ne pas l'avoir repérée mais la menant vers un lieu où ils pourraient mieux lui faire face. Elle n'avait pas pris d'autre arme avec elle que son simple couteau. Elle serait seule face à un ondin et un dragon. Ne valait-il pas mieux faire demi-tour et laisser tomber? 

Mais Marek percuta de plein fouet un homme, également accompagné. Un autre maître dragon? Elle écouta à distance les mots qu'ils échangèrent. Marek connaissait l'homme qui lui faisait face. Ou du moins Asaleith le connaissait. Mais Ausra ne l'avait jamais vu avant. Cela ne pouvait signifier qu'une chose: il s'agissait de quelqu'un du Mar Taralom. L'appréhension d'Ausra se retrouva soudain noyée dans la curiosité que cette rencontre éveillait en elle. 

Hey, p'tit gris! chuchota Ausra à l'attention du choucas. Si tu vas les écouter, j'ai encore d'autres noix pour toi

J'ai froid et je suis fatigué, rétorqua le choucas. Je vais me mettre à l'abri, la nuit ce n'est pas pour moi!

Et l'oiseau s'en fut sans négocier davantage. Ausra ne pouvait désormais plus compter que sur ses propres oreille. Elle ajusta sa capuche et se rapprocha juste assez pour entendre ce qui se passait. Adossée contre un mur, faisant semblant de chercher du regard quelqu'un qui arriverait par la rue opposée, la jeune femme écouta...

Un sourcil levé en direction de l'elfe roux accompagna la reconnaissance du brun.

**Asaleith. Le brun de Marek.** fit la voix mentale du dragon, assez surprise, à son lié. Il savait que son camarade de sang n'était pas mort. Il l'aurait senti. Il ne s'attendait pas pour autant à le croiser littéralement au coin d'une rue. L'autre d'ailleurs semblait aussi surpris et reprit pendant que le neishaan se relevait en silence, époussetait l'arrière de sa tunique et le haut de son pantalon avant d'approcher tranquillement.

"Oui ! Ca alors, pour une surprise !" l'enthousiasme du saurien était sincère mais délibéré, comme pour désamorcer l'avertissement voilé de son frère de mère.

Derrière son visage de marbre, Xhaziel réfléchissait. Marek était un habitant du Màr. Un Haut Prêtre de Flarmya. Il avait disparu il y avait quelques mois à présent. Evidemment, cela avait fait un vide. Tout aussi évidemment, il était recherché, attendu. L'on avait des questions à lui poser, certainement.

D'un autre côté, il avait bien le droit d'aller où il voulait. Cette emprise que le Kaerl voulait imposer à ses membres ne plaisait guère au guérisseur. Il serait presque plus intéressant d'avoir le chevalier brun dans ses dettes que de le mettre en difficulté.

La question étant de peser la loyauté au Màr avec l'intérêt. Il salua d'un signe de tête son homologue, préférant ne rien dire. Kshitij faisait la conversation pour deux. Il y était naturellement doué et prenait des leçons auprès de Selcot, sans que le céleste n'en ait été informé, d'ailleurs.

"Je suis content de te voir en bonne santé. Et ton lié aussi. Vous êtes en bonne santé n'est-ce pas ?"

L'inquiétude du saurien se communiqua au guérisseur dont l'expression changea imperceptiblement de neutre à professionnel tandis qu'il scannait l'homme de haut en bas. Difficile de voir quoi que ce soit sous le capuchon et la tête baissé mais dans sa silhouette on ne remarquait aucun coude, aucun signe d’une douleur quelconque, et il avait bougé tout à fait normalement avant de le renverser.

"Il semblerait." fit-il après un silence, à haute voix et à destination de son double d'âme. Après, pour un mal plus profond, une maladie, un empoisonnement, un dérèglement organique, c’était difficile à dire. Bah. La Déesse devait le surveiller, puisque c’était un Haut Prêtre. Même s’il était toujours respectueux des dieux et des cultes, Xhaziel n’avait pas un grand intérêt pour tout ce qui touchait à la religion. Il s’en servait quand c’était utile, l’ignorait le reste du temps.

Aucun des deux n'avait trouvé étrange la jeune femme à l'écharpe qui regardait de l'autre côté, ailleurs dans la ruelle. Lomeanor était un lieu de rencontre et d’échanges, il n’était pas incongru que des rendez-vous discrets s’y fassent et ce lieu n’était pas pire qu’un autre pour comploter les dieux savaient quoi.

"Qu'est-ce que tu deviens ?" continua donc naturellement le dragon brun à son homologue, laissant les bipèdes se regarder en chien de faïence. Le dilemme qui agitait son lié n’était pas passé inaperçu. Lui aussi restait sur la retenue, n’ayant pas encore décidé s’il allait falloir prévenir les « autres » ou pas…

Quelques mois encore dans le passé, il aurait pu blâmer le destin, ou les Dieux, qui faisaient se présenter à lui précisément le type de situation qu’il redoutait, et aurait souhaité par-dessus tout éviter. Une confrontation avec l’un de ses anciens pairs du Màr Tàralöm. Être mis face à ce qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer comme les manquements à ses devoirs, en tant que Grand Prêtre de Flarmya, toutes ces responsabilités qu’il avait fuies.
Mais le temps avait su apaiser ses plaies, leur permettant de commencer à cicatriser, ses souvenirs bercés par l’onde bienfaisante du Kaerl Englouti. Tout était juste. Son chemin déjà tracé, ce qui advenait aujourd’hui, ce qui éclaterait au grand jour demain, tout arrivait pour une bonne raison.

Derrière Kshitij, sous le regard vaguement contrit de son ancien homologue, le Neishaan se redressait après sa chute, époussetant soigneusement ses vêtements... Et le saluait d’un signe de tête poli mais peu impliqué.

Marek soupira, doucement, relâchant la tension qui raidissait ses muscles. Il ne souhaitait pas se battre. Pas comme ça. Pas maintenant. Car malgré toute la méfiance d’Asaleith, son Brun irradiait d’une forme d’excitation sincère à l’idée de se confronter à son frère et peut-être de recevoir des nouvelles de ses terres natales … D’une façon ou d’une autre. Allait-il risquer de gâcher ce moment de retrouvailles, lui qui de par ses choix, avait déjà contraint son Lié à le suivre loin de ce qui avait été sa seule maison durant toutes ces années ?

Les deux dragons, visiblement conscients de la tension ambiante, échangeaient avec une légèreté qui sonnait trop forcée pour être totalement dénuée d’arrières pensées … L’autre n’avait pas l’air agressif cependant, et s’enquérait même à présent de leur état de santé. Trop aimable.

« Nous allons bien, je te remercie. Mes excuses à ton Lié. »

Forçant la toxine à refluer lentement, il contint une grimace de douleur masquée par l’ombre de son capuchon et secoua la tête.

*Invitons-les à boire un coup, Leith.*
**Pardon ?!**
*J’ai dit : invitons-les à boire un coup.*

Le Brun roula des yeux exaspérés, sourcils froncés en direction de son frère d’âme qui évitait son regard. Il n’était pas sûr de comprendre quelle était la source de cette culpabilité latente qui rongeait Marek, mais tôt ou tard et une bonne fois pour toutes, il comptait bien percer l’abcès. Quoi qu’il leur en coûte.

**Pourquoi ?**
*Et pourquoi pas ? Il fait froid, humide, et je n’ai toujours pas mangé. Puisque nous n’allons pas nous battre, autant poursuivre la discussion dans un endroit plus adéquat.*

Le ton était neutre et beaucoup trop détaché à son goût, au regard des battements effrénés du cœur de son Lié. Ce dernier était bien loin d’être aussi serein que ce qu’il prétendait afficher. Il exsudait une peur contenue par tous les pores de sa peau. Alors pourquoi une telle proposition ? Ses pupilles s’étrécissant, il fit quelques pas en arrière pour venir passer un bras nonchalant par-dessus les épaules de son Ondin, se tournant vers Kshitij, un large sourire sur les lèvres.

« Mon Lié se propose pour vous payer à boire. » Il désigna Xhaziel d’un mouvement sec du menton. « En guise de compensation pour les désagréments occasionnés. » Un sourire, et un bref éclat flamboyant traversa ses iris céruléens. « Je sais ce que c’est d’avoir une fillette fragile en guise de Lié. »

Tout lieu public avec suffisamment de monde autour serait bien plus sécurisant pour eux qu’une ruelle quasi déserte en pleine nuit. Mais en attendant …

« Que dirais-tu de te joindre à nous, petite souris grise ? »

Innocemment, son appel avait résonné dans l’obscurité, portant sans mal jusqu’à l’ombre encapuchonnée qui les observait en feignant d’être occupée à tout autre chose.

« A moins que tu ne préfères continuer à attendre ici l’improbable arrivée d’un tout aussi improbable rendez-vous galant. »

L’étrange manège du choucas ne lui avait pas échappé : aucun animal sauvage ne se comporterait naturellement ainsi … Ce qui supposait un animal dressé, et donc, logiquement un bipède aux commandes. Les personnes désireuses de garder un œil sur le fameux transfuge – ou fuyard, selon les points de vue – Ardent n’étaient pas rares, et celles peu favorablement disposées envers lui encore plus.
Il attendait le moment idéal pour mettre au pied du mur la personne qui prétendait pouvoir les prendre en filature en toute impunité, lorsqu’ils étaient tombés sur Kshitij et son Neishaan.

