[RP] Nuit d'hiver pour une Empreinte

Il faisait presque sombre derrière le verre qui composait la coupole transparente qui dominait la Sphère de Naissance. Presque, car une myriade de petites créatures luminescentes paressaient dans les eaux qui recouvraient le Dôme. Ballotés au gré d'un très léger courant, ces petits animaux ressemblaient à des calamars abyssaux, qui privilégiaient les nuits de pleine lune pour remonter à la surface en vue de s'y reproduire, pour accomplir leur mission ultime de procréation et d'assurer la venue au monde de la génération suivante. Mais cette nuit là, la pâle lumière émanant de la Sphère les avait attirés, plus quelque chose qui perturbait leur instinct, les poussant à ''observer'' pourquoi ils s'étaient senti attiré ici et non à la surface. Dans un sens, par cet appel mystérieux, ils s'offraient moins aux prédateurs de la surface qui les guettaient déjà pour faire bombance. Bon nombre d'estomacs ne seront pas satisfaits, ce soir.

Allongée sur un sol composé de sable aux grains fins et blancs, Belareth veillait farouchement sur sa petite couvée. Sa longue queue était enroulée autour de 3 oeufs, tel un mur d'écailles pour les protéger de toute intrustion, tout en gardant un contact chaleureux contre la paroi rugueuse de chacun d'eux. Elle savait que l'instant approchait, où ses enfants viendraient à percer la barrière de calcaire qui les séparaient encore de leur venue à ce monde, pour unir leur âme à celle du ou de la bipède et prospérer à leur tour. Mais pour le moment, ils demeuraient avec elle, personne ne pouvait prétendre à s'approcher pour jauger chacun des trois oeufs. Le sable crissa au mouvement de sa queue qui s'enserrait un peu plus sur eux. Est ce que les Aspirants qui auront la prétention de se présenter à elle seront apte à se lier à ses dragonnets au moins ? Elle gronda légèrement... Elle verra le moment venu.

En patientant, elle se remémora son Vol, qui s'était produit durant la nuit. Ses sens exacerbées par l'évènement, elle n'avait même pas poussée à la provocation pour inviter les Dragons à la poursuivre. Autant elle n'était pas d'humeur que sa Liée était déjà en compagnie d'un autre Neutre.... Donc pour lui épargner quelques soucis, elle avait pris son envol, voler plusieurs fois en cercle pour provoquer de sa simple présence les Dragons mâles plus attentifs que d'autres. Et cela n'avait pas manqué. Quelques uns de ses frères de race avaient poussé quelques grondements, avant de rugir  pour assurer leur possible possession sur la Verte. Fallait-il encore la rattraper, car Belareth, après avoir veillé à ce que quelques Dragons se mettent en chasse, avait disparu par l'Interstice, pour apparaître bien au dessus des flots ; toujours dans le territoire des Engloutis. Car il avait été hors de question qu'un dragon Céleste ou Ardent se joigne à la poursuite pour Belareth.

La Verte avait pris plaisir à faire voler à perdre haleine ses poursuivants. Rapide et agile, cela lui laissait tout le loisir d'évaluer son possible partenaire. Ce fut la détermination d'un Brun. Siarhei, lié à un Croc d'Argent. Ah, mais n'était-ce pas son lié qui s'était pris le bec avec une autre membre de sa compagnie ? Et maintenant, elle sentait sa liée prise par les effets de son Vol. Elle ne devait plus être avec son hôte d'un soir.... Comme s'appelait le lié de Siarhei ? Nedjan ? La saurienne verte avait gloussé mentalement. Alkhytis aurait de quoi s'occuper elle aussi durant la nuit. Allez, un dernier virage provocateur et elle permit à Siarhei de la rattraper.... Il y aura de l'animation ce soir... et plus dans les jours à venir, si Belareht avait visé juste sur le pourquoi de la présence du Brun à son Vol....

Elle gloussait encore des conséquences à venir de son Vol ; si ce n'était pas déjà fait, qu'elle sentit ses œufs osciller de plus en plus. Cette fois, leur Eclosion approchait. Elle redressa son cou, et poussa un grand claironnement. Ses enfants allaient naître. Les petits calamars s'éparpillèrent soudainement en percevant les vibrations sonores qui se transmettaient à travers le verre magique pour atteindre leur environnement aquatique. Elle relança à nouveau son claironnement. A nouveau, Flarmya pourra contempler ses Enfants entrer à leur tour dans le cycle de la vie

Comme elle était belle!

