[RP][Aux bains] Là où la marée nous dépose

Partie 1:

 
« Il doit sans doute exister des cartes des tunnels chez les Crocs d’argent, précisa Ta’imiti en désignant le tunnel qui s’ouvrait au pied de la chute d’eau, mais si tu veux y aller par toi-même, le seul qui soit relativement sûr est celui-ci. Mais les dragons ne voient pas forcément d’un bon œil que les bipèdes aillent se promener près de leurs nids, donc si tu veux aller voir de l’autre côté du rideau d’argent — c’est comme ça qu’on appelle la cascade — je te conseille encore de demander à la liée de ta maîtresse de t’y emmener. »
 
Comme pour ponctuer ces mots, le rideau se déchira avec fracas comme un grand bronze le fendit avec célérité, les survolant pour rejoindre le kaerl, le battement de ses ailes puissantes manquant de les renverser. Pourtant le pas de l’ondin prit un chemin autre que celui de la grotte humide, car le havre d’argent n’était pas leur destination. De toute façon, l’aspirant n’avait aucune envie de pénétrer dans ces tunnels. Être sous l’eau lui pesait déjà au quotidien, s’aventurer sur les terres n’était pas pour son plaisir, alors se promener sous terre… Sans façon, très peu pour lui.
 
« Les bains ne sont pas si loin, pas besoin de traverser le rideau. Mais si tu veux une cascade, tu seras servie. On y est presque, regarde plutôt. »
 
 
« Si tu as besoin d’autre chose, pose la question au comptoir, il devrait avoir ce qu’il te faut. Les vestiaires sont juste là, indiqua-t-il en désignant la porte à la dragonne nacrée, je te retrouve de l’autre côté. »
 

 
 
« Tu parlais des fleurs et des temples de Quarha, tout à l’heure, mais est-ce que ceci ne les vaut pas ? Et en prime, pas de bah’lir ici, lança-t-il d’une voix apaisée à la torhile lorsqu’elle l’eut rejoint, sans décrocher son regard du paysage marin de l’autre côté de la paroi transparente. Il ne faut pas te laisser aveugler par les joyeux les plus apparents ici, sinon tu risquerais de passer à côté de découvertes comme celle-ci. »

Ausra n'aurait pas eu l'idée d'aller voir les nids des dragons si ces derniers n'avaient pas été derrière une cascade. Dans tous les livres qu'elle avait lus étant plus jeune, les cascades cachaient des passages secrets, des coffres aux trésors, parfois l'entrée d'un autre monde. Elle ne s'en approcha pas, suivant les conseils de Ta'imiti, mais se pencha en arrière, ployant sur ses jambes pour tenter de glaner un aperçu des tunnels. Elle sursauta lorsque le dragon brun  fendit le rideau d'eau. Elle hocha la tête. Il fallait qu'elle demande à Iska de l'emmener visiter ce lieu! Mais cette dernière refuserait peut-être de lui faire visiter ce lieu, après tout elle n'était qu'une aspirante récemment arrivée au kaerl. Il lui faudrait préparer des arguments pour la convaincre, voire proposer un service en retour comme lorsqu'elle sollicitait l'aide des animaux.

Pas de cascade? Oh, dommage. Enfin...

Pas de lieu mystérieux caché derrière une cascade pour les bipèdes, donc. Ce privilège était réservé aux dragons. Ausra ne se sentait pas lésée pour autant. Elle disposait d'une chambre dans une tour faite de saphirs, après tout. Comment pourrait-elle seulement penser à se plaindre?Les créatures marines représentées sur les mosaïques n'étaient pas toutes connues de la jeune femme qui, malgré ses voyages, restait peu familière des côtes et des océans. Elle ignorait que les coquillages pouvaient prendre toutes ces formes! Et il ne s'agissait que d'une mosaïque ornementale, qui ne représentait sans doute pas toute la variété des coquillages. Ausra regretta de ne pas posséder la capacité de respirer sous l'eau comme les poissons. Elle aurait alors pu explorer les océans comme elle avait commencé à explorer les continents.

