[RP] Pages à pages

Dans ce lieu solennel vibrait l'aura de la tranquillité commune aux temples et sanctuaires vénérés. Seul chantait le murmure du vent courant entre les innombrables étagères de la bibliothèques, se glissant malicieusement entre les reliures épaisses et marqués des fabuleux ouvrages ici protégés. Le calme reposant de cette atmosphère à demie endormie enchantait de ses bienfaits ceux qui acceptaient de siéger en son sein en quête éternelle de la connaissance, victimes du démon de la curiosité. Sur les longues tables disposées au cœur de l'édifice, sillonnant dans les allées principales délimitées par les imposantes armoires, se dessinait la lueur de Solyae inondant de ses échardes matinales les entrailles de ce dernier. Sous son regard se précisaient les aspérités et défauts d'un bois ancien longuement sollicité dont le sombre éclat boisé contrastait avec le reflet  scintillant de son vernie. A sa lumière se déversant par l'encadrement des nombreuses fenêtres se devinait la poussière, jusqu'alors oubliée sur d'anciens ouvrages que trop peu compulsés, qui alors retombait mollement au sol lorsque ce ceux ci se voyaient enfin remués, comme s'il s'agissait là de la neige des mémoires de ceux ayant rédigé ces derniers.

Au 4ième jour de  Isashaniku, alors que l'astre diurne ne rayonnait que depuis quelques heures, la vie ne grouillait pas vraiment entre les nombreux meubles encombrés du savoir du royaume. Rares étaient ceux pouvant aussi vite se détacher de la douce caresse d'un oreiller moelleux pour lui préférer le grain épais des vielles pages agrémentées d'un subtil parfum de vieux. Mais qu'ils soient peu ne signifiait aucunement que cela n'arrivait jamais, comme en ce jour ou par le feulement de pages animées se manifestait enfin un semblant de vie.
Un écho capricieux à la régularité plutôt relative résonnait entre les murs, tantôt marquant les secondes avant de s'absenter de longues minutes puis de se relancer frénétique. Il fallait admettre aussi que l'artiste en charge avait parfois le plus grand mal pour déchiffrer sa partition. Il se tenait posé sur l'un des épais banc de bois posé au centre de l'immense pièce, caché entre les armoires, penché au dessus de la table et accoudé à celle ci. Autour de lui s'arrangeait une petite muraille d'ouvrages que Yarvin avait lui même soigneusement dressé. Sur sa droite montait une petite pile,en face de lui reposait un grimoire les pages à nue tandis qu'un se tenait adossé à autre lui aussi grand ouvert également.

L'index battant le rythme nonchalamment tandis que de sa main gauche il parcourait les secrets d'un épais livre , Yarvin laissait son œil glisser  lascivement sur le papier un sourcil levé frustré face à tant de difficulté. Il en était alors à son premier jour passé entres ces trésors de connaissances, enfin libéré de ces sempiternelles rencontres mondaines ou protocolaires. Depuis qu'il avait posé le pieds sur cette citadelle trônant dans les cieux , son cœur n'avait eu de cesse de réclamer qu'il le guide dans ce sanctuaire de rêve. Lui qui n'avait concéder suivre cette étrange demoiselle d’albâtre et son monstre d'émeraude uniquement sous la promesse faite d'avoir accès au savoir quasi infini du Kaerl, se voyait aujourd'hui enfin récompensé mais de quelle drôle de façon.

Aux premières lueurs, il s'en était allé prestement impatient de pouvoir explorer cet incroyable dédale de pages qu'il n'avait qu'entre aperçus quelques jours plutôt en présence de son nouveau maître. Elle ne leur avait fait faire alors qu'un succin tour du propriétaire. Le charme avait, malgré cela et sans grande surprise, immédiatement opéré chez lui qui se rêvait alors déjà trouver ici plus qu'il n'aurait jamais souhaité. Pour preuve de son impatience la faim de son ventre s'était vu surclassée par son appétit intellectuel, ceci expliquant les quelques bruits d’estomac gargouillant qui résonnaient parfois entre deux paragraphes au sens abscons.

Ainsi pressé de débarquer et de dévaliser les étagères de leurs secrets il n'en fut cependant que plus rapidement déboussolé face à cette résistance qu'il n'avait pas su prévoir. Yarvin mue par l'excitation et de stresse n'avait certainement pas envisagé la complexité de certains traités ou juste imaginer une barrière lié au vocabulaire employé, qui par moment ne correspondait nullement à ce qu'il avait déjà rencontré et appris dans les livres de son ancien mentor. La joie s'était quelque peu estompée pour finalement laisser apparaître une maigre déception bien que celle ci ne se voyait qu'être une goutte d'eau sur le feu de son désir d'apprendre toujours intact. Un peu comme s'il sentait une perle froide glisser le long de son dos épais, déplaisant mais en rien insurmontable.

L'oeil buttant sur le nom imprononçable d'une variété d'herbacées dont il jurait reconnaître les différent effets, Yarvin soupira avant de se tourner au dessus du second ouvrage calé sur sa gauche, en quête d’éclaircissement. De ses lèvres gercées s’échappa une fine volute de vapeur, la présence de Solyae ne suffisant pas à chasser l’étau glacial de l'hiver pesant sur la citadelle des cieux par ce petit matin de début d'année. En bon garçon réfléchis Yarvin avait heureusement anticipé ce désagrément et d'une main engourdie, réajusta l'épais manteau qu'il portait sur ses larges épaules. Il ne lui manquait finalement pas grand chose pour être parfaitement à son aise. Éventuellement un petit bol de lait de chèvre agrémenté de miel bien chaud aurait été parfait, il n'était hélas pas envisageable pour Yarvin de boire ainsi entouré de livres aussi fragiles et précieux. L'idée une fois planté dans son esprit poussa malgré tout son estomac à gronder une fois de plus, mécontent d'être autant négligé au profit du cerveau qui lui ne savait plus que faire face à tant de nouvelles connaissances.