Quelle n’avait pas été sa surprise de voir alors apparaitre, entre toutes, la silhouette de l’Aspirante de Liâd Malkièl, Ausra. Le Grande Prêtresse avait-elle demandé à la jeune fille de les suivre ? Si oui, leur rencontre imprévue avec ses anciens compatriotes du Màr Tàralöm risquait fort de porter préjudice à Marek. Pouah ! Tous ces Engloutis qui se prétendaient meilleurs que les Ardents … Encore une belle preuve de leur hypocrisie !

Sa contrariété néanmoins vite soufflée par un amusement étroitement mêlé d’une certaine expectative, le Brun eut un sourire en coin. Puisqu’elle était là, autant qu’elle leur serve à quelque chose : elle constituerait un parfait sauf-conduit pour eux.

« J’espère que ça ne vous dérange pas si notre … nourrice se joint à la fête ? La pauvrette a dû avoir peur que mon Lié s’égare et ne retrouve pas seul le chemin de notre demeure, quelle bonté d’âme ! »

*S’il lui arrive quoi que ce soit, la faute nous en reviendra.*
**Fais-moi confiance. Je veillerai sur vous deux.**

Elle était trop loin pour que la piqûre des mots du dragon ne puisse se lire sur son visage. Trop loin et trop encapuchonnée, c'était tout ce qu'Ausra espérait en ce moment précis où elle se savait repérée. On avait détecté non seulement sa présence mais aussi son dessein! Il était impossible de jouer les aspirantes perdues désormais. Elle se couvrirait de ridicule. Comme elle l'avait pressenti: se cacher d'un dragon, c'était peine perdue! A moins que le choucas ne l'ait trahie? La jeune torhile réalisa alors à quel point elle manquait d'expérience pour ce genre de travail, surtout ici sur cette île dont elle ignorait encore tant de choses. Elle connaissait si peu cette ville, les personnes qui étaient son âme et les animaux qui s'y étaient établis. Il n'était guère étonnant qu'elle se soit ainsi retrouvée abandonnée par son mercenaire de fortune. Tous les muscles de son corps se raidirent tandis qu'elle ignorait de toutes ses forces le qualificatif de "petite souris grise".

En revanche, elle croisa le regard du dragon lorsqu'il qualifia son "rendez vous galant" d'improbable. Les yeux d'Ausra s'écarquillèrent l'espace d'une seconde. Improbable? Pourquoi "improbable"? Venait-il de la traiter de laideron en plein Lomëanor?

Mais pas du tout! répondit-elle, la voix un peu plus aigüe qu'elle ne l'aurait voulu. J'ai bien rendez-vous ici, avec une amie venue d'Undomë comme moi! Dans cette taverne, précisément. Incroyable, hein? Mais puisque vous m'invitez si gracieusement...

Ausra avait grandi au milieu de ses frères, ses cousins et cousines, tous et toutes ayant un tempérament blagueur et railleur. Elle avait donc appris que, si elle avait quelque chose à cacher à quelqu'un, et à plus forte raison si cette chose lui faisait honte, il ne fallait surtout pas faire trop d'effort pour cela. Trop de précautions attirent l'attention et trahissent l'existence d'une faiblesse. Non, pour cacher son échec, il valait mieux qu'elle ait l'air assuré et agisse comme si tout était normal. Après tout, elle avait bien le droit de venir retrouver une amie à la taverne! Et elle se fichait bien que ces hommes puissent qualifier une femme fréquentant la taverne à cette heure tardive d'un mot peu flatteur que ses parents lui avaient appris à remplacer par "tante Simona", par vengeance puérile envers une cousine qui vivait dans un village voisin. Et de toute façon, tant qu'ils la prenaient pour une Tante Simona, ils oubliaient qu'elle s'était ainsi exercée à la filature.

...j'accepte de me joindre à vous! Comme ça, je pourrai l'attendre à l'intérieur.

Elle rabattit sa capuche en arrière, révélant la partie de son visage que son écharpe ne cachait pas. Le sourire franc qu'elle adressa au dragon se lisait sur ses yeux. Elle se prit à se demander quelle apparence avait le brun sous sa forme véritable. Faisait-il la même taille qu'Iska? Non, les bruns étaient souvent plus grands que les bleues. Dans son esprit, l'image d'une Iska brune de taille légèrement supérieure se dessina. Elle imagina ses écailles comme ayant la couleur du son d'une harpe. En revanche il était inutile d'imaginer les yeux de son lié. Leur couleur était celle des glaciers du Vaendark, mais aussi, paradoxalement, celle des vagues dans les mers chaudes du Sud d'Undomë. Et si elle avait bien suivi leur conversation, l'elfe était un dragon apparenté à Asaleith. Quant au neishaan, il était son lié.

Ausra Cristea! se présenta-t-elle en s'inclinant légèrement devant les deux inconnus. Si vous ne parvenez pas à le prononcer, "la p'tite" me convient, ou même "souris grise"! Même si je me trouve plutôt brune dans l'ensemble. Je connais déjà ces deux gentilshommes, mais à qui ai-je l'honneur?

Evitant de croiser le regard du prêtre de Flarmya par peur de rougir, Ausra se concentra sur les deux ardents.

"Acceptées" fit tranquillement l'intéressé lorsque le chevalier fit ses excuses. Il n'avait aucun intérêt à se fâcher pour si peu. Aucune raison rationnelle de penser que ça avait été délibéré. Il le retiendrait comme une donnée utile, rien de plus. Avoir retrouvé le Haut Prêtre de Flarmya était assez intéressant pour surpasser l'inconfort d'une collision. Il allait reprendre sa route quand le saurien repris la parole, laissant passer quelque chose qui pouvait passer pour une pique. Incertain, Xhaziel interrogea Kji du regard. Devait-il ou non s'agacer sur le terme de fillette ?

*Laisse, je m'en occupe.* Le neishaan hocha la tête sans répondre.

"C'est la bipédie. Je ne comprendrai jamais cette lubie. Deux pattes c'est terriblement instable comme position. Même pas de queue pour équilibrer. Une honte." L'ironie principale venait du fait que les deux animaux étaient sous la même forme et pas forcément avec les races les plus épaisses. Il sourit malgré des yeux toujours calmes et sereins. "Nous acceptons avec plaisir la proposition de ton lié."

*Kshitij...*
*Nous en avons déjà parlé. Je n'ai aucune envie que tu te mettes au travail. Ce sera un lieu neutre où la boisson sera saine et où l'on pourra recueillir des données sur Marek.*
"Ce serait avec plaisir" renchérit donc le guérisseur avec sa froideur coutumière. C'est à ce moment que l'autre dragon interpela une forme féminine qui trainait dans les ombres. Surpris, Xhaziel regarda dans la direction de la voix. Voilà qu'on imposait une tierce personne. Il retint un soupir. Il n'avait pas vraiment envie de sociabiliser. Pour autant, il inspecta la silhouette de ses yeux clairs.

*C'est un peu tard pour s'inquiéter de notre position sur le sujet.*
*Mieux vaut demander pardon que la permission.*
*Je préfère encore ne rien demander à personne.*
*Je sais.*

"Nullement. Après tout, on peut la comprendre, vous semblez avoir perdu celle du Kaerl depuis un moment déjà."

Aucun des deux ardents ne prêta la moindre attention aux justifications de la jeune femme. Si Marek et son lié la connaissaient, alors la coincidence était troublante, quand bien même son excuse était crédible.

"Je suis Kshitij, dragon brun du Mar Taralöm. Et mon lié est le guérisseur Xhaziel Izotz."
"Enchanté"
"Comment une jeune femme bien élevée comme vous semblez l'être a fait la connaissance de notre Marek national ?" continua le brun en proposant son bras à la jeune femme tandis que le neishaan s'était mis à la hauteur de l'ancien Haut Prêtre, ne sachant trop quoi dire et donc restant silencieux.

« … je sais ce que c’est d’avoir une fillette fragile en guise de Lié. »

La remarque lui tira un haussement de sourcil dubitatif, sans pour autant quitter du regard le couple de Liés en face de lui. Pouvait-on réellement qualifier qui que ce soit ayant survécu au Màr Tàralöm et à ses démons, de ‘‘fillette fragile’’ ? Tout au plus l’éclat de ses iris d’outremer s’assombrit-il quelques instants, son expression exprimant une certaine contrition. La langue d’Asaleith était parfois trop aiguisée pour son propre bien, toutefois les deux autres ne semblèrent pas s’en formaliser outre mesure, répondant sur le même ton ironique … Et acceptant leur proposition.

