[RP] A en voir de toutes les couleurs

Un soleil d’hiver brillait sur Lòmëanor. Calenadh inspira à plein poumons l’air frais, ses nuances venues des quatre coins du monde : à quelques pas de là, une boulangerie embaumait des arômes de pain frais, entre des volutes végétales en provenance de l’étal d’un herboriste. Le b allet des passants révélait tour à tour une bouffée de parfum noble et exotique, le bruissement de laine ou de lin, une senteur d’huile à harnais, un bouquet tout entier d’accents différents.

À l’image des passants de toutes origines, sociales comme géographiques, l’architecture avait pioché ses inspirations partout dans le monde. Le ciel bleu découpait les toits de tuile ou d’ardoise, les colombages ou les moulures finement gravées, sur les arches massives et les porches plus humbles.

En un mot comme en cent, Calenadh était chez lui. Et, mieux encore, il avait quartier-libre le temps que Ziem finisse ses courses.

Fredonnant un joyeux patchwork d’airs chantés sur les mauvaises paroles et de mélodies sautant d’une chanson à une autre, le jeune homme s’engagea dans les rues qu’il connaissait sur le bout des doigts, Terreur enroulée autour de son cou comme l’écharpe la moins pratique du monde. Malgré ses couleurs ternies par l’hiver, la dragonne-fée contrastait de toutes ses teintes contre la tunique beige de Cal, resserrée à la taille par une ceinture longue sur laquelle se devinait des petites formes de mâchoires minuscules apposées ici par Terreur.

Tout en s’engageant sous les voûtes d’une halle marchande, l’aspirant réfléchit à ses options. La petite ferme familiale sur la colline se trouvait probablement un peu trop loin, à pied, pour y passer avant que Ziem ne le rappelle. Il avait en revanche certainement le temps de tenter de trouver l’un de ses aînés ou/et de s’arrêter gratouiller le chat bienheureux du poissonnier. Ou d’improviser selon ce qui se présenterait. Improviser était toujours une valeur sûre.

Il eut tout juste le temps de formuler la pensée avant de piler net, ravi et tout à fait indifférent au risque de créer un carambolage dans son sillage. Au travers des mouvements d’une foule éparse, des écailles d’une teinte unique attirèrent irrésistiblement son œil. Alertée par la concentration de son lié, Terreur releva sa petite tête de nuisance mineure alors que Caly obliquait droit vers la jeune dragonne, auréolé d’épis blonds et du genre de sourire dont se couronnent les rébellions ordinaires, ouvert comme une question.

"Bonjour !"

Il s’arrêta à une distance qui n’était polie que par hasard, et moins prudente que curieuse. D’ici, la teinte indéniablement turquoise rutilait, passionnante comme un refus d’être étiqueté. Le souvenir d’une conversation passée avec Dimpa, convaincue qu’une dragonne turquoise ne pouvait être que bleue ou verte lui revint et fit pétiller plus fort ses prunelles sombres.

Quelqu’un de plus poli aurait probablement amorcé la conversation avec plus de tact mais Calenadh, malheureusement, avait reçu une éducation correcte dont il s’était empressé de ne rien faire du tout. Il mit donc les pieds dans le plat avec un sincérité absolument impénitente :

"Dites, comment vous définissez votre couleur ?"

Les couleurs, après tout, étaient au moins à moitié arbitraire, comme le prouvaient les disputes pour distinguer le gris du beige ou encore l’invention d’un certain nombre de teintes résolument rebelles, comme le bleu canard (les canards n’étant pas bleus), le vert-de-gris (qui lui aurait pu être bleu) ou zinzolin (qui lui semblait assemblé avec des lettres pas utilisées comme une sorte de réserve naturelle pour lettres en voie de disparition). À cela s’ajoutait encore les usages non moins arbitraires, qui décidaient sans logique visible qu’un cheval pouvait être alezan mais qu’un garçon était roux, qu’une fille était châtain et un dragon brun.

L’hiver était une invention de Kaziel. Il n’y avait aucun doute à avoir sur ce sujet. Solyae l’avait bien compris ; lui, ne faisait plus l’effort de se lever de bonne heure et se couchait avant tout le monde. La neige rendait parfois les journées moins déprimantes et, Silindiel devait le reconnaître, le réconfort d’un feu de cheminée, d’une boisson chaude ou d’interminables bains brûlants aidaient également. Malheureusement, cela n’était pas suffisant à ses yeux pour contrebalancer l’agacement qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle franchissait la porte de la Demeure Chantevent et que l’accueillaient alors le froid, le givre et la grisaille. Elle avait l’impression d’étouffer sous toutes ces couches de vêtements, pouvait à peine bouger correctement – c’était insupportable et franchement peu pratique.

Sortir était devenu une lutte de chaque instant mais la Sang-Mêlé n’était pas connue pour céder face à l’adversité, bien au contraire.

Ce matin, la jeune femme avait des ambitions. L’anniversaire d’Eníredis aurait lieu à la prochaine Lune et Silindiel voyait les choses en grand car, pour la première fois en dix-huit années, mère et fille étaient réunies. Depuis son retour, la Sang-Mêlé avait soigneusement observé son comportement. Quelles couleurs et quelles matières elle préférait porter, quel alcool faisait pétiller son regard, à quoi elle occupait son temps libre ou encore quels bijoux allumaient dans ses yeux une lueur de convoitise. Par Sire Deimos – enfin, Éphialtès – et Euthymia, elle avait su que l’Elfe était une créature frivole, d’humeur inconstante et difficile à satisfaire. La réalité n’était certainement pas venue démentir les affirmations de son ancien professeur mais pourtant, Silindiel avait réussi à cerner le fonctionnement de sa mère. Il ne fallait pas répondre à ses attentes ; il fallait la surprendre.

