& Aodren del Hendrake & l'Empereur Noir Torak- Haut Représentant du Clan Dominant - Sa simple vue l’emplissait d’amertume, une aigreur brûlante bordée de haine. De le voir siéger à nouveau au Concile, en pleine possession de ses moyens, orgueilleusement assis à la droite du Seigneur Iskuvar, était d’une ironie sans nom. Cela n’avait jamais fait partie de ses plans, évidemment. Remâchant sa haine en silence, ses iris de cendre fixaient un regard peu amène sur Martel Dehlekna, anciennement exilé promis à une prompt peine de mort, et désormais Second du Màr Tàralöm.
Par deux fois le Moredhel l’avait humilié, ruinant ses projets pourtant soigneusement élaborés, et il accaparait depuis sa réhabilitation une bonne partie de l’attention, tant de ses pairs que des spectateurs du Concile, de plus en plus nombreux. Il n’enviait certes pas sa place, bien trop en vue à son goût. Aodren préférait exercer le pouvoir de manière moins évidente, plus subtile, plus cruelle parfois. Plus efficace.
Inutile de s’exposer autant quand on pouvait obtenir ce que l’on désirait depuis les lignes arrières. C’était ce qui faisait un bon général, selon lui. Martel Dehlekna était un ambitieux, désirant plus qu’il n’était en capacité d’obtenir, et c’était ce qui avait causé sa perte.
Le noble Fëalocë était jusque là parfaitement satisfait de son rôle actuel, en tant que Haut Représentant du Clan Dominant et Sang, il pouvait manipuler le cours des évènements à sa guise et en toute sécurité. Ceci … Jusqu’à la réapparition improbable du Moredhel et son élévation, encore plus impensable, au titre de Second. Il aurait du mourir ce jour-là, et Aodren contempler en toute justice la tête de son rival rouler à terre. Tout aurait été bien plus simple pour lui.
Seulement voilà, l’homme s’en était miraculeusement sorti, et à présent, les murmures ne faisaient que croître. L’expression sombre, son regard restait rivé sur le Second, ses doigts passant lentement sur sa courte barbe rousse.
Le Maître Noir vivait désormais avec la désagréable sensation qu’une cible invisible avait été peinte dans son dos. Il voyait les regards peser sur lui, glissant de l’un à l’autre, imaginant sans peine les spéculations, les pièces passer de main en main. Combien de temps faudrait-il à Martel Dehlekna pour acter sa vengeance et récupérer ce qui lui appartenait ? Son allégeance toute nouvelle envers les Valheriens ne trompait personne, pas plus que sa coopération bon gré mal gré avec son Clan d’adoption.
Le Moredhel avait beau avoir soutenu la nomination du Décurion Valherien Levon Narses au titre d’Archonte – une grossière erreur selon Aodren ; autant se passer lui-même la corde autour du cou – ses petits jeux de pouvoir permanents avec le Seigneur Iskuvar le criaient tout aussi bien que s’il l’avait énoncé de lui-même : le Moredhel restait un Dominant de coeur et d’esprit. Il ne se tenait à carreau que par obligation – fallait-il y voir l’ombre de Seregon ? – et non par conviction.
Alauwyr et Martel ne faisaient guère d’efforts non plus pour cacher leur détestation mutuelle, chacun essayant de prendre le dessus sur l’autre comme deux chiens se disputant un os.
Le danger entourait le Moredhel de toute part, au Concile, comme ailleurs. Iskuvar, Narses, Evumbrar ... Sa position était difficilement tenable dans la durée : le moindre faux pas, et ses nouveaux amis se retourneraient contre lui. Non, en vérité, s’il le haïssait et le méprisait de toutes les fibres de son être, Aodren ne jalousait pas la place de Second du Kaerl. D’eux deux, ce dernier était selon ses calculs, celui qui avait le plus à perdre.
Le Fëalocë entendait bien survivre et tirer son épingle du jeu : il allait pour cela devoir agir avant son adversaire. La loi du Kaerl le protégeait de toute action directe, mais d’autres voies étaient encore possibles ...