Marek adressa donc un signe de tête poli au Neishaan, passant silencieusement en revue les établissements qu’il connaissait à proximité. S’il ne souhaitait pas poursuivre cette discussion dans une ruelle quasi déserte en pleine nuit, il jugeait également peu sage de s’exposer en la compagnie d’un Ardent au su et au vu de tous. Sa réputation étant déjà précaire au sein du Kaerl Englouti …

L’appel soudain de son Brun vint faire éclater la bulle de nervosité qui obscurcissait ses pensées, et son regard se tourna, surpris, vers la silhouette encapuchonnée, la reconnaissant à travers les perceptions aiguisées de son Lié pour ce qu’elle était : une Aspirante, et pas n’importe laquelle. Ausra Cristea, apprentie sous la tutelle de Liâd Malkièl, de la Triade de la Bleue Iska. Pourquoi vouloir la mêler à tout ça ?

*Leith ...*

Dans l’équivalent d’un haussement d’épaules mental, le dragon avait balayé ses réserves, confiant dans le fait d’être à même de les protéger tous deux si la situation devait dégénérer, ce qu’il persistait à considérer comme d’une probabilité négligeable. Alors pourquoi ne pas s’amuser un peu en attendant ?

Avec son assurance coutumière, Asaleith avait accueilli la Torhille avec un sourire aux tonalités narquoises, sans que son Lié ne parvienne à déterminer qui d’elle ou de lui était en réalité visé par ses paroles. Fort heureusement, la jeune fille ne semblait pas du genre à se laisser abattre, quoi que sa vive réplique sur son imaginaire rendez-vous avec une amie parut bien peu crédible aux oreilles de Marek.

« Parfait alors ! Comme les bipèdes aiment à répéter, "plus on est de fous, plus on rit" ! Et quoi de mieux que d'échanger en souvenir du bon vieux temps ... N'est-ce pas Kshitij ? »

En vérité, lui comme son Lié ne connaissaient guère Ausra en dehors de son nom et de son statut, et n’avaient pas encore eu le temps d’échanger plus que de brèves salutations au détour d’une rencontre à la sortie du bureau de Liâd. La jeune fille n’était arrivée au Kaerl que quelques semaines auparavant, et le Prêtre de Flarmya doutait franchement qu’elle ait déjà intégré toutes les subtilités de la politique Tol Orëanéene. Que faisait-elle dehors en des heures si tardives, et seule par dessus le marché ?

**Elle te suivait, bien évidemment. Et elle n’a pas fait du si mauvais boulot que cela, puisque tu n’as rien remarqué.**

Évidemment. Laissant de côté la piqûre douloureuse que l’idée provoquait en lui, il se détourna pour faire à nouveau face au rouquin et son Neishaan, le premier renchérissant déjà sur le fait d’avoir perdu le chemin de leur demeure. A savoir, le Kaerl. Un sourire acide fleurit sur les lèvres de l’ancien Ardent, appréciateur de l’esprit que dénotait la remarque.

« Qui peut se targuer de résister au besoin impérieux de changer d’air ? Lòmëanor se révèle être une ville très accueillante pour qui sait bien y regarder … Surtout lorsque l’on est de nature à avoir la santé délicate. »

Une étincelle fugitive d'autodérision traversa ses iris d’outremer, y dansant l’espace de quelques secondes, tandis que la poigne d’Asaleith se resserrait imperceptiblement sur son épaule. Il supposait que ses innombrables nuits à veiller faute de parvenir à trouver le sommeil ne constituaient pas un secret d’état au Màr Tàralöm, et que le guérisseur saurait capter l’allusion. Rien qu’un maigre appât offert pour détourner l’attention du prédateur ...

Son sourire ne tarda pas à virer en un nouveau rictus grimaçant, masqué par l’ombre de sa capuche, lorsqu’Ausra se présenta insoucieusement, quoi que gardant par devers elle son appartenance au Màr Luimë.

**Tu devrais éviter d’en révéler trop sur toi, petite souris … Pour ta propre sécurité et celle de mon Lié.**

Sans empiéter franchement sur son âme, la remarque s’était inscrite dans l’esprit de la Torhille avec la claire fermeté de coups frappés à une porte. Si elle pouvait être interprétée comme une menace, Asaleith n’en avait cure. Son Ondin savait à quoi s’en tenir sur ses intentions, et c’était tout ce qui importait pour lui.

Se détachant de l’emprise du dragon, Marek effleura légèrement le bras d’Ausra, cherchant à accrocher son regard pour s’assurer que le message laconique du Brun avait bien été compris.

« Je te remercie de t’être déplacée pour moi … Nounou. » Pour tout observateur extérieur, l’expression du Prêtre ne refléterait que le plus grand sérieux. « Mais comme tu peux le voir, il n’y avait nul péril. Nous étions en la bonne compagnie de deux vieilles connaissances. »

D’un pas égal et tranquille, les dragons encadrant de part et d’autre l’Aspirante Engloutie, ils se mirent en route, les deux bipèdes ouvrant la marche dans un morne silence, laissant le loisir à Kshitij de converser avec la jeune fille. Se faisant violence pour desserrer les lèvres, Marek contint un soupir fébrile. Il commençait à sentir nauséeux tant à cause de la faim que de la fatigue, et le froid s’infiltrait désagréablement sous ses vêtements.

« Avez-vous une préférence particulière pour un endroit ou un autre ? Si non, je pense que Les Chopes d’Osmaël est le plus proche, juste après le prochain carrefour. »

Un établissement suffisamment cosmopolite pour que nul ne se soucie de leur étrange petite assemblée, et dont la clientèle qui le fréquentait leur éviterait des ennuis, dans un sens ou dans un autre. Cette épreuve que les Dieux, ou le Destin, lui imposaient, il s'y confronterait bon gré mal gré, quoi qu'il doive en résulter.

La voix d'Asaleith s'invita dans les pensées d'Ausra. Elle avait l'habitude désormais de la présence de la voix d'Iska dans sa tête. Mais celle d'un autre dragon lui faisait l'effet d'un coup de coude dénué de tout ménagement. Et comment pouvait-elle répondre? Si elle faisait un signe, il serait perçu par les autres. A moins qu'il ne soit si discret que le dragon ne puisse le voir. Il n'attendait de toute façon pas de réponse. Ce n'était pas une information fournie par un co-conspirateur, mais un ordre. Ausra ne réagissait généralement pas très bien aux ordres, sauf si elle était payée pour les suivre. Et même dans ce cas, elle avait ses limites. En guise de réponse, elle imagina ses pensées rayonner comme Solyae, espérant qu'ainsi Asaleith les percevrait. 

Je serai discrète. Mais au moindre coup fourré je nous expose. J'ai pas peur et je m'en fiche si c'est stupide

Kshitij, répéta Ausra. Et Xhaziel. J'aime beaucoup ces prénoms! Xhaziel...
Elle se tourna vers le neishaan et ajouta:
Presque comme Kaziel! J'adorerais que les gens jurent par moi. On se souviendrait de qui je suis. C'est toujours utile dans la vie!

Depuis que la jeune femme travaillait pour son propre compte, elle avait compris l'importance d'une certaine notoriété. Et toute célébrité était bonne à prendre. C'était d'ailleurs pour cela qu'elle avait gardé le sobriquet de "la p'tite" donné par Dasha. "La p'tite" qui dépassait en hauteur tous les non-Torhils, cela marquait les esprits! Et un esprit bien marqué pensait à la contacter en premier pour divers services...

Une jeune femme bien élevée? Ausra faillit rire. On ne le lui disait pas souvent, surtout lorsqu'elle se trouvait en dehors de ses contrées. Les gens de chez elle aimaient leur liberté. Les autres semblaient aimer leurs coutumes étriquées. Elle accepta quand même le bras de Kshitij. C'était la première fois qu'un dragon lui proposait de marcher ainsi.

Oh, eh bien c'est plutôt simple!

Heureusement, elle avait préparé ses mensonges au cas où elle se ferait prendre. Mais elle n'avait pas pensé avoir à masquer son appartenance au Mar Luimë...

Je songe à devenir prêtresse de Flarmya. J'ai ainsi rencontré plusieurs des disciples de la déesse. Y compris notre estimé grand prêtre


Elle se tourna vers Marek, qui venait de lui toucher le bras sans doute pour lui dire quelque chose. Par Gaïa, comme ses yeux étaient magnifiques! Cependant, le sobriquet de "nounou" qu'il employa était nettement moins agréable. Ausra sentit la honte racornir ses entrailles comme une feuille qui se flétrit au contact d'une flamme. 

D'accord! De toute maçon...fanière...quoi qu'il arrive vous savez vous défendre je pense. Non? Vous aussi, messieurs Kshitij et Ka..Xhaziel? Donc personne n'est en danger!

Ce qu'elle avait craint était arrivé: le prêtre de Flarmya l'avait troublée, et lorsqu'elle était troublée, Ausra mélangeait toutes ses idées ensemble et les reformulait dans le désordre. 

Oh, on m'a parlé de cet endroit. En bien, de plus! 

Ausra ne fréquentait pas assidûment les bars de la ville. Elle préférait de loin la fréquentation des forêts et des côtes, sans parler du Mar Luimë qui regorgeait de surprises. C'était quelque chose que Dasha lui avait souvent reproché: elle ne fréquentait pas assez les lieux où les gens avaient besoin des services d'une mercenaire. Il y avait un équilibre à trouver: connaître les tavernes sans devenir un de leurs piliers...