Avec un léger soupir, Silindiel s’enroula dans une large écharpe de laine comme elle le faisait lorsqu’il fallait affronter le soleil du Désert et partit retrouver Eithne. La Verte n’était jamais loin ; elle chérissait la solitude et ne se mêlait qu’à contrecœur aux autres Dragons du Kaerl. En tout cas, pas plus qu’elle n’était capable de le supporter. Sans surprise, elle effleura l’esprit de son Âme Sœur pour y découvrir, encore incrustés, quelques éclats de nacre. Cyngar… Le rouge lui monta aux joues aussi sûrement que si elle venait d’être fouettée par le blizzard, venant réchauffer ses pommettes déjà rosies par l’air hivernal. Elle se mordit les lèvres. Ces derniers temps, ses pensées étaient souvent tournées vers Renàto et, invariablement, Silindiel sentait en réponse son ventre se serrer et son cœur battre plus fort. Un étrange sentiment d’anticipation la laissait le souffle court et le tiraillement ne s’apaisait que lorsqu’elle se trouvait en compagnie du Chevalier Blanc.

Qu’avait-il de prévu, pour aujourd’hui ? Si Eithne était avec Cyngar, de quoi avaient-ils discuté ? Devait-elle leur proposer de les accompagner ? Non, ils avaient sûrement mieux à faire… Mais elle pouvait peut-être ramener quelque chose de Lòmëanor. Pourquoi ? Juste pour lui montrer qu’elle pensait à lui, sans être certaine de ce que cela lui apporterait de le savoir. Jusqu’à présent, elle n’avait raté aucune une occasion de faire démonstration de sa sympathie à son égard et le message pouvait difficilement être plus clair. La Sang-Mêlé gonfla les joues. Elle ne connaissait pas les usages, ici ! Et à qui pouvait-elle demander conseil ? Tybalt risquait de tourner de l’œil – ou pire, à trop bien vouloir jouer son rôle de père, de leur interdire de se fréquenter ! – et Eníredis avait des méthodes certainement très efficaces mais qu’elle ne souhaitait pas faire subir à Renàto. Selcot ? L’idée lui arracha un rire incrédule. Et pourquoi pas, après tout ?

° La sincérité est le plus beau cadeau que tu pourrais lui offrir. °

Silindiel haussa une épaule, son nez froncé dissimulé sous son écharpe. Il y avait énormément de choses qu’elle ne pouvait pas révéler à Renàto. Tous deux se trouvaient prisonniers d’une toile de mensonges qui les dépassaient. Trop de gens avaient à perdre dans cette histoire pour qu’elle se permette de faire passer ses caprices avant eux.

° Je veux bien faire ! Il a assez de soucis, je ne veux pas lui causer plus de problèmes qu’il n’en a déjà… Tu sais, ce n’est pas si simple que ça. °

Le visage de son géniteur lui apparut alors, tout en angles et en ombres, baigné par la lumière mouvante des chandelles. Ils n’avaient pu se rencontrer que dans le plus strict secret. Silindiel éprouvait envers le Fëalocë une compassion douloureuse. Celui qu’on lui avait décrit comme un homme digne et fort, un érudit à l’intelligence aiguisée comme la meilleure des lames, n’était guère plus aujourd’hui qu’un triste fantôme. Brisé par la mort de ses enfants, humilié par le rejet d’Eníredis, rongé par les regrets et par les conséquences de ses choix, elle s’imaginait le trouver empli de haine envers ceux qui lui avaient volé sa vie mais n’avait perçu en lui qu’une froide résignation. Il lui avait promis qu’il ferait tout pour qu’elle ne manque jamais de rien, qu’il la soutiendrait tout au long de son chemin sur Tol Orëa, peu importe où celui-ci la mènerait.
Elyakim Rhidian avait ses yeux – ceux qu’elle croisait dans l’eau des fontaines quand elle n’était encore qu’une enfant. C’était là une évidence qu’elle avait cru avoir oublié mais qui lui revenait à présent. Il était son père.
Elle lui avait promis en retour qu’elle se battrait, non pas pour réparer ou lui rendre ce qu’il avait perdu, mais pour que ceux qui viendraient après n’aient jamais à connaître son désespoir. Une brève et timide étreinte avait scellé leur tacite contrat et elle gardait précieusement en mémoire, avec autant de honte que de jalousie, l’odeur de ses cheveux et le tremblement qui avait parcouru ses bras quand il s’était finalement autorisé à serrer sa fille contre lui.

Le souvenir de ces retrouvailles faisait rugir son cœur révolté et l’emplissait d’une vertueuse colère. Dès qu’elle aurait réussi à faire sa place au sein du Kaerl, elle pourrait enfin lutter pour le faire changer. Eithne à ses côtés, qui ne partageait les ardeurs belliqueuses de son Âme Sœur que sur un plan philosophique, Silindiel s’avança sur le motif de téléportation au milieu de la Grand’Place et le monde bascula autour d’elles.

Les rues de Lòmëanor bourdonnaient d’agitation. Tout le monde se hâtait de faire ses courses durant ces rares, courtes et infiniment précieuses heures de soleil. Entre deux étals débordant de bottes de navets, quelques marchands ambulants avaient installé leur grille-marrons ou leur chaudron rempli de vin commençant tout juste à fumer. Les yeux de Silindiel brillaient d’excitation ; ici, l’ambiance était bien plus proche de ce qu’elle avait connu au cœur du Désert qu’elle ne l’était dans les larges allées parfois trop solennelles de la Forteresse Volante. Il y en avait pour tous les goûts et de toutes les couleurs – on pouvait même y croiser des écailles incarnates et d’autres aux reflets d’argent. Entourée par tant de tentations, il lui était difficile de rester concentrée sur sa tâche. Éphialtès n’avait-il pas besoin d’une nouvelle plume ? Un souffleur de verre exposait ses créations parmi lesquelles se trouvait une minuscule statuette à l’effigie d’une mésange : voilà qui ravirait certainement Maîtresse Lewë ! Et là, dans cette ruelle, passant devant la vitrine poussiéreuse d’un herboriste, un vieil ouvrage attira son attention. Elle savait que le sujet intéressait Yarvin, l’Aspirant de sa mère qui partageait leur maison depuis le début de l’hiver, mais peut-être l’avait-il déjà lu ?