Elle saisit la serviette que Ta'imiti lui tendit et passa la porte du vestiaire des dames. Par pur réflexe, comme à chaque fois qu'elle passait une porte, elle baissa la tête. Mais ici, tout était à sa taille. Près des dragons, elle avait l'impression de réellement mériter son surnom de "p'tite". Elle se sépara de ses habits, y compris de sa précieuse écharpe en tissu. Ses longs cheveux dénoués lui semblaient soudain poussiéreux dans cette atmosphère aux senteurs marines. Elle se sentait comme une motte de terre projetée dans une source claire. Mais Ta'imiti avait parlé de cascades, et elle avait hâte de s'y rendre! Elle s'empressa d'attacher sa serviette autour de sa taille et de quitter les vestiaires en direction des bains.

Sans ses bandages de tissu pour maintenir ses seins en place, elle ne pouvait se déplacer trop vite sans qu'ils ne se rappellent douloureusement à son souvenir. Comme il était étrange de s'habituer ainsi à porter des vêtements au point de se sentir si maladroite quand on n'en portait plus aucun! Elle avança donc à pas mesurés vers la cascade où elle rinça ses cheveux. Elle rejoint Ta'imiti ensuite. C'est alors qu'elle remarqua les poissons.

Ah, ce sont deux milieux différents, on ne peut pas les comparer comme ça! fit Ausra en secouant la tête. Mais il est vrai que ce spectacle est magnifique! Je me demande s'ils peuvent nous voir d'où ils se trouvent. Je ne sais même pas quels types de pensées ils ont. Les autres espèces, je peux les comprendre, mais je ne suis pas faite pour écouter sous l'eau, moi!
Elle pouffa, avant d'ajouter:
Je ne sais pas si j'en avais parlé, mais je comprends le langage des animaux. C'est...une de mes particularités. J'en ai d'autres.

L'eau apaisa toutes les douleurs qu'Ausra avait oubliées, les égratignures sur ses mains, les bleus sur ses jambes et sur ses côtes, ses pieds meurtris d'avoir été ainsi enserrés dans ses bottes...

Tandis que l’ondin se délassait dans l’eau paisible, sa compagne le rejoignit bientôt. Ses cheveux détachés, libres sur ses épaules nues, lui donnaient un air bien différent. La musculature marquée et les quelques cicatrices qui lardaient son cuir de trace claire soulignaient la teinte de sa peau, à laquelle il n’avait d’abord prêté que peu d’attention. Si gens de mer et paysans avaient souvent, pour les humains tout du moins, le teint hâlé par le soleil, la peau d’Ausra arborait cette même teinte de sienne sur tout son corps, qu’il fut baigné ou abrité de la lumière de midi. Ainsi révélée, ses formes libérées, elle paraissait tout à la fois plus puissante et plus féminine, parangon d’amazone. Il l’observa approcher sans mot dire, notant distraitement dans un recoin de son esprit ces rapides observations. Sans doute la douleur de l’entraînement matinal avait-il cet effet secondaire qu’il avait affûté ses sens aux forces et faiblesses de ceux qu’ils rencontraient, des fois qu’ils fussent nouveaux adversaires. Il ne serait guère surprenant, d’ailleurs, que ce fusse été là l’intention d’Erhali.
Ausra s’assit à ses côtés, peau de terre et peau d’écume, et ses cheveux vinrent du bassin noircir la surface, tel un lac sombre au sein d’une mer d’azur. On aurait pu croire que son héritage torhil eût voulu changer l’eau en terre, même ici, au fond des océans.

« Je ne sais pas si j'en avais parlé, confia la demoiselle en riant, mais je comprends le langage des animaux »

Le jeune homme demeura un instant interdit par cette révélation, qui paraissait si simple à Ausra. Le Don était, à ses yeux, chose des plus intimes, et tous ne s’en ouvraient pas avec une telle facilité. Lui-même n’avait confié le sien que dans le secret de sa triade, ainsi évidemment qu’à cette amie dont il partageait la musique. Cette torhile lui apparaissait soit très confiante, soit très naïve.
La surprise passée, l’incrédulité néanmoins demeurait. Certes, il s’était parfois surpris, alors que son regard s’égarait, à imaginer quelques mots dans les pleurs des goélands et une voix dans le piaulement du grand albatros. Mais jamais n’avait-il pensé qu’animal ne puisse s’exprimer aux hommes plus directement qu’en pointant de son vol les vents ou de sa nage les courants. Il prit le temps de méditer les implications d’un tel pouvoir avant de, finalement, demander :

« Et que disent-ils ? Est-ce qu’ils te parlent comme des humains ? »

Quelle cacophonie ce devait être, aux oreilles de la jeune femme, si chaque voix animale se faisait tout à coup audible sous les flots. Bon nageur, parfois plongeur, Ta’imiti avait l’habitude du sonore silence qui régnait sous la surface, dans le bleu de l’océan. Au delà, évidemment, de l’éternel orchestre. Car les sons y portaient plus loin que l’on ne pouvait l’espérer, et le clapotis de la berge berçait le voyageur sous-marin aussi sûrement que le bruissement de l’herbier voisin.