Cette mâtiné allait être dédiée pour lui à se préparer pour ses prochaines explorations littéraires, identifier les futurs défis qui allaient se dresser sur le chemin de sa quête et s'il le pouvait se dégoter les outils adéquats pour les surmonter. Le temps lui était compté car après cela sa journée se voyait déjà réservée en grande partit, son après midi se voyant déjà accaparé par son nouveau cursus d'aspirant. Il n'avait pas le luxe de chômer.

Aspiré par ses tortueuses réflexions et l'esprit charmé par le mystère entourant les nombreuses lignes étalées sous son regard, il fallut quelques généreuses secondes au garçon avant de constater l'expression coite de l'épais torhil, dépassant de loin en taille son édifice d'ouvrages. Tous deux partagèrent un instant de stupéfaction, bien que plus bref pour le nouvel arrivant qui reprit bien vite contenance, puis s'empressa de se fendre d'une légère salutation.
Yarvin ne sut en retour que bégayer de tristes onomatopées, ne s'attendant absolument pas à se faire ainsi surprendre de la sorte. Il observait le monticule de livres alors amoncelés tout autour de lui, un peu désordonné, honteux qu'il était d'avoir autant pris ses aises. Les vieux réflexes revinrent aussitôt à la charge.

« Toutes mes excuses pour le bazar. Je pensais être seul. »

Encore une piètre phrase lancée sous le coup de la panique pour laquelle il se serait bien giflé. L'homme en face de lui ne le lui en avait pourtant nullement tenu rigueur, et avait bien au contraire préféré lui exprimer son soutient si besoin. Yarvin, la mine penaude et le teint rougeoyant, se pencha au-dessus du livre qu'il compulsait jusqu'alors comme pour se cacher de sa propre honte. Il espérait de tout cœur la venue du jour, où il cesserait de se comporter telle une jouvencelle en détresse. Il redressa heureusement bien vite son regard, curieux d'observer ce nouveau personnage qui s'offrait alors à lui, au physique pour le moins incongru selon l'herboriste. En effet, une brève inspection de l'individu suffit à Yarvin pour — en partie — expliquer sa panique soudaine.
Pour la première fois de courte vie, il contemplait un homme dont la couleur de peau s'apparentait sommairement aux charbons utilisés pour la réalisation de ses dessins. De sa haute carrure, encore plus épaisse que la sienne, il arborait une stupéfiante crinière aux incroyables reflets verdoyants. Associant ces informations dans son esprit bousculé, une idée s'imposa au jeune garçon qui ne put réprimer alors l'envie brûlante de l'exprimer.

« Êtes-vous un homme taillé dans le bois ? »

La question se voulait parfaitement innocente, tout comme lors de sa rencontre avec son mentor dont la pâleur, au jugé, macabre par le garçon avait interloqué celui-ci et pour laquelle et il s'était exprimé plutôt franchement. En somme, Yarvin avait bien conscience que les mois à venir allaient être essentiellement ponctués de ce genre de découvertes, tantôt fabuleuses, tantôt saugrenues. Il se savait ignare sur bien des choses et l'inverse aurait été étonnant au regard de ses origines, il n'était pas dupe. Mais il ne pouvait ou ignorait étouffer cette folle surprise qui cessait de s'exprimer devant chacune de ses trouvailles, tel l'enfant qu'il était encore un peu au fond de lui.

Tandis qu'il appréciait la hauteur de cet homme, Yarvin se vit frapper d'une réflexion : et si celui-ci était en vérité un représentant torhil ? Depuis qu'il avait atteint l'âge adulte, aucune personne ne l'avait battu sur ce domaine, que ce soit en taille ou bien en carrure. Il devait d'ailleurs bien cela à la nature, sans quoi certains enfants de son village, en proie à l'ennui, ne se seraient pas contentés de l'invectiver. Or cet homme qui se présentait à lui — il le devinait — le dépassait facilement d'une bonne tête. Cette solution envisagée il revit alors en mémoire Eníredis, lui expliquer les caractéristiques des nombreuses races peuplant le kaerl et comment les distinguer. Il se souvint également de cette information lancée et, de prime abord, plutôt d'importance relative sur les différentes couleurs de peaux. Il n'était probablement pas dans les ambitions de la maîtresse Chantevent de laisser son nouvel élève, fraîchement recruté, qualifier tout ses semblables de morts-vivants.

Elle, qui avait pourtant pris soin de préparer le jeune étudiant afin que celui-ci ne récidive pas dans ses erreurs, avait de quoi être déçue. Les réponses se construisant petit à petit dans son esprit, l'apprenti prenait enfin et doucement conscience de l'impertinence de ses mots. Et peut-être aussi de sa sombre bêtise.

°Il me propose de l'aide et je lui lance ça à la figure ?! Je veux disparaître.°

Comme attendu, l'inconnu éclaira les lumières quelque peu éteintes du nouvel étudiant qui ne pouvait que se sentir plus stupide une fois les présentations faites. Il redoutait au fond de lui malgré cela que ce ne soit pas la dernière fois, les surprises ne manquant pas aux moindres détours de cette formidable et impressionnante cité. L'expression étonnée ainsi que ses yeux froncés avaient cependant fait craindre à l'apprenti d'avoir suscité la colère de l'individu, qui fort heureusement ne s'offusqua finalement pas de l'approche pour le moins discourtoise.