Quelques pas plus loin, la jeune Chevalière s’arrêta pour acheter deux beignets fourrés à la confiture – un pour elle, et l’autre pour qui en aurait envie. Apparemment pas Eithne, qui ne maitrisait pas tout à fait les habitudes bipèdes et qui, si elle ne manquait pas de curiosité, préférait attendre d’avoir un palais adapté avant de se livrer à de telles expérimentations. Elles avaient repris leur marche, se laissant porter par le mouvement de la foule mais sans oublier leur objectif, quand une voix les interpella soudain. Pas sûre d’avoir bien entendu, Silindiel ralentit sans toutefois s’arrêter et tourna la tête, sondant la foule. Une deuxième fois, on sembla s’adresser à elles et plus particulièrement à la Dragonne. C’était un jeune homme, peut-être du même âge que la Sang-Mêlé, qui venait de se présenter à elles. Ses cheveux en pagaille évoquaient un été bien trop lointain, chose qui n’avait pas dû échapper au Dragon-Fée suspendu à son cou.

Eithne observa un instant de silence surpris. Elle croyait qu’il était mal vu de s’exprimer directement dans l’esprit de quelqu’un qui n’était pas sa Liée sans son autorisation mais comme il lui avait posé une question, elle estima que cela devait faire office de permission. Pour le moment, elle ne pouvait pas encore se douter que son interlocuteur aurait probablement été le dernier à s’en formaliser.

° La couleur de mes écailles, je pense que c’est à celui qui m’observe de le décider – un peu comme pour toute vérité. Mais moi, je sais que je suis une Dragonne Verte et je ne me rappelle pas l’avoir un jour décidé. °

Silindiel s’était rapprochée, abaissant son écharpe pour saluer leur rencontre d’un signe de tête et d’un sourire timide. Son Âme Sœur était une Verte, comme celle de sa mère et elle en tirait une forme de fierté. Elle adorait Euthymia et appréciait Asra mais il était évident qu’elles n’avaient pas la même … couleur, si cela avait du sens – et cela devait en avoir, puisque c’était ainsi qu’on désignait les Dragons !

° En plus, tout change selon la lumière. Qu’est-ce que tu en penses ? ° ajouta Eithne, soucieuse elle-même de comprendre comment le reste du monde la voyait.

Dans l’instant de silence – tout relatif, le marché continuant à bruisser autour d’eux – qui suivit sa question, l’aspirant brossa du regard et la dragonne turquoise et la jeune femme qui marchait avec elle. D’une certaine façon, ils auraient pu former des reflets désassortis, tous les deux couronnés de jeunesse et de nuances d’or, tous les deux à demi enroulés dans des écharpes. Celle de Calenadh, d’ailleurs, bougea quand Terreur s’agita dedans, cherchant la meilleure position possible pour voir ce qui se passait tout en s’exposant le moins possible aux températures extérieures. Caly, lui, répondit au hochement de la jeune femme par un sourire franc et une inclinaison de tête qui sema un peu plus de désordre dans ses boucles.

Puis la réponse lui parvint, directement dans son esprit. Il l’accueillit avec une bonne humeur solaire, encore ourlée du ravissement tout récent de la révélation du Don, de l’émerveillement à entendre les dragons sans filtre ni intermédiaire. La curiosité fleurit immédiatement derrière, tenace et enthousiaste comme les pâquerettes au printemps.

"Vous avez su dès le début ? Ou est-ce que c'est venu progressivement ?"

Certaines de ses demi-sœurs, après tout, avaient été longtemps des garçons manqués et, si une majorité avait fini par se déclarer filles – ou femmes sans passer par la case fille – d’autres, plus rares, avaient préféré devenir des garçons réussis, comme les appelait Miriam. Malgré toutes les objections que Dimpa aurait certainement soulevées, Cal ne voyait absolument aucune raison pour laquelle les dragons n’auraient pas pu faire de même dans une certaine mesure : après tout, la frontière entre « je fais ce que je veux » et « je suis ce que je veux », par endroits, était assez perméable pour permettre bien des espoirs et bien des entorses.

La réflexion sur la lumière alluma un pétillement dans ses iris sombres comme la terre après la pluie. C’était vrai : la lumière – ou son absence – changeait tout, peignait les cieux bleus d’or quand le soleil était bas, grisait les chats la nuit, rougissait l’univers avec le crépuscule ou rendait fauve les décors les plus domestiques, à la lueur d’une chandelle. Sa réponse à la question de couleurs, en revanche, fusa, élargissant son sourire :

"Sous cette lumière, je vous vois turquoise, moi."

Trancher entre vert et bleu ? Jamais. Son interlocutrice, de toute évidence, savait où était son identité, et lui pour sa part préférait largement l’individualisme de cette couleur à cheval entre les cases, jouant sur tous les tableaux et gardant toutes ses nuances en dépit des étiquettes.

"De toute façon, les couleurs, c’est quand même très arbitraire" poursuivit-il, les mains négligemment dans les poches, plus pour se donner une contenance que par froid. "Et c’est précisément ça qui ajoute de l’intérêt au monde, vous ne trouvez pas ? Ce serait sacrément ennuyeux si on voyait tous absolument tout pareil."

Autour d’eux, le décor sembla appuyer l’argument, avec sa foule de passants venus des quatre coins d’un monde rond, avec sa variété de vêtements, d’accents, de morphologies, avec ses bâtiments aux architectures mal assorties et les dragonniers d’allégeances si différentes marchant dans ses rues. L’aspirant se fit la réflexion qu’il était probablement né de Lòmëanor autant qu’à Lòmëanor – le fils d’un chaos harmonieux, au carrefour entre légendes et ordinaires.

"Oh, je suis Cal, d’ailleurs, de la Triade de Murdoch. Et vous ?"

Le diminutif lui vint avant qu’il ne pense à le compléter : son nom complet était rarement utilisé, souvent décliné et, de toute façon, il le préférait dans sa version abordable – à la fois parce qu’elle était plus chaleureuse et plus imprévisible. Tout l’intérêt d’un surnom, après tout, était de pouvoir partir sans préavis dans n’importe quelle direction.