« Écouter sous l’eau n’est pourtant pas difficile, confia-t-il un brin rêveur, et plutôt agréable. En revanche, il faut un peu d’attention pour comprendre ce que l’on entend. Mais si on y arrive, on a apprend un tas de choses. C’est une mélodie que j’aime beaucoup, mais il faudrait traverser le dôme pour ça... »

Des yeux, il suivait un banc de bécunes qui passaient par delà la paroi protectrice, vaisseaux d’argents qui fendaient les eaux. Il tût à Ausra ce qu’il entendait, lui-même, car malgré la confiance qu’elle lui accordait il ne saurait comment lui expliquer. Il aurait pu dire comprendre le langage de l’océan comme elle comprenait celui des animaux, mais il doutait que quiconque puisse réellement mesurer la portée de ces mots. Sinon pour gabiers et dragons.

N'ayant pas d'écharpe à tirailler entre ses doigts, Ausra se mit à enrouler et dérouler une mèche de ses cheveux mouillés autour de son index. Il n'était pas aisé d'expliquer à quelqu'un ce qui lui semblait si naturel! Mais c'était là une des conséquences au fait de ne plus avoir besoin de cacher son secret: les gens lui posaient des questions à ce sujet. La liberté avait toujours un prix, et heureusement cette liberté là ne se payait pas très cher pour l'instant.

C'est un peu plus compliqué que cela, expliqua-t-elle. Lorsque j'entends un animal, mes oreilles perçoivent la même chose que n'importe qui d'autre n'ayant pas perdu l'ouïe. Par exemple, les loups qui hurlent la nuit et se répondent entre eux, j'entends leur hurlement de la même manière que les autres. Mais je suis capable de comprendre le sens de ces cris. Donc si je dors sous la tente, je suis capable de savoir s'ils vont venir vers moi où si je peux dormir tranquille.

Ausra aurait pu continuer à expliquer dans les moindre détails la manière dont se manifestait ce curieux don avec lequel elle vivait depuis son adolescence. Elle l'aurait même fait avec joie, car il existait peu de sujets qui n'éveillaient pas sa curiosité, et elle apprenait toujours énormément lorsqu'elle discutait avec d'autres personnes. Mais quelque chose dans l'atmosphère des bains tempérait quelque peu son caractère volubile. Etait-ce la chaleur de l'eau qui l'enveloppait jusqu'aux épaules et faisait flotter ses cheveux autour d'elle comme des algues brunes? Ou était-ce plutôt l'odeur iodée qui emplissait ses poumons, mêlée à celle de la pierre humide commune à toutes les saisons des pluies? A moins que cela ne soit la mélodie de l'eau versée par les cascades, qui colorait l'atmosphère de ses tons bleu-vert iridescents qu'Ausra était la seule à percevoir? Quoi qu'il en fut, la jeune femme ne poursuivit pas son explication en détaillant les espèces qu'elle comprenait, celles qu'elle ne comprenait pas, ni ses hypothèses sur la raison de cet état de fait. Elle se contenta simplement de résumer:

Je ne comprends pas toutes les espèces, mais certaines m'ont bien rendu service!

Ta'imiti lui parut nostalgique du son des océans. Cela n'avait rien d'anormal pour un marin. La jeune femme lui envia cette nostalgie, car ses propres voyages en mer ne lui avaient pas laissé d'aussi bons souvenirs. Oh, elle avait aimé ces voyages, et elle avait appris tant de choses sur ce milieu qui était si étranger aux siens! Mais elle avait souvent perçu dans la voix des marins à terre une couleur différente lorsqu'ils parlaient de repartir en mer. Et chaque fois qu'elle avait perçu cette nuance, elle avait compris un peu plus qu'elle était une fille de la terre. Cette nostalgie, elle la ressentirait certainement si elle devait se rappeler des forêts d'Undomë et du Vaendark. Mais l'appel de la mer lui resterait étranger.