"Parfaitement," sur-renchérit le brun avec calme mais clareté. "Mon frère et moi avons énormément de souvenirs en commun, n'est-ce pas, Leith." fit-il en sous entendant que leur mémoire ancestrale serait également de la partie, juste pour voir s'il y aurait une réaction là dessus.

En attendant, l'ancien grand-prêtre semblait vouloir en rajouter sur la délicatesse et les fillettes. Kshitij y vit une opportunité pour de nouveaux sous entendus et ne se fit pas prier.

"Il est certain que l'air est plus doux ici mais à trop suivre son instinct, ne risque-t-on pas de perdre le feu sacré, grand-prêtre ?"

Ils avaient pris la route. Perdu dans les pensées de son brun, qu'il avait parfois du mal à suivre mais dont l'amusement avait une chaleur agréable, Xhaziel leva vaguement un sourcil à la tentative de discussion de son camarade.

"C'est très bien." fit-il poliment, essayant de ne pas exprimer à quel point le choix d'un bouge ou l'autre lui était égal. De nature délicate quand il ne s'agissait pas de soins ou de plantes, le guérisseur n'aimait pas trop les lieux de boisson où les gens se saoulaient à outrance, sentaient mauvais, faisaient du bruit et abusaient de substances nocives. Sauf, bien sûr lorsqu'il s'agissait d'y trouver un vivier de cobayes. Mais aujourd'hui, il n'avait aucune fiole intéressante sur lui.

En même temps résonna la réaction de la jeune femme à son nom. Doucement, sans élever la voix ni mettre aucune forme d'émotion particulière, le chevalier hocha la tête.

"C'est l'idée." Son père avait voulu le nommer Kaziel, en effet, parce que l'arrivée du batard mettait du désordre dans ses plans mais sa mère avait réussi au moins à changer quelques lettres.

*Pourquoi est ce qu'elle ne sait plus parler ?*
*Quelque chose l'a troublée.*
*Moi ?*
*Je ne pense pas. Ca doit être la taquinerie de Marek.*
*La taquinerie ?*
*Il l'a appelée Nounou.*
*Et ?*
*Ca ne doit pas être habituel ou bien c'est un code secret, en tout cas ça l'a troublée.*
*Ah.*
*Mais on n'a pas assez de données pour en comprendre davantage.*
*D'accord.*
*Je gère.*

Il mit une main sur le coeur, ne cachant pas son amusement mais avec un fond plus sérieux.

"Future prétresse, le feu de notre déesse commune sera ardent à votre défense et vous pouvez compter sur l'intelligence féroce qui constitue la première force de mon lié. Soyez assuré qu'en ma présence, personne, fut-il mon frère, ne pourra vous faire de mal."

La fille semblait ennuyer le couple, alors un peu qu'il allait la protéger. S'il y avait une faille ou quelque chose à découvrir, ça viendrait d'elle.

*Ce n'est pas ce qu'elle a dit.*
*Je sais. Je fais exprès de mal comprendre.*
*Ah.* un silence. *Il y a une incohérence dans son discours.*
*Dis-moi ?*
*Elle a dit attendre une amie devant la taverne et affirme maintenant connaître les chopes.*
*C'est vrai. Et elle n'a pas le soulagement qu'aurait eu quelqu'un qui aurait vu que tout s'emboite correctement. Elle semble juste excitée. Contente. Je ne sais pas.*
*Tu me demandes ?*
*Oh non !* l'amusement apparu dans les iris du dragon *Je sais que tu ne sais pas.*
*Bien.*

"Mais il est heureux que vous la connaissiez puisque vous devez y retrouver votre amie. Est-elle aussi prétresse de Flamrya ?"

Le sourire chaleureux du brun ne reflétait qu'une curiosité un peu charmeuse.

Si le dragon avait jamais craint que sa mise en garde n’effarouche la jeune espionne, il en aurait été pour ses frais. Bien au contraire, lui avait-elle répondu d’un ton bravache, laissant ses pensées s’expanser peut-être même juste ... un peu trop ouvertement pour son propre bien.

Un reniflement mental, à mi chemin d’un ricanement franchement exprimé et pas tout à fait entièrement approbateur, puis :

**En cas de coup fourré, la vie de mon Lié sera prioritaire sur la tienne, petite. D’ici là, puisque Marek y tient, je veillerai à ce qu’il n’arrive rien de fâcheux. Alors tiens ta langue et pas de bêtise.**

Voilà qui était dit ! Sans se laisser démonter, Kshitij en avait profité de son côté pour abonder sur le sujet de leurs souvenirs partagés, et Asaleith lui jeta un long regard scrutateur sans rien répondre, l’effet accentué par le bleu perçant de ses prunelles. Seul un rictus ironique étira le coin de ses lèvres, se faisant d’autant plus marqué que l’autre Brun poursuivait sur sa lancée, leur reprochant à demi-mot leur évidente défection du Màr Tàralöm. Un rapide coup d’oeil sur Marek l’informa qu’il n’avait nul besoin d’intervenir, l’expression égale de son Lié masquant bien les tourments qui agitaient son âme.

« Il ne me semble plus très juste de revendiquer le titre de Grand Prêtre après avoir déserté mes fonctions depuis si longtemps, ne croyez-vous pas ? Contrairement à d’autres haut-placés du Màr Tàralöm, j’ai conservé suffisamment d’humilité pour me montrer lucide sur mon absence. Puis-je savoir qui parmi les ouailles de Flarmya a pris ma suite ? »

Car il lui paraissait évident que l’un ou l’autre de ses subordonnés devait avoir trouvé la lourde chevalière du Grand Prêtre de Flarmya, insigne de son titre, et en avait déduit les deux seules conclusions logiques possibles : soit il avait été assassiné dans des circonstances mystérieuses, soit il avait fuit et abandonné son poste, pour quelque raison que ce soit.
La première option étant la plus vraisemblable, il avait compté là-dessus pour éviter que des recherches trop intensives ne soient lancées après lui … Du moins, jusqu’à ce jour et sa rencontre d’avec le couple d’Ardents.

**C’était inévitable. Tu ne pouvais pas te terrer pour le restant de tes jours au Màr Luimë en priant pour que nul ne découvre la vérité. Les gens auraient parlé, tôt ou tard, si ce n’est pas déjà fait. Ainsi en va-t-il de la nature des bipèdes.**

Asaleith avait raison. Il était temps pour lui d’assumer pleinement les conséquences de ses actes, pour autant que l'idée lui faisait horreur.

**Qu’ils viennent s’ils l’osent ! Nous ferons front ensemble. Ils ne m’effraient pas, et il devrait en être de même pour toi.**

C’était nécessaire, s’il voulait un jour pouvoir faire à nouveau face à Aoatea sans rougir. Il voulait lui prouver qu’il avait changé, qu’il avait mûri et qu’il n’était plus l’adolescent égaré qu’il avait été. Le serment muet de son Brun se passait de commentaire, aussi, croisant son regard, Marek inclina imperceptiblement la tête, reportant son attention sur Ausra qui conversait toujours avec Kshitij.

Et il lui fallut toute la maîtrise acquise au cours de ses années au Kaerl Ardent pour contenir la toux soudaine provoquée par sa réponse.

« Je songe à devenir prêtresse de Flarmya. J'ai ainsi rencontré plusieurs des disciples de la déesse. Y compris notre estimé grand prêtre. »

Pardon ?! Qui espérait-elle convaincre avec un mensonge aussi éhonté ? En prime des autres incohérences de ses explications précédentes …. Il pinça subrepticement les lèvres, se forçant à les détendre et à adresser un sourire poli à ses interlocuteurs, tandis qu’une vague d’angoisse supplémentaire venait se lover dans le creux de ses entrailles.

**Aaah, mon frère, qui peut le dire ? Peut-être a-t-elle réellement cette ambition cachée, c'est après tout l'Aspirante de la Grande Prêtresse du Màr Luimë. Ne dit-on pas que les voies de la Déesse sont impénétrables ?**

Le ton d’Asaleith vibrait d’un amusement sincère. En voilà une qui ne manquait pas d’aplomb ! Ce qui, tout bien réfléchi, ne surprenait pas le dragon tant que cela : il fallait un certain cran pour s’amuser à filer en toute impunité d’anciens Ardents à la réputation trouble. L’avoir prise la main dans le sac et forciblement incluse dans leur groupe lui paraissait constituer une punition adéquate, l’équivalent d’une petite tape sur le museau d’un animal trop curieux.

« Je suis … honoré d’avoir pu susciter en toi une telle vocation. » Seul un léger enrouement dans la voix de son Lié trahissait sa consternation. Fabuleux ! « C’est admirable de ta part. »

Le Brun appréciait sincèrement le fort caractère que les pensées de la petite révélaient ; il n’aurait eu que faire d’une évaporée n’ayant d’intérêt que pour les beaux yeux de son Ondin. Quoi que … Après avoir insoucieusement divagué sur ce que lui inspiraient les prénoms Kshitij et Xhaziel (et non sans avoir ponctué la ressemblance inévitable de ce dernier avec Kaziel, Dieu du Chaos), Ausra s’était tournée vers Marek en réponse au contact léger de sa main sur son bras.