Une chance pour le garçon qui devinait que celui qui tenait en face de lui allait probablement être la clef à bien de ses problèmes entre ces murs épais et silencieux. Kissare de son prénom était en vérité l'un des protecteurs et administrateurs de ces lieux. Ainsi ses connaissances sur les ouvrages présents dans le domaine allaient être indubitablement précieuses pour l'herboriste qui se sentait déjà égaré entre quelques piles de livres. Le coup d’œil agile de l'archiviste n'échappa pas à Yarvin qui ne s'en étonna nullement. Pris par la fougue et l'ivresse de la découverte, il s'était adonné à  une razzia en règle des rayonnages sur tout ce qui s'apparentait de près ou de loin au sujet désiré. Dans les faits, beaucoup d'ouvrages s'avéraient bien trop compliqués pour lui, lorsque ceux-ci ne concernaient finalement pas ses recherches. Il s'était pour une fois comporté comme un enfant et il était difficile pour lui de nier le plaisir qu'il en avait tiré.

Seulement, n'ayant répondu à l'invitation du beau Kissare, celui-ci avait décidé de poursuivre ses activités, non sans omettre de préciser où le trouver si le besoin s'en faisait sentir. Il s'en alla, faisant volte-face et laissant Yarvin à son édifice littéraire. Ce dernier au dépourvu se mit une fois de plus à hésiter. Pouvait-il demander aussitôt de l'aide à cet homme malgré son manque flagrant de respect précédent ? Pourquoi ne pas le faire, l'intéressé lui ayant pourtant donné la permission s’il en ressentait la nécessité ? En vérité, ce n'était pas tant de le pouvoir que de le vouloir, de savoir enfin refréner ses excessives manières pour accomplir ses désirs, quitte à solliciter les gens de son entourage. En la matière, Yarvin avait un très long et sinueux chemin devant lui à parcourir pour s'améliorer, et il n'était pas question pour lui d’espérer le traverser sans la moindre chute.

Il se mit à réfléchir à toute allure. Lui demander de l'aide ? S'abstenir et perdre de précieuses heures ainsi de l'énergie dans le vent ? Si la réflexion lui parut s'étaler sur plusieurs minutes, en vérité il ne cogita que quelques secondes avant de spontanément agir. Sans vraiment obtenir la réponse adéquate, son corps prit les devants en poussant sur ses deux jambes sans que ses mains ne daignent lâcher le livre consulté jusqu'alors.  Yarvin manqua de renverser le banc, qui ne dut son salut qu'à son propre poids. Puis il tenta de s'exprimer, mais en vint, ne trouvant pas la force d'interpeller le dos du grand torhil. Il s'efforça tant bien que mal de l'appeler, mais rien ne paraissait pouvoir déloger cette épaisse boule invisible qui lui bloquait la voix. Ses lèvres s'ouvraient inutilement sur un silence qui ne semblait pas vouloir se terminer.

Par dépit et aussi parce qu'il souffrait de ne pouvoir demander de l'aide avec des mots dictés par sa bouche, son esprit, soudainement, éclata les frontières de la réalité et vibra à travers tout l'espace ambiant.

°Attendez ! J'ai besoin de votre aide !°.

Ce n'est qu'après coup qu'il se rendit compte de son acte. Yarvin ne connaissait la télépathie que depuis très peu de temps et ne l'avait pas tant pratiquée que cela. Mais il avait déjà constaté la facilité qu'il pouvait ressentir à s'en servir lorsque ses pensées devenaient parfois effervescentes. Seulement, Kissare pouvait-il l'entendre ? Il n'avait jusqu'à présent usé de ce don qu'avec des dragons, ses semblables préférant habituellement l'usage des mots. A juger son manque de réaction, il était à redouter que non…

Sauf qu'au même moment, un murmure émergeât de l'immatériel pour venir caresser avec une étrange douceur maternelle les portes de son âme, telle une réponse à son appel de détresse. De ce contact malicieux et délicieux s'accompagnèrent les généreuses fragrances de sauge ainsi que d'une autre plante inconnue du garçon. Subtile et délicate, il s'étonna à se plaire dans cette volute d'émotions positives aux origines  pourtant incertaines. Finalement, il la vit, cette silhouette se gravant dans son subconscient dans laquelle il crut deviner de prime abord les traits d’Ihintza. Lentement, ceux-ci s'imprimèrent de plus en plus distinctement dans son esprit pour enfin laisser apparaître une image claire et limpide dans laquelle il pouvait déceler une différence notable. Bien que profane dans l'analyse de la physionomie draconique, Yarvin ne pouvait ignorer le regard qui lui était présenté, qui dans ce cas-ci était d'un bleu profond, inspirant calme et tranquillité. Pas vraiment celui qu'arborait son mentor écaillé une fois transformé. Il nota également une léger écart dans le ton du vert, qu'il estimait comme moins intense. Plus... Frais ? Un peu comme s'il se voyait éclairci par le givre de l'hiver. Définitivement ce n'était pas elle, il en était certain. Mais qui alors ?

Puis l'image s'effaça, laissant le jeune apprenti quelque peu désorienté parce qu'il venait de ressentir et cherchant autour de lui la personne responsable de ce phénomène.

« Hein ? Une dragonne ? » Demanda-t-il à haute voix sans vraiment s'adresser à qui que ce soit.

Tandis que ses yeux se perdaient à parcourir les trop grandes et longues armoires pleines d'ouvrages, en quête de cette personne qui s'était permis de lui susurrer ce curieux murmure d'idées au creux de l'esprit, l'impressionnant garçon de jais avait rebroussé chemin pour venir se tenir de l'autre côté de l'épaisse table, qui, alors les séparaient. D'une voix sereine, celui-ci lui expliqua la teneur de cette incursion spirituelle impromptue, des tendances protectrices de sa verte liée, le ton oscillant entre quelque chose de légèrement amusé, tantôt désolé. Yarvin l'observa, satisfait de savoir la vérité, sortir de sa poche un fragment de ce qu'il crut être une simple pierre au profond éclat chlorophyllien. Une inspection plus poussée de l'objet, puis une fouille dans ses souvenirs lui rappelèrent l'étonnante similitude avec les écailles d’Ihintza. Les mots et les idées s’associèrent dans l'esprit du garçon qui alors compris finalement sa provenance ainsi que son sens.  