Ecouter sous l'eau?

Elle hocha la tête, le regard perdu à la surface de l'onde. Puis elle fléchit ses jambes et se laissa couler, après avoir pris une bonne inspiration et pincé son nez de son pouce et son index. L'espace d'une dizaine de secondes, elle fut totalement submergée, ses cheveux continuant de se prendre pour un buisson d'algues au-dessus de sa tête. Et elle écouta. Si les poissons avaient parlé près d'elle, elle n'avait rien entendu. La faune sous-marine semblait au delà de son don de compréhension. En revanche, les clapotis de l'eau avaient changé de couleur. Ils étaient toujours irisés, mais d'un blanc argenté semblable à la couleur des cheveux de Ta'imiti. Elle comprit alors que c'était la surface qui colorait le son de l'eau. Les ondins, avec leurs nuances argentées, étaient simplement en accord avec l'océan lui-même.Lorsqu'elle refit surface, la jeune femme dut retirer une par une les mèches de cheveux qui s'étaient collées sur son visage.

C'est très joli, en effet! dit-elle. C'est presque aussi tranquille que la forêt en été, à l'abri de Solyae lorsqu'il est trop brillant!

Les questions de Ta’imiti semblaient mettre la torhile mal à l’aise, et ses mains s'entortillaient dans sa chevelure alors qu’elle cherchait ses mots. Sans doute n’était-ce pas tant la curiosité qui la dérangeait que la difficulté de l’exercice. Car le Don est chose bien étrange, qui échappe bien souvent à la parole. L’attitude d’Ausra n’était pas sans évoquer le malaise que lui-même et Jorgga avaient exprimés lorsqu’ils avaient tenté, bien maladroitement, d’expliquer l’un et l’autre ces pouvoirs ineffables. Etait-ce là le grand jeu de Mistra et Flarmya que de contempler la gêne des mortels ?
Après quelques errances, la jeune femme finit tout de même par lui expliquer la nature de cet étrange langage qu’elle partageaient avec tous les êtres qui volent et marchent d’un bout à l’autre du Rhaeg. De manière semblable à ce qu’il faisait lui-même, son don semblait donner un second sens aux sons alentour, qu’elle seule pouvait comprendre. Tout comme son propre talent, celui-ci semblait accompagner la torhile depuis si longtemps qu’il paraissait, dans ces mots, chose ordinaire pour elle.

« Ton don est plutôt pratique, j’imagine, commenta-t-il sans jugement, alors qu’on en voit souvent qui ne sont utilisés de façon frivole. Il y a une maîtresse verte qui s’amuse à faire apparaître de la bruine, par exemple…
» Est-ce que tu crois que Mystra nous a donné ces pouvoirs pour une raison ? »

L’ondin ne put s’empêcher de remarquer comme la jeune femme, agitée telle une enfant dans un corps adulte, s’était quelque peu assagie depuis que tous deux avaient rejoint les bains. Elle qui sautait de découvertes en questions quelques instants auparavant semblait à présent moins impatiente de paroles. Etaient-ce là le pouvoir rassérénant de ces bains coupés du monde ? Ou la puissante torhile se faisait-elle plus discrète du fait de l’évocation de son don, ce pouvoir intime dont elle découvrait tout récemment la nature véritable ? Ne souhaitant pas gêner davantage sa camarade, Ta’imiti choisit de ne point davantage insister sur la question.
Il observa plutôt, non sans amusement, la femme qui se préparait à plonger avec moult exagération. Il y avait, encore une fois, dans ses manières des élans enfantins. Tous les aspirants avaient-ils la même attitude d’infantile émerveillement lors de leurs premiers pas sur le continent oublié ? Lui revinrent en mémoire ses propres jeux d’enfants, dans le lointain de son archipel natal, lorsque trois bambins compétaient à s’enfoncer sous l’onde plus longtemps ou plus profondément que son voisin, ou à en ramener le coquillage le plus coloré. Il se demandait si les natifs du kaerl avaient pareil jeu. Rares étaient ceux qu’il avait croisé sur la grande plage, loin au dessus du dôme, et nul enfant. Et pour tout merveilleux qu’ils étaient, les bassins n’avaient pas la faune qui alimentait ses jeux d’enfants. Sans compter la présence intimidante des colosses écailleux qui se délassaient avec leurs liés et n’auraient, sans doute, pas apprécié que l’on trouble le calme du lieu.
Mais Ausra revenait au monde de la surface, crevant ses réflexions comme elle creva l’onde. Et tandis qu’elle parlait, Ta’imiti riait discrètement de la voir dégager son visage, non sans mal, de la végétation chevelue qui s’y accrochait au sortir de l’eau.