Et quel spectacle, une fois encore ! Là où son avertissement précédent n’avait pourtant su la déstabiliser, il avait suffit d’une simple pression des doigts de son Ondin et de quelques mots pour la faire bafouiller outrageusement. D’un sourire dévoilant subtilement plus de dents qu’il ne l’aurait du, le Brun posa une main sur l’épaule de la Torhille, en apparence doux et prévenant.

« Kshitij mon frère, il me semblait pourtant clair que nous n’étions pas de ceux à faire couler le sang sans une bonne raison derrière. N’est-ce pas également ton cas ? » Il marqua une légère pause, coulant un regard indéchiffrable sur leur compagne, avant de reprendre d’une voix basse. « Il est évident que Nounou ne risque rien ce soir, ni avec, ni de nous, et que je ne tolérerai pas que quoi que ce soit ne vienne perturber nos heureuses retrouvailles. »

Quant à savoir si ce qu’il sous-entendait par ‘‘retrouvailles’’ concernait le fait que Ausra les ait rejoints, ou bien leur rencontre avec son frère Brun et le guérisseur Neishaan … Il jugeait pleinement satisfaisant de laisser planer le doute.

Mais déjà, peu après le carrefour mentionné par Marek quelques minutes auparavant, la vue d'une enseigne arborant des chopes croisées et une gerbe de gênet fleurie, faiblement éclairée par la lumière mouvante d’un lampadaire proche, leur permit de recentrer la discussion sur leur objectif pour la soirée. Le Prêtre se tourna vers Xhaziel, se fendant d'un commentaire laconique :

« Nous y sommes. Les Chopes d’Osmaël. »

« Oh, on m'a parlé de cet endroit. En bien, de plus. »

Pour quelqu'un de fraichement débarqué, la petite était étrangement bien informée sur les lieux de débauche à Lòmëanor ...

Sa voix un ronronnement aux tonalités charmeuses, Kshitij jeta ainsi une fois de plus son dévolu sur Ausra, semblant montrer un réel intérêt envers l’amie imaginaire qu’elle avait évoqué juste avant, s’enquérant de sa localisation. Ohla. Voilà qui pouvait se révéler périlleux.

Un claquement de langue impatient vint donc accompagner une bourrade amicale dans le bras de l’autre Brun, tandis qu’Asaleith soupirait ouvertement, coupant la Torhille avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche.

« Et si nous en restions là pour le moment ? La nuit est encore jeune, et mon Lié affamé, même si sa bonne éducation l’empêche de se plaindre. Nous aurons tout le loisir de discuter à l’intérieur, une fois au chaud et confortablement installés. Qu’en dites-vous ? »

Saisissant la balle au bond, Marek opina, l’expression quelque peu lointaine, les ombres de la rue dansant sur son visage anguleux.

« Tu dois être fatiguée également, je suppose, Ausra … Après avoir fait tout ce trajet dans le froid. »

"C'est l'idée", répondit le neishaan. Le visage d'Ausra se crispa l'espace d'une seconde, alors que la jeune femme s'efforçait de rester souriante devant ce type aussi froid qu'un hiver dans les Djevelens Tenner. Il était étrange, ce Xhaziel. Il n'était pas simplement sérieux comme beaucoup de gens qu'Ausra avait pu rencontrer au cours de sa jeune vie. Il paraissait dénué d'émotions. Comme si rien de ce qui se produisait devant ses yeux n'avait le pouvoir de lui extorquer le moindre sentiment. Il lui faisait penser à un mort qui n'aurait pas trouvé le chemin du royaume d'Isashani. Kshitij, quant à lui, était en totale opposition de son lié. Il lui promettait que personne ne lui ferait de mal. Mais pourquoi? Il n'y avait pas de menace à l'horizon, à moins que cette taverne ne soit plus mal famée qu'on le lui avait dit.

Je vous remercie, messieurs! répondit Ausra d'un ton enjoué. De toute façon, pour qu'on me fasse du mal, il faudrait déjà que je l'autorise, et je n'en ai pas l'intention!

C'était une bravade qui n'avait aucune chance d'intimider deux dragons, et Ausra le savait. Aucune souris ne pourrait intimider un chat sauvage même avec tout l'aplomb du Rhaeg! Cependant, Ausra avait appris de sa maîtresse d'apprentissage qu'il était dangereux de montrer du doute, de l'hésitation ou de la peur. En toute circonstance, il fallait se montrer confiant pour rassurer les clients et semer le doute dans l'esprit de l'ennemi.

Et s'ils riaient d'elle, tant pis. Avec un peu de chance, elle aurait réussi à faire claquer un des muscles du visage de Xhaziel.

Ausra avait préparé à l'avance une fausse identité à son amie imaginaire pour parer aux questions à son sujet: elle avait prévu de décrire une version plus jeune et moins colossale de Dasha, de la dire  originaire des Djevelens Tenner comme la vraie et de la prétendre aspirante au Mar Luimë. Mais Asaleith coupa le fil blanc de son tissu de mensonges. Marek renchérissait en prétextant que le froid devait la fatiguer. C'était vrai. Mais Ausra n'avait pas encore baissé sa garde.

Oh, je viens du nord d'Undomë. J'ai l'habitude du froid. Mais nous serons effectivement mieux à l'intérieur.

Marek et Asaleith avaient du converser dans leurs têtes comme le font les dragons et leurs liés. Kshitij devait probablement faire de même avec le sien. Leurs complicités, leurs manières de se compléter l'un l'autre rappelaient à Ausra sa propre solitude. Elle avait eu des amis, bien entendus, mais jamais de meilleur ami. Bizarrement, Dasha était celle qui s'était le plus rapprochée de ce rôle. Mais elle ne la reverrait certainement jamais. En attendant de se lier à son tour, elle ne pouvait compter que sur elle-même.

Allons-y, entrons!

Du coin de l'oeil elle guetta l'expression de Xhaziel. Les morts n'avaient pas de raison de se réjouir à l'idée d'un plat chaud. Mais il n'était pas vraiment mort. Pas vrai?

Comme tout ce qui n'était pas purement médicinal, les jeux de pouvoir pour la Haute Prêtrise de Flarmya étaient indifférents au chevalier brun qui soignait ou ne soignait pas sur des critères autres que la place dans la pyramide des responsabilités. Il était reconnaissant envers la déesse de lui avoir permi de rencontre Kji. Vaguement. Disons qu'il appréciait avoir eu cette chance. Il priait quand il fallait prier, qui il fallait prier. On lui avait très tôt inculqué qu'on vivait plus longtemps quand on était loin des sphères de pouvoir et comme chaque année de vie faisait retourner son père dans sa tombe, il avait bien l'intention de tirer au maximum sur la ficelle.

"Personne, je crois." répondit le brun à haute voix, pour une fois plus pensif que joueur. Une telle nomination aurait forcément fait l'objet d'une déclaration quelconque, se rassura-t-il tranquillement. Et son sourire reprit. "Ils doivent craindre votre ombre." pour s'agrandir à la consternation hésitante du chevalier devant la vocation de la jeune femme. Clairement, il la découvrait. Il était passionnant de tenter de comprendre le lien entre ces deux êtres, vraiment.

*Vraiment ?*
*Mais oui, c'est très drôle, c'est comme diagnostiquer une maladie, mais avec des gens.*
*Je préfère les maladies.*

Et là dessus, la réplique pleine de menace voilée du brun était remplie de sens. Il tenait à la sécurité de la petite. Et il semblait les voir comme un danger potentiel. C'était intelligent. Beaucoup trop de monde les sous-estimait. Ils étaient calmes. Pas "méchant" de prime abord. Frêles. Et peu agressifs. Ils en étaient plus redoutable encore.

"Les potentiels voleurs n'ont qu'à bien se tenir alors !" conclut gaiement le dragon, cherchant à faire comprendre qu'aucun mal ne viendrait de leur côté sur la gamine. Les choppes, comme par hasard, tombèrent à point nommé pour relancer la discussion. Sans répondre, le neishaan s'inclina, indifférent. Il voyait bien. Il n'était pas stupide.

"Entrons. Nous ne voudrions pas que vous tombiez d'inanition ou d'hypothermie. Nous sommes habitués aux climats rudes et oublions parfois que ce n'est pas le cas de tous."

Entre la chaleur du volcan et le froid de ses montagnes natales, Xhaziel avait en effet peu difficulté à supporter la nuit. Il entra sans autre forme de procès, prenant quelques secondes pour regarder autour de lui, ses yeux tranquilles cherchant la meilleure table où s'installer. Kji, de son côté, fit signe aux autres de passer devant lui. Il préférait fermer la marche.

Sans rien ajouter, le guérisseur trouva une table ronde dans un coin, non loin des cuisines, un peu trop de la sortie de secours mais proche d'une fenêtre. Par habitude, il prit la chaise dos au mur et s'assit.

"Cinq diners. Autant de choppes." commanda-t-il au serveur qui se précipitait prendre la commande. Et il posa le prix sur la table.