Eithne se mêlait trop peu à ses congénères pour imaginer ce qu’ils pouvaient bien penser de ses écailles. L’innocente réflexion du jeune homme en amenait une dizaine d’autres, nettement plus vertigineuses. Si tous les Dragons du Kaerl se mettaient d’accord pour dire qu’elle était Bleue, lui faudrait-il l’accepter en dépit de ce qu’elle croyait savoir sur elle-même ? Et comment différencier ce qui venait de l’extérieur et ce qui venait de l’intérieur ? Sa vie s’en serait-elle trouvée changée, véritablement ? Étrangement, une telle idée ne la dérangeait pas. Elle était curieuse de partager avec l’Autre ses expériences et ses opinions mais respectait trop l’individu pour affirmer que s’il refusait de croire en ce qu’elle croyait, elle devait alors lui prouver qu’il avait tort.

Cela ne changeait rien à sa propre vérité et le monde était trop vaste pour que celle-ci soit approuvée de tous.

° C’est difficile de répondre à une question qu’on ne se pose pas. ° glissa-t-elle au garçon et une pointe de moquerie vola en éclats turquoise dans ses iris. La Verte s’accorda un bref instant de silence avant d’ajouter, car elle ne souhaitait pas décevoir les attentes de son enthousiaste rencontre : ° Je pense que je l’ai toujours su, comme on sait que le ciel est bleu, l’herbe verte et le sang rouge. Leur couleur peut changer, certains y voient des nuances que d’autres ne peuvent pas voir et surtout, personne ne peut expliquer pourquoi. ° En guise de ponctuation, le bout de sa queue vint balayer la poussière autour de ses antérieures. ° Ce n’est pas très important. Il y a des sujets sur lesquels il est utile de débattre et d’autres dont on discute uniquement pour le plaisir de ne jamais être d’accord. °

Silindiel croisa les bras ; cette remarque lui était clairement destinée. À l’inverse de sa Liée, elle vivait dans un monde moins ambivalent : il y avait le juste et l’injuste, le vrai et le faux, le Bien et le Mal. Elle ne condamnait pas ceux qui avaient des valeurs différentes des siennes mais estimait avoir mieux à faire que de discuter avec eux.

° C’est une couleur qui me convient. ° À défaut d’un sourire, ce fut un tourbillon au bleu plaisant qui illumina le regard de la Dragonne. ° Mais il existe une manière de nommer les choses – sinon, chacun utiliserait le mot qu’il préfère et nous resterions alors seul pour toujours, incapables de nous comprendre. Je suis peut-être turquoise pour toi mais d’autres me verront Bleue, ou Verte… ou orange, même si j’en doute un peu. °

À la frontière de son âme grondait celle de Silindiel. Eithne était comme le vent qui amenait l’orage. Elle aimait agiter les cieux faussement calmes et en ce qui concernait sa Liée, le temps tournait vite. Sans que rien sur son visage ne vienne trahir son agacement, la Sang-Mêlé garda ses commentaires pour elle-même et se contenta d’observer un silence pesant. C’était quelque chose de nouveau, rarement agréable finalement, d’avoir une moitié de soi-même qui s’exprimait à sa place – encore plus lorsqu’il s’agissait de dire des choses qu’elle ne pensait pas.

° Ennuyeux, sans doute. Surtout pour les gens comme toi ou moi. Pour d’autres, c’est rassurant que chaque chose ait un nom et une place. °

Eithne pensait à Silindiel ; Silindiel pensait à son cousin. En matière d’ordre et de conventions, elle avait rarement vu plus obstiné et ce n’était sans doute pas un hasard si Silindiel avait fini par lui ressembler. Et puisqu’on en était à parler de convenances, le jeune homme se présenta – sommairement, laissant de côté toute information qui aurait permis à ses interlocutrices de le ranger dans les cases ordinaires. Son expression changeait comme à observer le ciel à travers une canopée agitée par la brise mais entre ombres et lumières, Silindiel devinait qu’il agissait ainsi autant par conviction que par négligence.

« Ravies de faire ta rencontre, Cal. Moi, c’est Silindiel Chantevent, Chevalière du Kaerl Céleste. »
° Et Eithne. °

C’était là une présentation en bonne et due forme, même si elle omettait quelques titres. Se fendant d’un modeste sourire, la Sang-Mêlé décroisa les bras pour plonger une main dans sa besace, en retirant les deux beignets achetés plus tôt.  « Tu aimes la confiture de mûres ? »

Toute la malice du monde pétilla dans les iris du jeune homme à la remarque qu'il était compliqué de répondre à une interrogation que l'on n'avait pas soulevée. Une nuée d'étincelles illumina le brun tournesol de ses iris, leurs paillettes enthousiastes comme un reflet inversé de la multitude de taches de son sur ses pommettes.

"Pas de souci, je suis là pour poser ces questions !" plaisanta-t-il de bon cœur.

Les utiles, les moins utiles, les pénibles et les légères... Ainsi qu'il l'avait appris, toute question posée apportait une réponse – toujours intéressante, le plus souvent en mots, en nuances de tons et d'expressions, en patience plus ou moins épuisée, parfois en silences, en lèvres scellées et en sourcils froncés, à l'occasion en rires trop expressifs cachant pudiquement ce qu'autrui ne voulait pas avouer. D'une façon ou d'une autre, quelque chose répondait, pour peu qu'on soit attentif et déterminé à aller chercher puis assembler les indices. Rebondissant d’ailleurs sur la réponse qu’il avait reçue, résolument incapable de classer correctement les choses en catégories, il sourit et reprit :

"Est-ce que débattre pour savoir comment pense la personne d'en face compte comme débattre pour le plaisir, ou est-ce que vous diriez que c'est un débat utile, dans ce cas ?"