« Je n'ai jamais été dans une forêt, avoua l'ondin, plus calmement, lorsqu’elle eut fini de discipliner ses cheveux, donc je te crois sur parole. Il y en avait peu, là où j’ai grandi. C’est dans ce genre de paysages que tu vivais, avant ? »

Ta’imiti avait rencontré bien des voyageurs, mais toujours en bord de mer. Et si lui-même pouvait raconter les merveilles des océans et rivages du Rhaeg, il ne connaissait que trop peu la réalité qui se cachait à seulement quelques encablures à l’intérieur des terres. Même ici, à Tol Orëa, il n’avait pas pris le temps de procéder à pareille exploration. Ses permissions étaient trop rares pour qu’il ait pu s’aventurer sur la route du continent pour l'instant...

Faire de la bruine ne semblait pas si frivole que cela à Ausra. Cela pouvait se révéler salvateur en période de sécheresse, tout comme cela pouvait procurer une diversion bienvenue en situation d'urgence.

Oh, il m'arrive de m'en servir pour des raisons frivoles! avoua Ausra en pouffant. J'aime bien écouter les rats qui se disputent par exemple. Souvent, ils se disputent pour de la nourriture, et ça me permet de savoir où chiper des casse-croûtes.

Quant à la question du sens de son don, elle fit sourire Ausra tout en faisant rouler ses yeux vers le haut.

Mon frère disait que j'avais reçu ce don pour protéger les créatures de Gaïa. Mais c'est compliqué, parce que nous sommes tous ses enfants. Les proies ont le droit d'exister tout comme les prédateurs. Alors je m'en sers pour protéger une enfant de Gaïa en particulier.

Elle se désigna du doigt avant d'ajouter:

Et ceux qui me paient pour que je le fasse bien entendu. Sauf si c'est des braconniers ou d'autres dangers du même genre. Certains tuent proie, prédateur et fourrage avec leurs actions.

Lorsqu'elle émergea à nouveau de l'eau, Ausra remarqua que Ta'imiti riait de la voir couverte de ses propres cheveux. Elle imagina alors ce qu'il avait du voir: une espèce de monstre des marais au visage couvert d'algues brunes. Et elle pouffa à son tour. Lorsqu'elle serait seule avec un miroir, elle tenterait de reconstituer la scène pour voir de quoi elle avait eu l'air. En attendant, elle se contenta de sa satisfaction d'avoir fait rire son camarade aspirant.

Il n'avait jamais vu de forêt? Ausra faillit écarquiller les yeux, mais elle se souvint que l'ondin venait d'Ys et qu'elle avait visité Ys. Il n'y avait pas de forêt là-bas. On y vivait exposé à Ouranos en permanence. Pour Ausra, c'était oppressant, un peu comme n'avoir nulle part où se cacher.

Pas seulement, expliqua-t-elle. Il y avait des forêts mais aussi des lacs, des prairies aussi. La forêt, c'était là où ma famille chassait le plus souvent, alors je la connais bien. Être dans la forêt, c'est un peu comme être sous l'eau finalement: c'est un autre monde qui n'est pas fait pour nous mais on peut y passer un peu de temps.

La forêt n'était pas seulement un lieu de chasse, de cueillette ou de quiétude, et Ausra le savait depuis sa plus tendre enfance. La forêt, c'était aussi un piège qui se refermait sur les imprudents. C'est d'ailleurs pour cela que des gens payaient des mercenaires comme elle pour en traverser les parties les plus dangereuses.

Tu n'as pas vu de forêt, mais tu as du voir d'autres choses en voyageant sur ton navire! demanda Ausra. Tu connais des îles non cartographiées?