Insouciante. Insouciante, naïve et imprudente. Les sourcils froncés, le regard de l’Ondin glissa sur le Brun, ne parvenant pas à réfuter totalement le jugement de son Lié. Asaleith, un sourire moqueur vissé sur les lèvres, savourait de toute évidence le spectacle offert par Ausra, qui babillait gaiement en s’adressant aux deux dragons. Au grand amusement du Brun, la jeune fille se voulait peu impressionnée, suscitant cependant une inévitable consternation chez Marek. Si entraînée qu’elle se prétende, il doutait que la Torhille soit de taille à lutter contre le duo d’Ardents, si pour quelque raison que ce soit, ils décidaient de prendre la mouche. Il en venait maintenant presque à regretter d’avoir proposé à Kshitij et Xhaziel de les accompagner à la taverne. S’il avait su qu’Asaleith en viendrait à mêler l’Aspirante à leurs affaires …

**Tu t’inquiètes trop. Les informations qu’ils pourraient nous soutirer ont bien trop de valeur pour qu’ils cherchent à nous nuire. Et ils ne tenteront rien en public. La gamine est en sécurité.**
*Tu as sans doute raison, mais ...*
**Nous jouons au même jeu, ils le savent aussi bien que toi et moi. Ce sera au premier qui laissera échapper une information juteuse.**
*Et Ausra ?*
**Elle en sait trop peu pour représenter un véritable risque pour nous. Tout ce qu’elle pourrait révéler, ils l’ont sans doute déjà deviné. Laissons-la s’amuser.**

Pinçant les lèvres, l’Ondin se détourna pour suivre le Neishaan à l’intérieur, son Lié se glissant subtilement entre son dos et l’autre dragon derrière eux. Il lui semblait plutôt que c’était Asaleith qui entendait s’amuser aux dépends de la Torhille, mais si mesquine cette attitude soit-elle, Marek savait que le Brun ne mettrait jamais volontairement en danger une âme innocente.

La chaleur de la salle réchauffant soudain ses joues comme la porte se refermait derrière eux, il ne put contenir un souffle de contentement. Il n’avait pas réalisé jusqu’à présent à quel point son corps avait peiné face à la morsure du froid. La neige ne tarderait pas à couvrir Lòmëanor de son manteau blanc. L’auberge était remplie et particulièrement animée, des gens de tout horizons – dragons y compris – bavardant, buvant et se restaurant un peu partout. Ils n’eurent ainsi guère le choix pour s’installer, mais la table ronde sélectionnée par Xhaziel remplissait un certain nombre de critères que tout homme prudent ne pouvait qu’approuver.

S’installant en face de lui afin de pouvoir le garder à l’oeil – suffisamment loin pour ne pas risquer toute ingérence avec sa boisson ou son assiette – le Prêtre inclina la tête pour le remercier, avant de reprendre la conversation là où ils l’avaient laissée.

« Si crainte mon ombre soit-elle prétendument, les jeunes loups aux dents longues ne manquent pas parmi les fervents de Flarmya. Et je dois dire que ce sont ceux qui lui sont le plus fidèles qui seraient le plus à garder à l’oeil. Cela fait de longues années que le Sanctuaire est aux mains de modérés, et comme partout ailleurs, les extrémistes n’ont qu’une hâte : que le courant change en leur faveur. »

Le Grand Prêtre avant lui ne pouvait, au mieux, qu’être qualifié ‘‘d’indifférent’’, le terme ‘‘modéré’’ ne convenant pas pour désigner le genre d’individu égocentré et nombriliste qu’avait été Ameqran Al'Jahan. Marek repoussa son capuchon sur ses épaules, se délestant de son manteau sur le dossier de sa chaise tandis qu’Asaleith se laissait tomber sans façon sur le siège à côté.

« Quelle que soit la personne ayant pris ma suite – devant l’évidence de mon incontestable disparition – je suis prêt à parier que beaucoup au sein des hautes sphères ne tarderont pas à en ressentir un certain déplaisir. »

Quoi qu’il affichait un visage paisible, il éprouvait toujours une inquiétude persistante. Il ne pouvait croire que le poste de Grand Prêtre soit toujours vacant. Ainsi qu’il l’avait dit, les ambitieux ne manquaient pas … Et quel meilleur coup d’éclat pour assurer sa légitimité que de mettre la main sur l’ancien détenteur du titre afin de lui faire payer sa traîtrise ?

« Ils le regretteront tôt ou tard. » Ses mains claquant à plat sur le bois de la table, la pupille de ses iris céruléens s’étrécit fugitivement en une mince fente reptilienne, avant que le Brun ne hausse les épaules, se tournant vers Kshitij. « Mais assez spéculé sur l’avenir. Dis-moi mon frère, quelles nouvelles du Kaerl ? »

Laissant à son Lié le soin de gérer l’autre Brun, Marek adressa un sourire amical à Ausra, feignant la surprise, soucieux qu’elle ne se sente pas mise à l’écart.

« J’ignorais que tu venais d’Undòmë. J’en suis également natif, de la côte nord-ouest plus précisément, même si je n’y ai vécu qu’une partie de ma vie seulement. » Une ombre passa sur son visage. Voilà des souvenirs qu’il n’aimait pas évoquer ouvertement. « C’est là-bas que j’ai rencontré l’homme qui m’a fait rentrer dans le clergé de Flarmya, un Prêtre Itinérant. Puis à l’âge de 13 ans, j’ai été envoyé à la Maison Mère à Ys, où j’ai été formé auprès de l’Archiprêtresse Aoatea del Surion jusqu’à mes 18 ans. »

Puisqu’elle prétendait vouloir rejoindre les ordres et avoir été inspirée par sa vocation, autant lui donner un peu de grain à moudre sur le sujet.

"Nous sommes habitués aux climats rudes et oublions que ce n'est pas le cas de tous" ? "Nous ne voudrions pas que vous tombiez d'inanition ou d'hypothermie"? Les yeux d'Ausra roulèrent malgré elle. Elle venait de leur dire qu'elle venait du nord d'Undomë et pourtant ils continuaient de se comporter comme si elle était une fragile petite fleur du Sud qui dépérit au moindre souffle de vent! C'était la partie du fait d'être "la p'tite" qu'Ausra détestait le plus: on ne vous prenait pas au sérieux et on voulait vous protéger. Cependant, cela avait également ses avantages. On se méfiait moins d'elle, on lui opposait moins de résistance. Elle garda donc ses remarques pour elle et décida de porter son allure de fleur fragile comme elle portait ses écharpes: de manière voyante afin de mieux cacher ce qui se trouvait derrière.

Xhaziel avait tout de suite choisi une place dos au mur. Pour un mort, voilà qui faisait preuve d'instinct de survie! A défaut d'assurer cette place elle-même, elle prit place près de ses alliés, Marek et Asaleith. Et la conversation se dirigea rapidement vers la fonction de haut prêtre de Flarmya que Marek avait désertée dans son ancien Kaerl. Et personne ne semblait l'avoir remplacé. Cela signifiait certainement que des intrigues pour la succession devaient se résoudre. Ou que personne n'avait encore réussi à gagner les faveurs de ses pairs. Quoi qu'il en soit, le clergé de Flarmya semblait en situation de faiblesse au coeur du volcan. Cette information était parfaitement inutile pour la jeune femme qui n'avait aucun lien avec le Mar Taralom. Mais peut-être pour d'autres...

La réponse à la question posée par Asaleith promettait d'être intéressante! Mais Ausra aurait des difficultés à entendre tous les détails de la réponse puisque Marek engagea la conversation avec elle. Elle l'écouta, faisant au mieux pour partager son attention entre le prêtre de Flarmya, les deux dragons et le neishaan tout en feignant de n'écouter que l'ondin.

Nous venons presque du même endroit alors! Je ne suis cependant pas originaire de la côte, mais plutôt de l'intérieur des terres. Un village de chasseurs nommé Rezdya

Elle avait forcé sur son accent natif pour prononcer le nom de son village natal.

C'est un endroit entouré de forêts et de gibier. De nombreux voyageurs y passent pour faire du commerce ou pour se reposer à l'auberge, mais en dehors de ça il ne s'y passe pas grand chose.

Voilà qui coupait court à la conversation sur son enfance, et Ausra n'avait pas eu à mentir pour cela. On s'ennuyait effectivement ferme à Rezdya.

Cinq ans de formation, donc? Ces cinq ans vous ont fait gravir les échelons de la prêtrise, ou êtes-vous sorti novice de la Maison Mère?

Ausra se rendait compte qu'à disperser ainsi son attention elle se rendait vulnérable à d'éventuels détrousseurs. Elle avait gardé ses effets personnels très près de son corps afin de minimiser le risque, mais elle se doutait qu'un voleur doué n'en aurait que faire. De toute façon, il fallait toujours garder un oeil extérieur sur la situation quelle qu'elle soit. Elle se demanda si elle pourrait s'éclipser afin de se mettre en quête d'un allié temporaire. Dans une taverne, il y avait forcément des rats. Il lui suffirait de conclure un accord en échange de nourriture et de lui demander de surveiller les environs. Mais comment un rongeur le pourrait-il? Les rats, on les chassait à coup de balai, surtout dans les tavernes. Jamais un rat ne s'exposerait à un tel risque même en échange de son dîner. Les espaces clos étaient ce qu'Ausra détestait le plus. Si seulement elle avait su qu'elle entrerait dans une taverne chauffée avant que le choucas ne décide de s'en aller! Elle aurait pu le convaincre de venir avec elle et elle l'aurait fait passer pour son oiseau apprivoisé. Au lieu de cela elle ne pouvait compter que sur elle même...