La pointe de malice pétillait toujours dans ses yeux, soleil d'hiver et de fossettes à même son visage. En dessous, une curiosité joueuse mais sincère affleurait, pas vraiment cachée, pas vraiment exposée – naturelle comme une respiration de l'esprit. Le sentiment solaire imprégna ses mots et baigna de chaleur ses intonations. Percevant la bonne humeur de son Lié, Terreur émit sa meilleure imitation de ronronnement, appris auprès des chats de la ferme, et s'enfouit plus profondément dans l'écharpe de son humain, ne laissant dépasser que les organes nécessaires : les yeux pour guetter et son petit museau pointu pour humer les odeurs alentours.

"On pourrait dire que justement il existe une façon de nommer les choses : on a un mot pour parler du turquoise, qui n’est tout à fait ni bleu ni vert… Mais j’admets que là, c’est probablement du débat pour le plaisir de pinailler" convint-il avec un sourire pétillant.

Lui aimait la certitude chevillée jusque dans ses épis désordonnés que les étiquettes de la vie étaient là à titre indicatif – et temporaire. Il n’aurait cependant jamais refusé à qui que ce soit le réconfort d’une case soigneusement délimitée : refuser les cases aurait été tout aussi malvenu que les imposer.

La présentation de ses compagnes de conversation choisit ce moment pour mettre en lumière un détail d’étiquette(s), justement : il avait oublié de mentionner son Kaerl dans sa propre présentation. Un « oups » presque aussi audible que s’il l’avait articulé passa sur son visage, plissa le coin de ses lèvres d’une touche d’auto-dérision sans réussir à l’inquiéter.

"Le plaisir est partagé ! Ma Triade est du Kaerl Englouti, d'ailleurs."

Ce qui signifiait probablement qu’il l’était aussi… mais avec son affiliation encore toute récente et Lòmëanor tout autour, bruissante de vie et de différences, l’idée d’appartenir à un autre endroit semblait encore étrange, comme un vêtement neuf aux entournures encore un peu raides, ou une paire de bottes pas encore faites. Il retourna pensivement dans sa tête cette étiquette-là – aussi indicative et temporaire que toutes les autres mais qui, étrangement, semblait peser un peu plus lourd. Peut-être parce qu’elle avait le potentiel de lui coller à la peau plus longtemps.

"J’aime beaucoup, et vous ?"

Le concept même de la mauvaise herbe produisant des délices l'enchantait, à vrai dire. S’il engloba naturellement Eithne dans la question qu'il renvoya, son attention glissa sur sa chevalière, jusque là restée en retrait de la discussion, curieux de son opinion – sur les dragons turquoises, sur les mûres, sur les débats utiles ou pas.

Elle-même ne savait pas vraiment si c’était la politesse qui la poussait à rentrer dans le jeu de leur inopiné compagnon. Eithne était rarement loquace, mais n’avait aucun problème à penser dans l’esprit de quelqu’un autre – la nuance lui échappait peut-être. La conclusion la plus évidente était que les questions de Cal ne ressemblaient en rien aux questions qu’on lui posait généralement au Kaerl Céleste.

Ihintza n’avait certainement pas la douceur d’une mère, mais la surveillait parce qu’elle était Liée à Silindiel – et personne ne touchait impunément aux affaires de la Verte. Quand ce n’était pas cette ombre menaçante qui planait sur ses escapades, c’était alors pour aller retrouver Cyngar. Lequel, par son ascendance, tendait également à éloigner les Dragons du Kaerl. Eithne doutait que ce fût volontaire, mais le résultat était le même.

Où voulait-elle en venir ? Pour toutes ces raisons, les seuls Dragons assez téméraires pour oser se mêler à eux avaient la personnalité qui allait de pair. Et donc, très souvent, ils posaient trop de questions. Sur sa Liée, la famille de sa Liée, sur ce qu’elle pensait du Blanc Ardent, ou bien de la dernière altercation entre un vieux Bronze attaché à sa routine et un jeune Noir capricieux qui souhaitait lui voler sa place favorite, ou encore de tel bipède qu’on disait partager la couche d’une autre.

Sur sa couleur ? Jamais. Et sur l’utilité de poser des questions ? Encore moins.

° Je ne vais pas te surprendre : je pense que cela dépend de la personne, et du débat en question. Mais n’oublions pas qu’un plaisir peut tout à fait être utile. °

Quelle était cette expression bipède, déjà ?

° Joindre l’utile à l’agréable. Enfin, on l’utilise surtout pour convaincre quelqu’un de faire une tâche rébarbative. °
° Tu trouves ça rébarbatif de parler de ma couleur ? °
° Je ne sais pas. Il y a couleur et couleur de Dragon. Toi, tu ne t’en sors pas si mal. Mais tu as déjà vu du bronze, ça ne ressemble pas vraiment aux écailles de Tsélèq. °
° C’est vrai. °

Eithne considérait que même un langage commun ne serait jamais assez pour traduire avec fidélité l’infinité de nuances qui venait avec la conscience – n’auraient-ils pas mieux fait, finalement, de s’exprimer à la manière des Lézards de Feu ou des Dragons-Fées ?

° Effectivement, ce mot fait partie de notre langage. Mais est-ce qu’il désigne la pierre avant la couleur, ou la couleur avant la pierre ? En tout cas, peut-être que les Dragons sont apparus avant que l’on décide d’inventer le mot, car il n’y a pas plus de Dragon Turquoise que de Dragon Jade. °  

La discussion aurait pu continuer ainsi indéfiniment. Eithne décida qu’elle appréciait véritablement l’échange, qui lui évoquait une franche liberté. Au bout du compte, il n’y avait pas de décision à prendre, seulement le plaisir de laisser vagabonder son esprit. La Verte trouvait cela réjouissant. La perplexité sobrement amusée de Silindiel rebondissait sur les vagues de son âme – avec elle, il y avait toujours une raison, un but, une vérité.

Et d’ailleurs, on ne se mettait pas entre la Sang-Mêlé et son objectif plus que de raison. Tranquillement, celle-ci avait repris sa route, un sourire léger accroché à ses lèvres que seule sa moitié d’âme pouvait reconnaitre pour ce qu’il était : la promesse d’une juste revanche si elle effleurait l’idée de ne pas aller dans son sens. Naturellement, Eithne lui emboîta le pas tout en continuant la discussion, embarquant de ce fait Cal dans leur périple du jour.