Il n'y avait en fin de compte aucun souci à se faire, se rassura Yavin, se disant qu'il ne s'agissait seulement que d'une dragonne un peu trop volubile et trop heureuse d'avoir trouvé une nouvelle source de distraction. Une verte. Comme l'âme sœur de son maître. Au fond de lui, le jeune apprenti se mit secrètement à redouter tout ce que cela pouvait impliquer. Il avait déjà eu le droit à un bref exposé succin au sujet de cette espèce, ainsi que sur leur apparence. Eníredis s'était permis en l'absence de l'intéressée de lui expliquer les traits de personnalité principaux incombant à chacune des couleurs connues chez leurs amis sauriens. Il s'était immédiatement inquiété de la description de celle aux écailles verdoyantes, reconnaissant beaucoup de caractéristiques qui avaient le fort potentiel de l'indisposer. Et voilà qu'une autre se présentait alors sans même être en sa compagnie, s'imposant à ses pensées avec, il fallait l'admettre, égard et une certaine élégance. Yarvin allait finir par croire en une étrange faculté à les attirer ce qui, il devait là aussi se l'avouer, ne l’enthousiasmait pas vraiment.

Le jeune apprenti s'étonna de voir qu'entre deux phrases, un air absent semblait s'inviter sur le regard du torhil. Kissare aborda cependant enfin le sujet qui l'avait ramené jusqu'au rouquin. Sa sœur d'âme lui avait gentiment transmis sa détresse. Sans plus attendre il lui proposa son aide, et ajouta même que si lui n'était pas compétent, des amis de sa connaissance, eux, pouvaient donner de leur personne pour répondre aux espérances du jeune étudiant. Yarvin qui voulut de suite le remercier, ainsi que s'excuser — bien sûr- du dérangement, s'étonna qu'il sache ce sur quoi il en retournait alors qu'ils n'avaient pas échangé un mot au sujet de ses recherches. Un vif coup d’œil sur la table encombrée de bien trop d'ouvrages — traitant d'herbacées et de techniques de soin à base de celle-ci — pour un seul individu, lui souffla un indice sur ce qui devait lui avoir mis la puce à l'oreille.

Yarvin se sentit une fois de plus embarrassé de cette image qu'il devait donner de lui et de ses méthodes de travail. Il ne se souciait pas habituellement du regard des gens ni de ce qu'ils pouvaient penser de lui. Mais il n'était pas non plus tellement enchanté à l'idée qu'on puisse l'imaginer aussi peu soigneux avec les livres, lui qui les chérissait tant pour ce qu'ils lui avaient apporté.

Il glissa mollement sa main dans ses cheveux, encore plus gêné par ce qu'il s’apprêtait à révéler à son interlocuteur. Lui qui estimait avoir passé l'âge de ce genre d'aide, n'avait de cesse de constater la modeste importance de ses connaissances engrangées jusqu'alors. Il s'accorda, avant toute chose, d'éclaircir un point avant d'embrayer sur le gros du sujet.

« Je ne peux pas. Je n'y arriverais pas, pas de suite en tout cas. Si vous, vous souhaitez me tutoyer en revanche, ne vous gênez surtout pas. »

Sa faible voix associée à sa mine déconfite et le menton légèrement rentré renseignaient de suite sur son malaise. Avec un géant comme Kissare en face de lui, une personne extérieure passant dans le coin pouvait facilement croire assister à un acte de dominance de l'un vers l'autre, malgré le ton extrêmement doux employé par ce dernier.

Comme s'il prenait conscience de la chose (ce qui bien sûr n'était pas du tout le cas), Yarvin prit une bonne inspiration avant de se lancer dans le bain, toujours incertain sur la manière de formuler sa demande.

« En fait, mon problème ne concerne pas seulement l'herboristerie. Il… Il porte plus sur la forme que sur le fond. » Se faisant violence, Yarvin tint le regard de Kissare uniquement par politesse. « Jusqu'à ce que j'arrive ici, je ne connaissais qu’Undòmë et plus encore, que mon village. J'étais donc limité au savoir contenu dans ses murs. Seulement, je me rends compte que malgré notre langue commune… Les expressions, les termes et voir certains sens, ont changés de sens vis-à-vis de chez moi. » Il hésita à formuler plus clairement la chose, avant de finalement s'avouer que s'il persistait à tourner autour du pot de la sorte, il n'irait pas bien loin. « Je ne comprends pas certains des mots et des phrases dans ces livres. » Il désigna de la main le livre toujours ouvert devant lui. « Donc je me demandais si… S'il était possible pour vous de m'aider, à trouver ce qui permettrait de mieux en saisir le contenu ? Éventuellement, sans vider une seconde étagère cette fois-ci. » Avoua-t-il plus timidement.