La politique, inévitable semblait-il, qu’on le veuille ou non, faisait partie du paysage habituel des Doués. Certains se contentaient d’en subir les conséquences sans avoir leur propre mot à dire sur le sujet, d’autres se plaisaient à y évoluer, voire à la manipuler pour la tordre selon leurs desseins. Ce simple mot, ce simple concept, laissait irrémédiablement un goût amer sur sa langue. Il ne l’avait que trop pratiquée au cours de la dizaine d’années qui s’était écoulée. Et s’il était bien heureux de pouvoir s’en tenir à l’écart, le fait, justement, de ne pas savoir quelle tempête allait s’abattre sur Tol Orëa, tout en la pressentant obscurément, revenait à traverser les Pics de Cendre en étant aveugle et sourd. Une promesse d’un péril certain, sans toutefois pouvoir prédire à quel moment ni sous quelle forme il se produirait.

Marek regrettait de ne pouvoir se montrer aussi désinvolte que le guérisseur Ardent, ou aussi assuré qu’Asaleith quant au sort qui les attendait. Pas seulement le sien, mais aussi celui de ses anciens pairs du Màr Tàralöm, ainsi que celui de ceux qui l’avaient accueilli au Màr Luimë.

Son front se plissa. La mention voulue anodine du retour de Martel Dehlekna, abordée comme si l’on évoquait la pluie ou le beau temps, constituait une révélation de taille. Une telle déstabilisation du paysage politique Ardent était loin d’être négligeable. Écartant pour l’heure l’information dans un coin de son esprit, tout comme le fait qu’aucun de ses potentiels successeurs ne s’était encore élevé de la masse anonyme pour occuper sa place, il se recentra sur la jeune fille à côté de lui. Tout ceci … Ne le concernait plus désormais, n’est-ce pas ?

Du côté des dragons, la conversation avait dérivé sur des thématiques plus légères – pour ne pas dire improbables et l’Ondin esquissa un pâle sourire. Voilà un terrain sur lequel son Brun serait plus à l’aise que lui. Il lui laissait le soin de gérer son frère et de démêler le vrai du faux.

La Torhille évoquait maintenant son village de naissance, Redzya, situé dans les plaines au nord d’Undòmë. Le nom ne lui disait rien, mais il devait exister là-bas des centaines de localités correspondant à sa description. Il hocha la tête avec une expression mi amusée mi compatissante quand elle exposa qu’il ne s’y passait ‘‘pas grand-chose’’.

« C’est souvent le cas dans ce genre d’endroits reculés, et rares sont ceux qui pensent à s’en plaindre ; comment le feraient-ils après tout quand ils n’ont jamais connu rien d’autre ? »

Il détourna le regard pour remercier la serveuse qui venait de leur apporter assiettes et boissons, avant de reprendre :

« Parfois, j’en viens à envier leur quotidien, si simple et tranquille. Mais un instant seulement, avant que je me rappelle tout ce que Tol Orëa m’a apporté. » En mal, comme en bien. « Une fois que l’on s’est habitué à ce nouveau monde, il est difficile de retourner sa vie d’avant. Il faut accepter le changement, la transformation que cela provoque en nous … Ou bien être laissé en arrière sans plus un regard. La Terre de l’Aube peut se montrer impitoyable par bien des égards. »

Adoucissant la gravité de ses propos, ses yeux bleu outremer s’étaient parés d’un éclat compréhensif, presque miséricordieux. Il avait bien évidemment un avertissement sous-entendu derrière sa tirade, de ne pas se laisser avoir par les jolis atours dont était parée la vie sur Tol Orëa, au risque de se voir ‘‘dévorée’’ à la moindre inattention. Écartant le sujet d’un haussement d’épaules, comme pour s’excuser, l’expression du Prêtre se fit lointaine à la mention de ses années d’apprentissage au Temple de Flarmya.

« A 18 ans, les disciples sont considérés prêts à offrir leur dévotion finale à la Déesse, au cours d’une cérémonie sacrée où, les candidats faisant alors pleinement corps avec elle, Flarmya est censée juger des profondeurs de leur âme et déterminer s’ils sont dignes de la servir ou pas. »

Ses lèvres se pincèrent, imperceptiblement, au souvenir de l’étreinte d’Aoatea, s’efforçant d’ignorer la douleur que cela provoquait encore en lui. Puis, à l’attention de Xhaziel, il déclara :

« Il est rare en vérité que les servants de Flarmya se découvrent une vocation aussi tardive, mais la Déesse accueille tous ses enfants à bras ouverts. Tout est encore possible. »

Il ne savait ce que le Neishaan et son Lié pensaient de cette mascarade, mais il doutait qu’ils soient dupes.

**Ses mensonges sont tous assez transparents depuis le début, malheureusement. Elle a encore des progrès à faire.**

La posture nonchalante et détendue, les iris du dragon brillaient d’une certaine malice chafouine. Asaleith prenait un indéniable plaisir à cet échange, et les exagérations comiques de Kshitij étaient – il devait bien le reconnaître – particulièrement savoureuses. Iskuvar, un dragon sous forme bipède ? Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre !

« As-tu d’autres nouvelles du même genre à nous offrir ? Il semblerait que le Màr soit devenu soudain passablement animé depuis notre départ et tu me sembles bien informé. »

Ausra acquiesça avec véhémence. Là était le noeud du problème des gens de Rezdya: ils n'avaient jamais rien connu d'autre que leur routine! Oh, on changeait bien de village en se mariant, mais la routine restait la même et les villages se ressemblaient tous. A vrai dire, Rezdya était certainement le plus intéressant, avec sa grande taverne et ses commerçants de passage.Mais lorsque le Haut Prêtre avoua envier ce quotidien monotone, Ausra écarquilla les yeux malgré elle, l'espace d'un instant. Comment pouvait-on souhaiter une telle existence? 

Je ne les envie pas du tout quant à moi! Je me souviens de la vie des gens du village. C'était tour à tour la chasse, la cuisine, les travaux domestiques, le sommeil. Et le lendemain, la même chose. Pour certains, on remplaçait simplement la chasse par la ferme, la forge, l'atelier ou autre chose. J'ai fui cette existence bien avant de connaître Tol Orëa

Et elle refusait d'y retourner. De plus, Dasha travaillait parfois près de Rezdya. Que dirait-elle si elle voyait son apprentie finir sa vie dans son village natal à compter les trous dans les chiffons?Les récits du dragon et de son lié firent rire la jeune femme, doucement derrière son écharpe. Elle voulut réagir à la remarque sur ses "chastes oreilles" tant elle détestait qu'on la prenne pour une oie blanche. Mais elle avait appris au contact des amis de son frère que cela ne servirait à rien, et qu'il était bien plus drôle de jouer les petites soeurs naïves. Ainsi, personne ne s'attendait à l'entendre dire des grossièretés et elle n'avait donc qu'à attendre de pouvoir en proférer une qui soit bien dégoûtante pour qu'elle puisse avoir sa vengeance en voyant la tête de ses interlocuteurs. Ausra se contenta donc, pour cette fois, de rire en silence. 

Tout est encore possible, répéta la jeune femme. Mais il est vrai que je suis plus âgée que la plupart des novices. Il faut que je songe à ce que je pourrai faire si Flarmya décide que je ne suis pas digne d'elle...

Le bas du visage toujours caché derrière son écharpe, Ausra laissa ses yeux se perdre dans le vague. Elle feignait d'être préoccupée par ce que disaient Kshitij et Marek, mais sa réflexion n'était pas totalement fictive. Elle s'était souvent demandé ce qu'elle pourrait faire de sa vie si elle ne devait jamais se lier à un dragon. Serait-elle alors condamnée à la même routine qu'elle avait fui? Tol Orëa ne serait alors pas bien différent de Rezdya...

Plus les minutes s’écoulaient, à chaque nouvelle poussière s’égrainant d’un imaginaire sablier, plus il devenait évident pour le Prêtre de Flarmya que son absence de l’arène politique Tol Orëanéene avait laissé un vide substantiel. Non pas qu’il souhaitait y retrouver sa place – bien loin de lui cette idée – mais que, forcé de faire profil bas pendant plusieurs Lunes, il se retrouvait soudain avec un regrettable manque d’informations. Et si Asaleith se délectait des ragots improbables que lui servait l’autre Brun, et si amusants soient-ils, l’Ondin constatait que toute vérité que ses propos puissent contenir, elle avait été outrageusement diluée avant de leur être servie.

Une fugace grimace d’amertume, hâtivement masquée derrière le rebord de sa chope, fronça ses sourcils, ombrageant ses iris d’outremer. Espérant que si ses compagnons de tablée remarquait sa réaction, elle passerait pour avoir été provoquée par le contact de la boisson sur sa langue, il réprima un soupir. Il était celui qui avait proposé cette réunion, et pourtant, il en venait déjà à la regretter.