° Ta Triade ? Tu es Aspirant, donc ? ° Ses yeux s’arrêtèrent à nouveau sur la Dragonne-Fée, toujours cramponnée aux mailles. ° Enfin, tu as déjà une petite Liée, on dirait ! °

« Le Kaerl Englouti… » Bien sûr, Silindiel avait lu des choses à ce sujet. Elle connaissait leurs valeurs, et admirait leur organisation politique – en théorie, du moins. Mais ce n’était pas là le plus impressionnant, non. Il avait fallu à la Sang-Mêlé quelques mois pour accepter l’idée que le Kaerl Céleste flottait dans les airs et que si elle ne s’arrêtait jamais de courir, le vide finirait par l’accueillir. C’était une chance que la Forteresse ait des dimensions assez grandioses pour l’oublier, la plupart du temps. Pour Silindiel, qui avait grandi entourée par l’infini du Désert Profond Ssyl’Sharien, un tel concept était presque effrayant.

Elle leva le nez vers le ciel, puis tourna le visage vers Cal, une interrogation vaguement inquiète plantée dans ses iris d’azur. « Ce doit être étrange, de vivre si loin du ciel ! Et avec toute cette eau au-dessus de la tête. » Du bout de l’index, Silindiel tapota son menton. « Et vous voyez quand même le soleil ? Ou bien est-ce qu’il y a une sorte de sort qui donne l’illusion de la lumière naturelle ? »

Maintenant que la conversation était bien entamée et qu’il semblait clair qu’elle ne se terminerait pas de sitôt, Silindiel se sentait assez à l’aise pour profiter pleinement de cette rencontre. Naturellement, elle proposa au garçon de partager son goûter – quand bien même ce n’était pas l’heure – mais pas sans s’être auparavant assurée qu’il le trouverait à son goût. Qu'il lui retourne sa question la surprit quelque peu, et elle haussa un sourcil.

« Euh, oui. » La suite de sa phrase, qui devait plus ou moins ressembler à "Sinon j’aurais pas acheté ces beignets" resta en suspens, car il y avait une chance pour que Cal n’ait pas fait le rapprochement. « Je pense qu’on peut se tutoyer, tu crois pas ? »

À vrai dire, elle en avait assez de faire des ronds de jambes dans des antichambres qui se ressemblaient toutes pour des personnes aux sourires tous plus faux les uns que les autres. Ici, à Lòmëanor, avec ce garçon ? Il ne devait même pas savoir qui était les Chantevent, en plus d’avoir sensiblement le même âge qu’elle. Et peut-être s’agissait-il des convenances locales – après tout, et malgré toute l’éducation qu’elle avait pu recevoir à ce sujet, elle n’avait que peu d’expérience concernant les coutumes de ce nouveau continent – mais son intuition lui assurait que le jeune homme n’y verrait aucun mal.

« Je te demandais ça parce que j’ai acheté deux beignets, » reprit-elle en agitant doucement l’un d’entre eux, l’autre déjà calé entre les dents. Elle s’essuya distraitement le contour des lèvres après s’être autorisé une bouchée. « Eithne n’aime pas trop la nourriture bipède, mais si tu le veux, c’est bien meilleur quand c’est encore tiède ! »

Cal avait posé la question sur l’utilité de débattre pour connaître autrui autant par sincérité que par amusement : les deux se mêlaient agréablement, la malice masquant sans effort une réelle curiosité, rendant l’effort intellectuel léger – et facile à oublier, de l’extérieur. La réponse, ouverte sur un nouveau débat, fit pétiller son sourire et ses iris :

"C’est une réponse qui ne me surprend pas, mais elle me ravit" déclara avec bonne humeur l’aspirant.

On ne pouvait pas définir d’avance toutes les catégories de débats utiles et toutes celles dont on pouvait se passer : il fallait les goûter, au moins un peu, jauger le duelliste avec lequel on croiserait le fer oratoire, estimer sa propre envie de se lancer dans une joute verbale, fût-elle amicale.
Et heureusement. Si toutes les conversations avaient pu s’étiqueter à l’avance « intéressante », « fastidieuse » ou « utile », quel aurait été l’intérêt de les mener à bien ?

"Moi je pense qu’on pourrait avoir des Dragons Jade, ce serait intéressant ! D’ailleurs, à y réfléchir, je trouve que Murdoch est un Dragon Sables. Au pluriel, « sables »" précisa-t-il, les yeux pétillants d’un vernis d’humour sur son individualisme déchainé. "Parce qu’il est sable – au singulier, cette fois – comme l’héraldique sous sa forme de dragon et sable mais pas pareil, comme le sable blond de la plage, sous sa forme humaine."

Il était certain que le raisonnement aussi douteux qu’imagé ravirait le Noir tout aussi chaotique que lui. Avec un peu de chance, il ferait même lever les yeux au ciel à Ziem – ou les yeux à la mer, techniquement. Ou les yeux au ciel à travers la mer ? Ce serait un débat à lancer avec un natif du Kaerl Englouti, né et élevé sous le dôme.

Les mains dans les poches, il emboita le pas à ses compagnes de débat, se gorgeant l’air de rien de la vue de Lòmëanor. Il n’avait pas encore passé assez de temps loin du village pour qu’il lui manque vraiment : le Màr Luimë rutilait encore de nouveauté, de découvertes. Mais ce même éclat d’exotisme en faisait aussi un lieu d’aventure plus qu’un chez-lui – plus encore pour lui qui n’avait jamais vraiment quitté le village et ses alentours. Distraitement, il se demanda si les plantes que l’on déracinait pour les replanter plus loin ressentaient cela.

"Oui, depuis peu ! Enfin, pour l’aspiranat. Terreur est là depuis longtemps. Dis bonjour, Terreur."