À sa question, il eut pour réponse une dernière remarque de la dragonne invisible, de toute évidence, au courant de sa gêne apparente. De fait, il était compliqué pour le nouvel élève de trouver un semblant de quiétude, alors peu coutumier aux voix surgissant des abîmes. Il comprenait bien à qui il avait à faire, ou tout du moins à quoi, mais son cœur lui ne voulait entendre raison et ne cessait de reprendre une cadence frénétique à chacune des intrusions de son esprit. Heureusement pour lui, la présence parue s'estomper après cela, laissant Yarvin seul avec l'imposant torhil d'ébène. En somme, ledit individu impressionnait à sa façon le jeune homme, mais ce dernier appréhendait l'exercice bien avec plus de facilité, sans compter qu'il éprouvait une forme modeste d'admiration vis-à-vis de sa stature ainsi que de son aura. Il le voyait un peu comme une force tranquille de la nature, un cours d'eau paisible cachant sa véritable puissance. Pour preuve, Kissare lui demanda d'une manière très apaisée son prénom. Yarvin se rappela alors avec consternation qu'il ne s'était toujours pas présenté correctement. Au lieu de cela, il l'avait gratifié d'une méprisable remarque au sujet de son physique. Honteux, il s'empressa de rectifier le tir.

« Ho ! Je vous demande pardon. Je m'appelle Yarvin. Yarvin Lisroc. » Cela lui arrivait un peu trop souvent ces derniers temps, d'oublier ainsi ses manières. Il fallait admettre d'un côté que ce n'était pas anodin de se découvrir inopinément, du jour au lendemain, un nouveau foyer trônant sur le toit du monde et glissant sur le dos des nuages. Alors que quelques mois plus tôt, il les guettait jalousement depuis le plancher des vaches. Il était loin de s'attendre à cela, d'apprendre qu'un jour, son destin le mènerait à se lier à une créature de légende. Yarvin se rassurait comme il le pouvait au jour le jour, essayant de ne pas trop s'en vouloir pour de tels écarts. Il espérait cependant que cette passe ne serait que de courte durée, même s'il ne semblait pas encore entrevoir la fin de ce sentier bosselé.

Une fois due-ment chacun présenté, le chevalier s'approcha de la pile amoncelée plus tôt par l'élève pour mieux étudier le sujet des recherches entreprises. Ce faisant, il explicita les difficultés auxquelles Yarvin était en train d'être confronté, le rassurant quant à la nature évidente de celles-ci pour quelqu'un qui venait tout juste de débarquer dans ce royaume. En effet, l'apprenti n'avait jamais eu accès à d'autres sources de savoir que celles façonnées par son mentor et ses prédécesseurs. Au mieux avait-il été amené à lire un mot que personne n'utilisait dans son entourage dans leur patois local, imputant alors ce fait au caractère très spécifique de son domaine. Il n'était donc pas anormal finalement pour lui de se voir surpris face à tant de dissonance, encore plus entre les livres d'une même bibliothèque. Mais ici, les choses étaient faites de telle sorte et il allait devoir composer avec.

Heureusement pour lui, il n'était plus seul face à l'adversité de l'inconnue et pouvait dorénavant compter sur les conseils éclairés de Kissare pour le guider dans son périple. Très vite, celui-ci attaqua le cœur du problème en demandant à en savoir sur la nature du sujet. Kissare faisait montre d'une véritable connaissance en matière d'enseignement, analysant rapidement les différents éléments faisant défaut à l'étudiant. À cela il proposa en même temps certaines solutions par le biais d'outils adéquats, en l'état, un ouvrage dont l'auteur selon ses dires était d'origine Undòmën. Yarvin buvait ses paroles sans douter un seul instant sur leur bien-fondé. Après tout, il avait choisi ce livre uniquement après une brève inspection de sa couverture. Verte aux inscriptions usées, il présentait les traces de multiples usages ainsi que de l'effet du temps sur son papier jaunissant. Il le prit des mains du chevalier pour ensuite l'ouvrir avec douceur et respect. Intitulé simplement « Faune horticole du Rhaëg », Yarvin entreprit de rapidement jeter un regard sur son contenu, redoutant cependant là aussi de manquer moult informations clefs. Heureusement, il n'en fut rien, car comme l'avait escompté Kissare, le vocabulaire utilisé sur ces pages correspondait bien plus au jargon employé au sein des contrées natales du jeune garçon. En plus de cela, il y avait pour chacun des variétés végétales abordées, un dessin suffisamment généreux en détails permettant de facilement les reconnaître sans grands efforts. Yarvin pesta sur sa malchance, d'avoir dissimulé au fond de sa pile l'un des ouvrages le plus à même de l'aider dans sa quête de savoir.

Satisfait d'avoir un début de piste, il releva la tête en direction du torhil.

« Ce que je voulais à la base, c'était de jeter un coup d'œil à l'étendu des connaissances qui m'étaient jusqu'alors hors de porté. Ha ça, je ne suis pas déçu. Y'a une infinité de livres ici… Je n'arrive pas encore à vraiment m'en rendre compte. » Dit-il en promenant son regard admiratif sur l'ensemble de la pièce avant de rediriger ce-dernier en direction de l'amas construit par ses soins. « Ce n'est pas une plante que je recherche en particulier, enfin, il me semble. Je souhaite savoir, c'est s'il existe une mention concernant… » Yarvin marqua une pause, l'hésitation transpirant au travers de ce geste, bien qu'il reprit presque aussitôt.  « À propos d'un état. D'une affliction un peu particulière. » Avoua-t-il, les mots se serrant malgré tout dans sa gorge. « Il s'agit d'un cas que j'ai rencontré il y a quelque temps de cela. Une personne chez qui, aucune trace de maux n'était identifiable en tant que telle. Par contre, la moindre forme de maladie contractée par cette dernière prenait des proportions dramatiques. Comme si son corps n'avait aucune résilience face aux agressions de ce monde. »

Il n'était certainement pas question pour Yarvin d'exposer ainsi sa vie privée à un parfait étranger, sans compter la douleur d'ouvrir une nouvelle fois pareille blessure. Il n'y avait de toute façon guère besoin de plus ample détail, seul importait la description du mal. Yarvin s'efforça également de ne penser qu'au cœur du sujet, de ne pas laisser libre cours à ses rêveries, d'aller secouer la poussière au fond de son esprit. Ses états d'âme pouvaient bien attendre la nuit pour venir le torturer.