Le sourire d'Ausra s'élargit. Si Tol Orea n'apparaissait sur aucune carte, alors d'autres lieux cachés devaient également exister! Et qui de mieux pour les découvrir qu'un marin?

Les réflexions de l’ondin ne semblaient pas du goût de la torhile, à en croire son regard éloquent vers les cieux. Elle avait l’âme libre tandis que lui, trop sérieux sans doute, évaluait et analysait chaque chose que se présentait sous son regard perçant. Il ne pouvait s’empêcher, à plus forte raison depuis son arrivée sur le continent, sur les raisons de ces dons de Mistra.

« Je ne dirais pas qu’il s’agit là de frivolité de ta part, pour le coup. Ce n’est pas utiliser ton don pour amuser la galerie ou jouer un mauvais tour, juste pour écouter. C’est comme regarder un coucher de soleil, personne ne pourrait te le reprocher.
» Je n’y connais rien en littérature, mais j’ai déjà entendu dire des poètes qu’ils voyaient le monde avec des yeux différents. Ton don est peut-être comparable à ça, pour ses côtés moins “utiles”, tu ne crois pas ? »

Ta’imiti ne s’était jamais réellement posé la question de la place d’un animal ou d’un autre comme proie ou prédateur. En mer, ceux qui nagent trop près de la surface deviennent proies désignées, pour le marin comme l’oiseau, tandis que le poisson prudent reste à l’abri du bleu profond. Ainsi en était la logique. Lui-même n’avait presque jamais chassé et, s’il avait souvent pêché à la ligne, c’était davantage pour passer le temps et pour ne pas vider trop vite les réserves de l’équipage que par réel intérêt.

« Tu n’as jamais usé de ton don pour chasser ? J’imagine que tu pourrais avoir quelques informations utiles de la bouche de certains pour te guider dans ta traque. »

Parler de chasse l’intéressait peu, à vrai dire, mais il savait que c’était une pratique plus que courante dans les terres de la jeune femme. Et c’était l’approche pratique qui l’intéressait davantage. Liée, Ausra pourrait devenir une recrue de choix pour les crocs d’argent. Une guerrière capable de s’entretenir avec les volées sauvages, possédant alors mille yeux sur le champ de bataille, voilà une perspective qui intéresserait certainement bien des officiers. Terrifiant… Malgré les entraînements guerriers avec Sobêek, Ta’imiti avait toujours réussi à se tenir à l’écart des instances militaires qui, s’il respectait leur travail de maintien de l’ordre, ne lui inspirait guère confiance en tant que forces d’expédition. Encore qu’il était moins à en dire les concernant que pour les autres armées de Tol Orëa, moins défensives…
Mais du passé de la torhile, c’était ses voyages qui intéressaient davantage l’ondin. Les mercenaires n’étaient pas choses courantes en mer, car un marin expérimenté était toujours bien plus précieux qu’un combattant face aux menaces de la mer : qu’il faille fuir des pirates ou affronter le gros temps, mieux vaut savoir barrer que manier une arme. Et quand bien même affrontement aurait lieu, chacun à bord se battrait coude contre coude. De la bouche des vogueurs de routes, en revanche, il avait entendu parler de dangers plus nombreux, mais il n’avait jamais été complètement sûr du crédit qu’il fallait leur porter. Dans les tavernes, les récits sont enivrés et teinté d’exagération…

« Alors tu voyageais d’un bout à l’autre du Rhaeg pour faire protéger un client ou un autre du danger ? Qui paient tes services, habituellement ? Des marchands sur les routes, là où le danger est certain, ou plutôt des notables qui veulent une présence rassurante ou intimidante à leurs côtés ? »

Il nota comme la surprise passa brièvement sur le visage de l’aspirante à la mention des îles nues d’Ys. Enfant, il avait considéré forêt interminable les arbres qui verdoyaient sur le flanc sud du cap de Reva où il avait grandi, car c’était Puko’ini après tout, l’île de bois en yssien. Plus grand, il avait appris que l’on appelait ces coteaux le bois des Siles, et qu’il n’était qu’un bosquet parmi d’autres sur cette île, de loin la plus arborée de tout l’archipel. Puis il avait pris la mer, et sur des berges plus lointaines il avait compris ce qu’était une forêt, sombre et profonde. Les îlots d’arbustes et de troncs malmenés par les vents d’Ys étaient trop peu touffus pour être appelés de la sorte. Quant à ce qu’il avait vu ailleurs… La mer, infinie et envoûtante, les côtes qui défilent à quelques lieues, des ports animés, puis la mer encore et toujours.