Pas décidée du tout à sortir de son nid de laine pour une raison aussi futile que la politesse bipède, la dragonne-fée darda un minuscule bout de museau hors de l’écharpe de son maître, piailla en direction de Silindiel et envoya une pensée boudeuse à la dragonne turquoise – un salut mêlé d’un sentiment de « amwa » attaché à son Lié, qu’elle devait déjà partager (outrage s’il en était) avec Murdoch et une cohorte d’humains. Puis elle s’empressa de s’enfouir dans le col de Calenadh. Celui-ci adressa un sourire navré à ses compagnes :

"Elle est grincheuse à cause du froid, ce n’est pas contre vous. Elle vit l’hiver comme une sorte d’affront personnel qui s’acharne à revenir régulièrement la narguer."

Terreur aimait les étés chauds passés à se dorer les écailles au bord de l’eau ou dans un nid de terre chauffée par le soleil, les printemps où elle croquait dans toutes les jeunes pousses et dans les fruits avec un plaisir non dissimulé, les débuts d’automnes où on allumait les cheminées et où elle chassait libellules tardives et petits champignons mauves. L’hiver, en revanche, n’avait que son mépris et sa mauvaise humeur : il était scandaleux qu’une saison soit à la fois froide et sans framboises. Refermant son écharpe sur sa petite compagne, l’aspirant adressa un sourire tout de sincérité à Silindiel :

"Ça l’est ! C’est vraiment étrange : on dirait que le ciel est devenu liquide, et même la lumière prend un poids différent, sous le dôme. Puis on lève le nez en cherchant les constellations, et on trouve à la place les lampions de la place centrale et des nuées de petits poissons – ou de gros, parfois."

Pensif, il retourna ses souvenirs des derniers jours sous son crâne en quête d’une réponse fiable sur l’origine de la lumière. Il ne se l’était pas encore réellement posé, occupé dans un premier temps par le fait de se perdre avec délice puis de retrouver son chemin.

"Je n’ai pas posé la question, pour le sort, admit-il finalement. On a des cycles de jour et de nuit qui rythment la vie, ça j’en suis sûr. Peut-être que c’est un enchantement qui magnifie la lumière qui parvient jusqu’au Kaerl ? Parce qu’il doit y avoir un minimum de lumière naturelle, on a des plantes qui poussent, et elles ont besoin du soleil. Est-ce que vous avez l’effet inverse, au Kaerl Céleste ? Est-ce que le ciel a l’air plus près, vu d’en haut ? Est-ce que les oiseaux éclipsent les étoiles ?"

L’idée que les Kaerls demeurent fermés aux extérieurs, bien que tout à fait logique, frustrait déjà sa curiosité : il aurait voulu savoir à quoi ressemblaient ces petits mondes, comment les noyaux idéologiques avaient façonné les bulles de chaque camp de dragonnier. Un Màr d’ambitieux passionnés se construisait certainement différemment d’un Kaerl d’idéalistes, n’est-ce pas ? Aurait-il pu lire dans leurs architectures leurs valeurs, comme il distinguait l’ouverture d’esprit et la volonté de cohabiter gravées dans les façades de Lòmëanor ?

"Va pour le tutoiement. Et je veux bien pour le beignet, merci~"

Il accepta la pâtisserie tiède joyeusement, mordit dedans avec un son de contentement. La confiture de mûre avait gardé un goût de fin d’été mis en bocal, riche et juste acidulé comme il le fallait. Soigneusement, il détacha un bout imbibé de jus pour le tendre à Terreur : la dragonne-fée se fit bien moins prier pour sortir la tête, cette fois-ci.

"Vous êtes Liées depuis longtemps ? C’est quoi le conseil qui vous a le plus servi dans votre aspiranat ? Enfin, si c'est pas horriblement indiscret..."

° Et tu penses qu’il serait d’accord pour que tu l’appelles comme ça ? Si tant est que tu lui laisses le choix… Silindiel connaît un Elfe qui donne des surnoms aux autres mais qui se fiche bien de savoir s’ils plaisent ou non. °

Silindiel rendit à la petite Terreur son piaillement, frottant son nez dans sa propre écharpe avec un sourire ravi, comme pour lui montrer qu’elles n’étaient pas si différentes. De son côté, Eithne n’était pas certaine d’avoir correctement saisi l’émotion de la Dragonne-Fée, aussi lui retourna-t-elle le même genre de sentiment possessif en guise de présentation mais qui semblait cette fois désigner la Sang-Mêlé. La charmante créature n’avait aucune intention de participer à la conversation, préférant sans doute se laisser bercer bien à l’abri dans son nid improvisé – et la Chevalière Verte ne pouvait que la comprendre.

Silindiel balaya le sourire désolé du jeune homme, agitant une main empressée. « Elle a bien raison ! Je ne comprends pas pourquoi on devrait passer l’hiver à attendre le retour du printemps quand on pourrait migrer, comme les oiseaux. Avec un Dragon, ce serait très simple. Enfin, ça ne semble pas faire partie des coutumes locales… » Un soupir las accompagna cette conclusion, quelque part entre le dédain et… la résignation ? C’eût été mal la connaître. « Pour le moment ! » ajouta Silindiel, dissimulant dans la chaleur de ses mailles un sourire aux étranges accents prédateurs, à quelques bouchées près d’imposer au Kaerl Céleste – et, a fortiori, à tout Tol Orëa – de nouvelles règles de vie.

Abandonnant là ses curieuses ambitions, la Sang-Mêlé écouta plutôt la description que lui faisait le jeune homme de son Kaerl. Se laissant porter par ces images, elle ferma à demi les paupières, tentant de se figurer l’effet que cela ferait, de se promener sous un dôme au fond de l’océan. Elle s’imagina lever le nez pour voir passer un banc de poissons, un peu comme une nuée d’étourneaux, puis vit celui-ci se dissiper à l’approche d’une forme immense. Un requin ? Une baleine ? Silindiel secoua vivement la tête pour faire disparaître le mirage. Elle préférait les petits poissons et était beaucoup plus heureuse quand elle ne pensait pas aux monstres qui se cachaient – peut-être, certainement, elle n’avait pas envie de le savoir – dans les profondeurs sous-marines.