« Je n'ai pas plus d'information. Je ne sais même pas si mes observations sont véritablement correctes. Sauf que je n'ai pas plus d'indices. J'espérais donc glaner quelques pistes en me promenant entre les pages, avec un peu de chance… C'était sans compter l'immensité de votre bibliothèque. » Un air contrit se glissa sur le visage du garçon, hésitant entre la joie de pouvoir profiter d'un tel bijou, et la déception d'être ainsi confronté à problème de « taille ».

En effet, la tache allait être conséquente, probablement la plus compliquée qu'il n'ait jamais du réaliser. Mais alors qu'il écoutait attentivement les conseils prodigués par son aîné, la satisfaction et l'espoir parvinrent à étouffer dans l’œuf cette frustration qui avait plus tôt tenté d'étreindre son cœur. Savoir qu'il existait à portée de main, ou d'ailes dorénavant, un pareil trésor de connaissances rivalisant avec celui-ci. Entendre que son instinct murmurait juste, au sujet de sa méprise, quant à la méthodologie employée. Tout ceci, qui aurait dû être source de déconvenue, claironnait dans son esprit comme la promesse d'un futur succès si l'effort et les moyens y étaient. Si la connaissance désirée lui échappait entre ces murs, il pouvait alors encore se tourner vers un autre sanctuaire regorgeant de milles réponses. S'il ne parvenait à remonter une piste se dressant sur son chemin, il emprunterait sentier différent et moins abrupt ainsi que plus fiable.

Il avait de quoi suer abondamment rien qu'à la suggestion de l'entreprise dans laquelle il s'était lancé, presque à l'aveugle. Il n'avait pourtant pas meilleures options à sa portée et s'en doutait depuis le départ de son village, le chantier qui l'attendait allait se révéler gargantuesque. Savoir et se rappeler qu'un échec n'était jamais la fin du chemin, voilà une philosophie qu'il comptait bien chérir tout du long de son épreuve. Surtout s'il n'en était qu'aux prémices des efforts à fournir.

Les mots du torhil étaient d'or à ses yeux, ou tout du moins, pour ses oreilles grandes ouvertes. Ces idées correspondaient bien plus à l'approche de Yarvin, qui préférait apprendre la maîtrise de nouveaux outils plutôt que d'employer la manière forte, et ce, quelle que soit la nature du projet. Seule l'inquiétude persistante au sujet du dit spécialiste évoqué animait l'attention du jeune apprenti. Encore une autre personne ? Il n'avait pas l'habitude de se réjouir du contact d'un nouveau venu, lui qui se laissait toujours imaginer ceux-ci comme les pires hurluberlus, surtout s’ils se voyaient qualifiés « d'intarissables ». C'était malheureusement dans la nature du garçon.

Sauf dans le cas présent, étonnamment. Contrairement à cette voix éthérée et surtout extatique qui avait précédemment résonné dans son esprit, Kissare était un modèle de calme. Une figure de sérénité qui malgré la panique affichée plus tôt par Yarvin, avait fait preuve d'une contenance sans failles. À aucun moment, l'herboriste n'avait su déceler un quelconque signe de jugement ou de méfiance sur le visage de l'archiviste. En respectant une forme de distance émotionnelle, Kissare avait montré à l'apprenti qu'il n'était nullement nécessaire pour lui de dresser ses barrières. Puis il avait une voix très reposante à l'oreille. Donc pour une fois, probablement la première depuis très longtemps, Yarvin acceptait de faire — un peu — confiance à l'appréciation d'une autre personne. Kissare insistait bien après tout sur le fait que lui-même accordait la sienne sans défaut au concerné. Il n'allait pas pour autant exulter de joie, certainement pas. Mais cela restait toujours mieux que de subir l'exercice ou de le fuir comme la peste.

Même si Yarvin ignorait alors comment interpréter ce petit rire soufflé de façon fugace par Kissare après coup, aussi innocent fût-il en apparence, il opina du chef à l'idée.

« Je n'ai jamais été amené à chercher dans une si grande bibliothèque. La seule que je connaissais jusqu'alors tenait sur une étagère. »

Son regard s’apprêtait à se plonger de nouveau entre les pages fournies du livre qui lui avait été conseillé lorsque survint une question inattendue. Son expression se figea dans une moue affichant sa soudaine surprise ainsi qu'une certaine mélancolie. Après une brève réflexion, il acquiesça, les lèvres pincées.

« Oui. » Lâcha-t-il timidement. Le silence flotta un court instant entre les deux garçons. Puis Yarvin reprit la parole, car pour une fois, il avait l'occasion de parler d'elle.

« Très. Nous avons passé notre enfance ensemble. Puis il y a deux ans, nous nous sommes fiancés. J'étais chargé par mon mentor du suivi de son traitement et c'est comme ça que nous nous sommes connus. Je dis traitement, mais je servais plus à faire des comptes rendus de l’évolution du mal l'affligeant. Quand les choses n'allaient pas très bien, on donnait des solutions apaisantes, mais seuls le repos et le temps étaient vraiment efficaces. » Un subtil sourire en coin se dessina sur son visage. «  Et aussi accessoirement à ce qu'elle n'aille pas faire n'importe quoi. Si je n'étais pas là pour veiller au grain, elle prenait la poudre d'escampette pour affronter le monde au mépris du bon sens. C'était à se demander d'où venait toute cette force. »

Les paroles sortaient d'elles-mêmes, les images suivirent dans son esprit. Yarvin pouvait sentir le vide encore bien réel que son absence avait creusé dans son cœur. Il ne souhaitait pas cependant que le souvenir de leur vie commune soit uniquement lié au chagrin subit par son départ. Il se remémora plutôt avec tendresse à cette fougue alors évoquée précédemment, celle-là même dont elle ne s'était jamais lassée d'afficher avec fierté.