« Beaucoup d’îles ne figurent pas sur les cartes, c’est sûr. Mais ne va pas t’emporter, la plupart ne sont que des bandes de sable dépourvues d’eau ou des rochers stériles. Celles qui ont un peu d’intérêt, le long des grandes voies, sont généralement bien connues. Certains y laissent même quelques bouteilles et provisions à destination des prochains à passer, parfois. Quand elles ne sont pas habitées.
» Mais quand on s’éloigne des voies de commerce, on peut faire quelques curieuses découvertes, en effet. Je n’ai fait que quelques voyages dans ces zones perdues, parce qu’elles ne sont pas forcément très intéressantes - sauf pour certaines pêches… Par contre, j’ai pu étudier les cartes du capitaine de la Fiancée des vagues, qui m’a conduit ici. Il a ajouté tellement d’îlots et de détails nouveaux que par endroit on reconnaît à peine les contours des cartes habituelles. »

Peut-être l’ondin retournerait-ils aux cartes et aux mers invoguées, une fois libéré de ses engagements auprès d’Erhali. Même ici, dans l’eau sous les eaux, il entendait murmurer le souffle du large qui grossissait comme la lumière déclinait, au dehors. Cette nuit, le vent rugirait sur la baie mal nommée.

Ausra acquiesça. Voir le monde avec des yeux différents, elle avait son don pour cela mais aussi son "autre" don, celui qui ne venait pas de Mystra. Qui pouvait être responsable de sa capacité à voir les couleurs des sons? Gaïa? Solyae?

Oh si! J'ai souvent traité avec des corbeaux pour trouver du gibier. Les loups font la même chose, d'ailleurs! Ils suivent les cris des corbeaux pour trouver des proies ou des carcasses fraîches et en échange ils les laissent se servir

Mais les loups et les corbeaux ne se comprenaient pas directement, alors les oiseaux devaient parfois faire preuve de patience pour que les canidés comprennent leur signaux. Comme elle avait ri la première fois où elle avait entendu un corbeau perdre patience et croasser "stupides cabots" au sommet d'un arbre! Elle avait ri en silence avant de filer pour échapper aux dits "stupides cabots", mais elle avait bien ri!

En général, c'est plutôt des marchands qui ont besoin de quelqu'un pour les guider à travers les territoires un peu plus sauvages. Je suis encore trop jeune pour que les notables fassent appel à moi seule, mes seuls travaux de protection étaient avec ma mentor.

De toute façon, Ausra savait que sa présence ne serait intimidante que dans des lieux où les torhils n'étaient pas nombreux. On ne demanderait jamais à la plus petite des torhiles de faire peur aux plus grands.Elle perdit son sourire l'espace d'un instant lorsque Ta'imiti lui décrivit les îles non cartographiées comme de simples rochers stériles ou des bandes de sable. Mais elle le retrouva lorsqu'il évoqua les échanges de bons procédés entre marins qui laissaient des vivres pour les prochains voyageurs sur certaines de ces îles. Elle imagina un réseau maritime connu des marins seuls, qui s'échangeaient des messages et des biens par le biais de lieux auxquels eux seuls pouvaient accéder. Puis elle imagina les oiseaux qui profitaient de ces bouts de surface pour trouver du répit, les dragons qui se laissaient réchauffer par les rayons de Solyae sur les bancs de sable.

C'est vraiment tout un Rhaeg en parallèle de notre Rhaeg! dit-elle. Comme les voyages me manquent! J'ai hâte de pouvoir reprendre la route. Mais si je ne suis pas assez patiente, je ne rencontrerai pas ma dragonne! J'espère qu'elle ne sera pas casanière. Imagine un peu! Je fais ce sacrifice pour elle, et elle me récompenserait comme ça?

Elle sourit et s'enfonça un peu dans l'eau. Elle laissa ses cheveux s'enrouler autour du bas de son visage, remplaçant l'écharpe qu'elle ne portait pas.

Et toi? Tu l'imagines comment, ton futur lié?