**Mon Lié serait-il en voie de devenir un ermite aigri incapable de supporter la compagnie des autres bipèdes ? Moi qui me réjouissais de te voir à nouveau décidé à socialiser.**

*Dit celui qui se complaît dans son rôle de vil et cruel dragon ardent, honni et rejeté par tous et toutes dans ce Kaerl, qui nous a pourtant accueilli sans trop regarder nos origines et notre passif.*

**Hmpf. A chacun son rôle, petit homme. Laisse-moi me charger de celui du méchant dragon reclus, et toi celui du beau et mystérieux Ondin ténébreux. Tu n’en auras que plus de succès : c’est la meilleure façon pour toi de t’intégrer.**

Marek contint difficilement une furieuse envie de lever les yeux au ciel. Asaleith n’avait que son bien en tête – et l’avait toujours eu, quoi que ce dernier puisse nourrir comme remords au fond de son âme torturée – mais leurs conceptions de la chose différaient parfois radicalement ... Et le comportement de la jeune Torhille venait lui aussi souffler sur les braises naissantes de son irritation.

Ausra paraissait écartelée entre cette fausse image d’ingénue dont les failles étaient trop criantes pour être ignorées, et un tempérament fier et indépendant qui se voulait suffisamment fort pour ne pas avoir besoin de la protection de qui que ce soit.
L’Ondin ne connaissait que peu de choses du passé de l’Aspirante, mais il était convaincu qu’elle n’était pas encore de taille à se mesurer à de tels adversaires. Pas de ceux pour lesquels la force brute était un choix d’absolu dernier recours, lorsque toute autre solution aurait échouée. Pas de ceux dont l’esprit et la langue acérée était la principale arme. Pas avec des boniments aussi flagrants.

Gardant ses pensées pour lui, il lui sourit néanmoins, arborant une expression aimable et à l’écoute, sans que, cette fois, la chaleur de son sourire ne parvienne tout à fait jusqu’à son regard. Elle n’avait pas choisi de se retrouver dans un tel pétrin, le moins qu’il pouvait donc lui offrir était de la préserver de toute conséquence néfaste pour son avenir.

« Oui, Tol Orëa est bien différente de la vie en Undòmë. Même à Lòmëanor, supposément terrain neutre et sous le contrôle d’aucun kaerl, les allégeances souterraines secrètes des uns et des autres régissent la société et impactent la façon dont certaines paroles, ou certains actes, pourtant anodins, peuvent être interprétés. D’un quartier à l’autre, d’une personne à l’autre, d’une heure à l’autre … Mais je ne t’apprends rien, tu sais déjà tout cela. »

Un rapide coup d’oeil sur le duo d’Ardents, et il poursuivit calmement, préférant ignorer la mention sous-entendue d’une Empreinte :

« Quel que soit ton âge, si ton coeur est réellement dévoué à Flarmya, alors elle saura te faire une place et t’accueillir à ses côtés. Mais il est sage de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, au cas où la vocation de la prêtrise telle que tu la conçois ne soit pas faite pour toi. Certains parmi nous servent le mieux Ses intérêts en parcourant les chemins du Rhaëg, choisissant la voie de l’itinérance pour propager Sa parole … Et veiller sur les Doués, révélés ou non, qui pourraient croiser leur route. »

Asaleith de son côté, hochait la tête avec emphase à chaque nouvelle colportée par Kshitij, ses lèvres formant d’inaudibles syllabes de « ô » et de « ah » en guise de commentaire. Détricoter les affabulations des véritables faits était un exercice difficile, sans savoir quelle part de vérité résidait dans des récits si enjolivés qu’ils auraient pu avoir été tirés du Dragon Déchaîné. Peut-être même était-ce le cas, pour ce qu’il en savait.

« Aodren remis à sa place par Daire ? Voilà un spectacle qui devait valoir le détour et que je regrette d’avoir manqué. Il est heureux qu’elle ait été là pour défendre l’honneur bafoué des ornythorinques … Quoi que je ne suis pas certain de savoir qui sont ces derniers. J’ose espérer que tu sauras m’éclairer sur la question. »

Le Brun esquissa un vif sourire, appuyant son menton dans sa paume, vivante image de la captivation.

« Je suppose que c’est une bonne chose pour le Kaerl. On ne saurait vivre si longtemps en arborant une telle tête à claque sans provoquer tôt ou tard une quelconque réaction. C’était certainement amplement mérité, après tout. »

Le noble Fëalocë avait tenté autrefois de ranger Marek dans son camp, mais ni ses menaces voilées ni aucune corruption n’avaient été suffisantes pour qu’il accepte de s’allier à un tel répugnant personnage.

Sentant l’approbation et le dégoût de son frère d'âme derrière la provocation dont il avait fait preuve, le dragon planta une fourchette véhémente dans un morceau de patate rôtie, l'enjoignant silencieusement à faire de même.

Règle numéro un de la survie en territoire ennemi : reprendre des forces aussitôt que l'opportunité de le faire se présentait.

« Quant à Mora, bah ! Son désamour pour tout ce qui porte couilles n’est guère une nouveauté. »

Une toux étouffée venant de son Ondin fit soudain écho à sa déclaration, et allongeant un bras serviable pour lui claquer le dos, le dragon haussa innocemment les épaules.

« Ah oui, j'oubliais. Nous devons préserver les chastes oreilles de notre chère Nounou. Ne crois-tu pas qu’elle en a pris l’habitude, depuis le temps qu’elle nous fréquente ? »

Aussi bleus et inhumains qu’un ciel sans nuage, ses yeux se posèrent sur la jeune Torhille, ouvertement inquisiteurs, semblant lui souffler sans un mot ‘‘je connais tes pensées’’.

Il sembla soudain à Ausra que le Mar Taralom était rempli de gens venus d'Orën. Aodren? Daire? Oui, ces noms avaient les sonorités d'Orën. La jeune femme ne pouvait dire si ces prénoms étaient masculins ou féminins. Au moins chez elle c'était plus facile: les prénoms en -a étaient féminins. Ausra, Rasa, Odeta, Dasha... On se trompait rarement, même s'il y avait toujours un Ilya pour semer la confusion.

Les prénoms qui suivirent semblaient suivre cette règle. Mora, Darlana, Runa. Mais ils n'étaient pas Undoméens, en tout cas pas le dernier. Ca sonnait Ssyl'shari, ou Vaendark mal prononcé. Au milieu de cette cacophonie de prénoms, Kshitij tenta de la désarçonner en lui demandant si elle aimait les filles. Ausra reconnut la technique qui consistait à "tester" les gens pour déterminer leur point de rupture. A moins qu'il n'ait décidé qu'elle aimait les filles et que la réponse qu'elle donnerait ne le conforte dans sa croyance? Un "non" serait un mensonge évident, un "oui" serait pris tel quel, et un "mêlez vous de vos affaires" une preuve indisputable car une jeune femme qui aime les hommes aurait simplement dit "non". Elle secoua imperceptiblement la tête, déçue par le manque de créativité de ces curieux personnages.

Tout dépend de quelle fille il s'agit, répondit Ausra. Ma belle-soeur, par exemple, je l'aime pas. C'est une pimbêche. Mais moi, je m'aime bien!

Elle laissa ce double sens en suspens. Les amis d'Alvis, à l'époque où elle avait onze ans et son frère quatorze, n'auraient pas manqué de le relever. Qu'en serait-il de Kshitij?

Ausra ne répondit guère à Xhaziel. Se remettre en question? Elle le faisait souvent, quand et surtout si elle en avait envie. Elle ne le ferait certainement pas parce qu'un cadavre le lui avait conseillé. De toute façon, les morts ne devraient pas parler. Sa parole pouvait donc être ignorée. Heureusement, les paroles de Marek venaient s'interposer entre celles du neishaan et elle. A partir de quel moment cette conversation s'était-elle transformée en bataille rangée? L'avait-elle toujours été, depuis que les deux hommes s'étaient bousculés à l'extérieur et qu'elle avait cru échapper à l'attention d'Asaleith? Elle se retint de soupirer. Comme elle détestait ces simagrées! S'ils avaient un grief à régler, qu'ils se parlent franchement au lieu de se chercher ainsi. Et s'ils avaient un problème avec elle, qu'ils le lui disent au lieu de tenter de l'effrayer avec des remarques graveleuses.

Elle continua d'écouter les ragots d'un autre Kaerl lorsque l'occasion de riposter qu'elle avait attendu plus tôt se présenta. Elle sourit derrière son écharpe et, regardant Asaleith dans les yeux, lui répondit:

Mais quand vous dites "tout ce qui porte couilles", impliquez vous qu'un eunuque puisse être à son goût? Et qu'en serait-il de la personne qui 'fait' cet eunuque? Vous savez, quand on coupe et qu'on retire, il doit bien y avoir un moment où l'on tient ce qu'on a enlevé. Cela compte-t-il comme "porte couilles" ?

Sa main gauche faisait le geste de tenir quelque chose, tandis que sa main droite mimait celui de la trancher. Si elle avait bien appris une chose avec Alvis et ses copains, c'était bien que les hommes grinçaient tous des dents à la simple évocation d'une atteinte à leurs parties génitales. 
Mais tout cela n'est pas très intéressant, dit-elle en se retournant vers les deux ardents. Vous disiez donc Runa, R-U-N-A, et...Daire? D-A-W-R-A?