« Qu'est-ce que j'en ai bavé parfois. » Avoua-t-il, tout en réprimant une larme. « Je suis désolé de vous bassiner avec mes histoires. Concernant la personne que vous m'avez conseillé de consulter, est-ce qu'il serait possible d'avoir son nom et savoir où la trouver ? Avec un peu de chance, je pourrais le rencontrer dans l'après-midi avant de rejoindre mes quartiers. »

Yarvin espérait pouvoir faire la chose au plus vite, afin de ne pas trop cogiter quant au caractère et manières de l'individu.

Toujours dissimulée dans le voile de l'éther invisible, la dragonne le rassura, précisant que l'intéressé était déjà en chemin et qu'il ne tarderait pas à les rejoindre. Yarvin se fit bien discret quant à l'angoisse que cette nouvelle suscita dans sa poitrine, s'efforçant de ne rien montrer sur les traits de son visage, au mieux laissant s'échapper un air légèrement étonné. S'il ne souhaitait pas rester dans l’expectative durant toute la matinée, il ne s'attendait en revanche pas à une réponse aussi prompte. Ainsi, il se voyait comme une misérable petite sourie coincée dans l'angle d'une pièce, sentant la féline faucheuse se rapprocher inévitablement pour appliquer sa funeste sentence.

Il n'était jamais de bon ton de surprendre le jeune apprenti, son rythme cardiaque ayant cette récurrente et fâcheuse tendance à partir au quart de tour, sans réelles raisons valables. Plus précisément, surtout lorsque cela impliquait d'établir une relation sociale avec un individu pensant et parlant. Dans son anxiété, Yarvin alla jusqu'à spéculer presque inconsciemment que tout cela était prévu depuis le début, avant de rapidement chasser cette idée absurde de son esprit. Il observa le grand torhil du coin de l'œil, avec discrétion de préférence, puis il se rassura, écoutant le murmure de son instinct qui résonnait au plus profond son être. Il devait faire confiance à son choix et s'y fier.

Dans un espoir d'étouffer cette angoisse naissante, il promena maladroitement son regard, parcourant les épaisses couvertures des trop nombreux ouvrages, empilés à la va-vite, cherchant alors matière à compulser en présence du soigneur local. Ainsi noyé dans cette montagne de livres un peu pris à la hâte, hélas, il ne savait se décider. Rien ne parvenait à captiver son attention, au-delà de ce qu'il explorait déjà avant l'arrivée de l'archiviste. Tous ces ouvrages lui apparaissaient comme précieux à ses yeux inexpérimentés, et il en était convaincu, ce qu'ils contenaient se devait d'être à la hauteur. Yarvin n'était cependant pas en capacité d'extraire la moindre bribe d'information valable pour l'aider à faire son choix. Pour beaucoup de mots gravés sur cuir vieillissant de ces puits de connaissance, il pouvait en prononcer le nom. En percevoir le sens isolé. Mais butait finalement lorsqu'il lui fallait à les associer ensemble pour en saisir dans son ensemble l'essence de la formule. Et parfois, il devait se devait d'admettre juste ne rien comprendre à certains termes jusqu'alors inconnus.

Il regardait silencieusement cette modeste colline de livres. Insignifiant pic dans cette chaîne de montagnes qu'étaient les colossales armoires, taillés dans un bois probablement cent fois plus agés que lui. Il la sentait grandir en lui, cette vicieuse et tenace sensation d'ironie. Car il y avait, sur cette table tout aussi vénérable, deux fois plus à lire que ce qui lui avait paru être la plus importante source de savoir au monde. Qu'est-ce qu'il aurait aimé pouvoir disposer depuis tout ce temps d'un pareil cadeau. Il se rassurait cependant en pensant aux longues heures de lectures qui l'attendaient entre ces murs, temple protecteur de cette ambiance mystérieuse et apaisante.
Dans l'immédiat, il ne se voyait pas se plonger entre les lignes de son ouvrage, proposé par le chevalier Kissare quelques instants plus tôt. Yarvin fit discrètement glisser son regard dans sa direction, surpris de ne pas l'entendre se manifester. Toujours assis en face de lui, le visage ne trahissant aucunes de ses intentions ou autres sentiments, l'archiviste avait entrepris de donner un peu d'ordre à l'édifice de papier bâtit à la hâte.

« Ho ! Ne vous embêtez pas, je vais le faire moi-même. »

Yarvin se leva prestement pour porter assistance au chevalier. S'il en avait eu la force de caractère, sans doute aurait-il insisté pour qu'il le laisse faire l'intégralité de la besogne, mais cela n'était pas dans ses cordes. Il dut alors se contenter de partager la tâche, profondément gêné d'infliger à un autre une corvée dont la charge lui revenait dans son entièreté.

« Je vous remercie de votre aide. »

Il observa minutieusement la méthodologie de son aîné, puis se contenta de le mimer. Ils transformèrent tous les deux alors le mur branlant de livres en de belles piles bien ordonnées dans lesquelles il était dorénavant bien plus pratique de chercher un ouvrage spécifique. En contemplant le fruit de leur effort commun, Yarvin se fit une remarque. Les choses auraient dû être ainsi depuis le début. Surtout aux vues du peu de travail que cela leur avait demandé. Les titres enfin bien visibles, Yarvin eu spontanément la démarche de laisser courir le long de tranches exposées son doigt et son œil curieux, scrutant quelques tomes dans l'espoir de pouvoir les compulser en compagnie du dit soigneur.
Mais alors qu'il comptait demander, une fois de plus, assistance auprès de Kissare, une nouvelle présence résonna avec force entre les épaisses colonnes froides de l'édifice. Le pas était vif et assuré, le son des talons martelant la pierre du sol sans aucun souci quant à la discrétion. Puis, en même temps qu'une silhouette se révélait du couvert des armoires, une parole tonna bruyamment à réveiller les esprits sommeillant, porteuse d'un entrain habituellement bien trop rare chez la plupart des gens de si bon matin.