Détournant le regard sur Iskuvar, ses mains se crispèrent violemment l’une sur l’autre, une soudaine douleur naissant dans le creux de sa paume gauche au contact de sa lourde chevalière d’or rouge. Jurant intérieurement, Aodren sortit un mouchoir pour éponger le sang avant qu’il ne tache les parchemins, le parfum entêtant de sa magie emplissant ses sens. Le seul héritage direct de leurs lointains ancêtres Maudits que sa famille avait cultivé au cours des siècles, précieux et raffiné. Il allait devoir se montrer prudent et jouer finement sa partie s’il voulait parvenir à ses fins. Son alliance avec les del Aeran, et une partie du Clan Introverti à travers eux – était encore trop fragile pour qu’il puisse la mettre à profit à bon escient.
La séance du jour s’éternisait peu à peu, et le Haut Représentant s’agaçait, martelant staccato sur son accoudoir. Une fois de plus, quelle perte de temps !
Eléderkan Garaldhorf faisant entendre sa voix depuis déjà plusieurs minutes pour s’opposer à une proposition de Martel Dehlekna. Et Iskuvar se taisait, indéchiffrable, son habituel rictus accroché au coin des lèvres, semblant apprécier le spectacle.
Clairement, s’il lui fallait envier ou désirer une position – ou une certaine influence – c’était celle du Haut Inquisiteur.
Le Garaldhorf avait l’oreille et la confiance, au moins partielle, de son Seigneur. Il s’érigeait comme la voix de la raison, exposant les faits avec le détachement presque clinique qui le caractérisait si bien. Une parfaite froideur, en ce qui concernait Dehlekna, qui venait directement contredire les folles rumeurs d’une coalition entre les deux anciens alliés.
Aux yeux du Fëalocë, cependant, pour habituelle qu’elle soit venant d’Eléderkan Garaldhorf, une telle attitude sonnait paradoxalement trop … affectée, trop personnelle peut-être.
Son sixième sens le trompait rarement à ce sujet. Il y avait quelque chose entre les deux Elfes qui dépassait la simple divergence politique. S’ils n’étaient pas alliés, alors quoi ? Pouvait-il se servir de ce qui les opposait, les dresser plus franchement l'un contre l'autre ? Il lui faudrait à l'avenir garder un œil sur les agissements et relations du Haut Inquisiteur. Il s’occuperait de lui en temps voulu, mais il devait avant cela s’assurer qu’il ne se mettrait pas en travers de sa route.
En priorité, il lui était impératif de mettre un terme
définitif à la menace que représentait Dehlekna. Et c’est sur cette pensée qu’Iskuvar annonça enfin le terme de l’assemblée du jour, les Sangs se redressant les uns après les autres pour quitter les lieux. Ce n’était pas trop tôt ! Aodren n’était pas certain qu’il aurait été capable de se contenir cinq minutes de plus dans ces conditions.
Fourrant sèchement ses papiers entre les mains de son secrétaire – Ancelin, qu’il avait jugé bon d’emmener pour l’éduquer un peu, le garçon ne brillant hélas pas par la vivacité de son esprit – il lui fit signe de le suivre. Lui jetant un regard effaré, l’adolescent lui emboîta le pas, manquant de lui rentrer dedans lorsque le Maître Noir pila brusquement, juste à la sortie du Concile.
Impossible d'ignorer la voix de stentor qui venait de l'interpeller par dessus le brouhaha de la foule.
Croisant les bras, Aodren jeta par dessus son épaule un regard ennuyé à son interlocutrice, feignant d’avoir des affaires urgentes qui l’attendaient et ainsi peu de temps à lui consacrer. Que pouvait bien lui vouloir la femme soldat ? Décurion Etincelant, membre du Clan Introverti, ancienne Garde Embrasée, pour quiconque fréquentait la Fosse, sa réputation la précédait. A part le fait qu’Adhâvan était affecté à sa décurie, le Haut Représentant et elle ne fréquentaient assurément pas les mêmes cercles. Peut-être voulait-elle lui toucher deux mots au sujet de son serviteur ? Narses tout comme elle, tous deux semblaient trouver désobligeante son utilisation personnelle de leurs Verseurs de Sangs. Foutaises.
Quel était son nom déjà ? Orlaigh ?
Se tournant à demi pour lui faire face, avisant l’ombre grise dans le dos de la femme, il haussa un sourcil interrogateur, ressentant vibrer en lui l'avertissement silencieux de Torak.
« Maîtresse Orlaigh, c'est bien ça ? Il me semble que vous ne me laissez guère le choix. Une missive aurait peut-être suffit ? Je doute que ce que vous souhaitiez aborder avec moi soit si urgent ou important, que cela ait nécessité que vous vous déplaciez en personne pour venir à ma rencontre. »