« Des plantes ? Sous l’eau ? » Cette fois, un éclat de rire enchanté lui échappa. « Ah, cette île est incroyable ! Ce doit être magnifique… »

Tout cela la faisait se demander à quoi avait pu ressembler le Màr Litsë, lorsque les Dragons peuplaient encore ses hautes cavernes, mais elle n’eut pas le temps de se perdre en conjectures car Cal la questionnait maintenant sur le Kaerl Céleste.  

« Non, pas vraiment. C’en est presque effrayant : comme si, plus on essayait de s’en approcher, plus il s’éloignait ! » expliqua-t-elle, levant un bras et plissant les yeux pour mieux observer le pâle azur hivernal à travers ses doigts écartés. « Et puis comme c’est très grand, on ne voit pas la terre en bas quand on se balade dans le Kaerl, même quand on monte au sommet des tours. Un de ces jours, lorsque Eithne volera mieux, on ira tout au bord pour regarder. Je serais aussi curieuse de savoir si on peut aller … eh bien, en-dessous. » Elle eut du mal à masquer l’enthousiasme mutin dans sa voix. « En tout cas, je penserai à regarder pour les oiseaux. Et je te dirai, si jamais on se recroise. »

Ce n’était pas une promesse formelle mais Silindiel ne parlait jamais pour dire des choses auxquelles elle ne croyait pas. Du coin de l’œil, elle observa Cal mordre dans le beignet et réprima autant que possible la satisfaction qui faisait frémir ses lèvres.

° Je suis née cet été, de la Dorée Rintrah. ° La Verte avait allongé le pas pour se rapprocher mais restait suffisamment en retrait pour ne pas avoir à se préoccuper de la place qu’elle occupait et du mouvement de ses ailes – elle ne savait pas rester immobile. La pensée fit momentanément apparaître dans l’espace partagé de leurs esprits l’image de la Reine et de sa Liée, vivants étendards aux couleurs du Màr Menel.

« Mais honnêtement, on se connaît depuis toujours… » précisa Silindiel sans chercher à contenir l’amour vibrant dans sa voix, coulant un regard tout de tendresse en direction de son Âme Sœur.

° Quand ça t’arrange. °
° Tu vois ? Sur le bout des doigts ! °

Eithne ne trouva rien de plus à répondre qu’une pensée incrédule qui amusa secrètement sa Liée : la Dragonne rejetait les démonstrations trop ouvertes d’affection parce qu’elle ne savait pas y répondre et était plus encline à tourner toutes ces choses en dérision.

La seconde question de Cal la concernait peut-être plus personnellement et Silindiel sentit son entrain naturel se figer face au grand tumulte d’émotions qu’elle avait choisi de laisser de côté en attendant un moment propice. Moment qu’elle avait ensuite pris soin d’éloigner toujours plus en s’impliquant corps et âme dans la moindre tâche, aussi triviale soit-elle.

« Hm, eh bien… ce n’est pas évident de n’en choisir qu’un ! » justifia-t-elle son embarras soudain. Son Aspiranat n’avait rien eu d’officiel. Elle n’était même pas certaine de pouvoir dire à quel moment exactement celui-ci avait débuté. Quand elle avait pu converser pour la première fois avec Euthymia ? Ou bien lorsque Sire Deimos lui avait appris des comptines sur l’histoire de Flarmya ? Sa seule certitude était que son apprentissage n’avait pas dû être tout à fait conventionnel.

Toujours perdue dans ses pensées, la Sang-Mêlé mordit dans le beignet comme elle aurait aimé planter ses dents dans ce sentiment latent de n’être qu’un imposteur – avec autant de détermination que d’aigreur. « Ne jamais faire confiance à un Dragon qui a le ventre vide. Et toujours vérifier deux fois que les sangles sont bien attachées avant de s’envoler. Mon Maître vérifiait trois fois, mais il est du genre tatillon et j’ai décidé qu’en faisant environ la moitié de tout ce qu’il me demandait, je m’en sortirais très bien. »

Les mots étaient sortis avant que Silindiel ait pu en réaliser la portée. Maintenant qu’elle les entendait de sa propre bouche, une forme de remord la saisit soudain et l’obligea à corriger son erreur. « Celui-ci n’est pas vraiment un très bon conseil. » La Sang-Mêlé interrompit sa marche le temps de poser les mains sur ses hanches et de pointer un menton décidé vers Cal, déclarant d’un ton faussement autoritaire : « Fais toujours ce que ton Maître te demande ! »

° Devant ta Triade, en tout cas. °

« Eithne ! » Le rire de la Verte résonna dans leur esprit, et déborda peut-être dans celui de quelques passants car un ou deux visages étonnés se tournèrent dans leur direction. Silindiel secoua la tête, levant brièvement les yeux au ciel avec un sourire amusé.

« Alors, qu’est-ce qui t’amène à Lòmëanor ? Tu connais bien la ville ? Et tu viens d’où, au fait ? »

Au Kaerl Céleste, Silindiel n’avait pas encore eu l’occasion de se faire des amis de son âge. Bien sûr, elle adorait le trio de Leysse et Selcot mais, que cela leur plaise ou non, et bien qu’ils n’en donnent pas toujours l’impression, ils étaient plus adultes qu’elle n’était capable de l’être. Elle nourrissait bien quelques projets concernant Asdrig de Galastden – tout ce qui manquait à son caractère pour enfin s’exprimer librement était la présence d’un catalyseur. Quant à Yarvin… Le garçon n’avait probablement pas eu l’enfance la plus saine qui soit, ce qui l’avait rendu particulièrement réservé et prudent. Il n’avait pas toujours l’air de comprendre les sollicitations de la Sang-Mêlé à son égard. De toute manière, il était l’Aspirant d’Eníredis et Silindiel n’était pas assez folle pour envisager une seule seconde de s’immiscer entre eux deux.

Alors, tandis qu’elle observait du coin de l’œil l’Aspirant Englouti, continuant d’avancer en direction du quartier des artisans, elle sentait son sang pulser d’anticipation, peut-être plus par habitude que par réelle intuition.