Yarvin, tel le lapin aux grandes oreilles bien hautes, le museau relevé et ses sens en alerte, se figea, le faciès marqué par la stupeur. Il le vit apparaître sur sa droite au bout de l'allée. Pareil à un acteur montant sur scène le cœur débordant d'une confiance pétillante, le son de sa voix claironnant avec force, sans doute soucieux qu'aucune des personnes résidant en ces lieux n'échappe à sa présence. Comment cela se pouvait-il. Sur son visage, à la peau brûlée comme le serait du papier posé trop près du feu, rayonnait un sourire débridé, irradiant d'une joie qui n'aurait su être dissimulée. Les informations à relever  pour Yarvin étaient bien trop diverses. Il alla jusqu'à se demander si ce dernier était bien réel ou plutôt le fruit d'un rêve chimérique. Était-il un homme ? Sa voix pouvait le laisser croire, à contrario de sa superbe chevelure cascadant sur ses épaules qui devait faire bien des jalouses. Appartenait-il à la même ethnie que le chevalier Kissare ? Il était amené à le penser s'il ne se reposait qu'au jugement de la couleur de sa peau, qui à bien des égares, s'apparentait au cuir de certains livres présent sur la table. Rien n'était moins sur cela dit, le jeune apprenti notant rapidement la forme de ses oreilles pointues, dépassant timidement de sa tignasse. Mais qu'était-il en fin de compte ?!

La réponse allait venir plus vite qu'il ne l'aurait espérée. Alors que le nouveau venu les rejoignit prestement, clamant diverses phrases dont la teneur des propos échappa totalement au jeune apprenti, Kissare se chargea de faire les présentations.

° Ha… ° pensa en réponse le rouquin, ne sachant finalement s'il devait éprouver de la satisfaction à l'idée de ne plus errer seul dans sa longue et fastidieuse recherche. Ou s'il devait se fier à son instinct profond et fuir immédiatement le nouvel individu.

Selcot ne paraissait nullement méchant, bien au contraire. Même en feignant un sentiment de drame, Yarvin pouvait toujours sentir cette légèreté qui caractérisait chacun de ses mots depuis son apparition. Hélas, il s'agissait d'un comportement auquel l'apprenti n'avait été que très peu exposé durant sa courte vie. Les individus tels que lui — et globalement toutes les personnes un peu débordantes — avaient tendance à le repousser dans un état émotionnel plus… Sauvage. Encore aujourd'hui, ce dernier ne pouvait expliquer ce sentiment étouffant qu'il ressentait en leur présence, cette désagréable sensation d'être oppressé, noyé par leurs excentricités.

Malgré cela, Yarvin accompagna les présentations faites par Kissare, saluant du chef leur nouveau compagnon, bien résolu à rester correct. La première impression n'était pas en la faveur du soigneur aux yeux du garçon. Celui-ci devait néanmoins faire preuve de sagesse et lui laisser plus d'occasions à l'intéressé de se montrer à la hauteur des louanges de son ami archiviste. Puis, Yarvin avait bien conscient de ce défaut qui lui était propre, juger un peu trop simplement et spontanément ce qu'il estimait « bon » ou « mauvais ». Il allait devoir changer ses habitudes et cesser de faire la fine bouche en matière de relation, un impératif pour se faire une place en ce lieu et parmi ses habitants.

« Je suis honoré de faire votre connaissance. » Sans que l'affirmation soit fausse, le terme était peut-être quelque peu ampoulé, mais il était préférable de faire taire ses doutes. « Le chevalier Kissare m'a garanti que vous pourriez m’être d'un grand soutien dans mes recherches. Je suis nouveau au… Mar ? Ou Kaerl ? »

Il avait encore quelques soucis à savoir comment nommer ce lieu dans lequel il était voué à résider dorénavant. Il questionna du regard son interlocuteur qui lui répondit prestement.

« A peine arrivé, je souhaitais déjà explorer cette incroyable lieu. Je me suis de suite mis en tête de dénicher un livre traitant d'un mal spécifique. Sauf que je me rends compte maintenant que je me suis bien vite précipité. Et que mon bagage, en tant qu'herboriste, est pas mal lacunaire. Et j'ai pas mal de problèmes avec nombres de mots utilisés dans ces ouvrages. Donc… »

Les choses formulées de la sorte, lui donnèrent une désagréable sensation d'ignorance et d'incompétence. Il en avait pourtant bien conscience, il n'avait pas à rougir de l'héritage que lui avait légué son précieux mentor. Mais, écrasé ainsi par la réalité d'un savoir aussi immense, gardé jalousement entre ces murs, il se sentait si petit, si insignifiant et illégitime. Une chance pour lui, la fierté mal placée n'était pas dans ses traits de caractère. S'il se devait de passer par la pour atteindre ses objectifs ce n'était pas bien cher payé. Tout du moins, il le voyait tel quel. Il lui fallait quand même composer avec l'incroyable personnalité — telle qu'il la percevait en l'état en tout cas — du soigneur.  

À commencer par s'exprimer correctement en sa présence.

« Je comprendrai si vous n'en avez pas la possibilité. Je veux dire, de m'aider à parfaire mes connaissances. »  Ce qui semblait bien loin d'être gagné.