Les cheveux attachés en un chignon qui ne tenait qu'à un fil, le visage à demi perdu dans une écharpe bleu saphir, Ausra admirait la dragonne dont les oeufs s'apprêtaient à éclore. Elle ne vit pas, dans un premier temps, les calamars qui se groupaient pour observer ce qui se passait sous le dôme. Elle n'avait d'yeux que pour la verte et ses oeufs. Les écailles de la future mère, dans l'obscurité relative du soir, auraient paru ternes à un oeil non averti. Mais Ausra n'était pas dupe: cette couleur, c'était celle de la mélodie du vent dans les montagnes enneigées qu'elles avaient parcourues pendant son apprentissage. Des sonorités aux couleurs des canopées en été, pour compenser la rudesse de l'hiver. Voilà ce que lui rappelait la verte Belareth. Et dire que les autres aspirants présents ne voyaient sans doute pas la dragonne comme elle la voyait! Comme elle les plaignait. D'ailleurs, qui était présent pour la naissance?

La jeune femme chercha du regard des visages connus, mais son attention fut saisie en plein vol par les calamars derrière le dôme. Le regard plein d'étoiles, Ausra fit quelques pas de côté pour mieux les observer. Elle n'avait jamais vu ces animaux évoluer dans leur milieu naturel. Les seuls specimens qu'elle avait pu observer avaient été pêchés. Elle s'était toujours demandé comment ils faisaient pour se déplacer dans l'eau sans nageoire pour se propulser. Et elle avait désormais sa réponse: ils repoussaient l'eau de toutes leurs forces avec tous leurs tentacules à la fois. Cela semblait si évident maintenant qu'elle le voyait de ses propres yeux! Elle se surprit à se demander comment un dragon ferait pour nager, et cette idée ramena son attention sur la couvée. Pour l'instant, la magnifique dragonne aux couleurs des sons de l'hiver continuait de surveiller ses oeufs. Ausra attendit avec les autres aspirants, fredonnant sous son écharpe une mélodie maladroite inspirée par la couleur de la dragonne. Qui aurait l'honneur de réaliser une Empreinte avec le dragon nouveau né? La jeune femme n'avait que peu d'espoir d'y parvenir elle-même. Elle était aspirante depuis trop peu de temps pour cela. Et malgré tout Ausra ne pouvait s'empêcher d'imaginer que peut-être ce dragon serait sa liée à elle. Elle tentait d'imaginer ce qu'elle allait ressentir lorsque l'Empreinte ferait son office. Et si elle ne se rendait pas compte qu'une Empreinte s'était produite? Et si elle croyait avoir réalisé une Empreinte mais que ce n'était pas le cas?

Tandis qu'elle tordait ses mains l'une dans l'autre, Ausra sentait son coeur accélérer comme lors d'une séance d'entraînement à la course. C'était peut-être le début d'une nouvelle vie pour elle. Et si ce n'était pas le cas, eh bien, il y aurait d'autres naissances. Elle inspira, expira, inspira encore lentement comme lorsqu'elle se faisait discrète lors des missions. Il lui fallait ménager son coeur qui s'emballait trop vite. Et lorsque la dragonne commença à claironner, elle se prépara à observer la naissance du dragonneau...

Entre les murs de cristal, le silence... Entre les draps tendus, le silence… Au creux du logement, le silence emplissait l’espace, seulement agité par le discret grincement d’une corde. Le hamac tanguait doucement…
Dans le cocon de tissu, Ta’imiti fixait le plafond, errant dans ses réflexions. L’heure approchait et pourtant, lui-même s’en sentait si éloigné. Sans cesse, la voix d’Erhali venait déranger le fil de ses pensées pour lui dire qu’il était prêt. Sans cesse, l’appel du large agitait son esprit tel la tempête en approche. Et entre les deux résidait un vide qu’il ne s’expliquait pas et qui allait croissant à chaque jour qui passait. Lorsque, bien des années auparavant, l’ondin avait pris la haute mer et entendu son chant pour la première fois, il avait senti qu’il ne pourrait plus désormais redevenir tout à fait yssien. Et pareillement, lorsqu’il avait posé le pieds à Tol Orëa et que lui avait été révélée la véritée sur ces terres, il avait deviné que c’en était fini de la vie de marin. Et pourtant, il ne parvenait pas à se sentir oreannien. Une page s’était tournée, de cela il ne pouvait douter, mais il lui semblait que le nouveau chapitre peinait à commencer, comme s’il fut piégé d’un prélude qui s’éternisait.
Les mois avaient passé depuis ce premier échange avec le sénateur, et le jeune homme avait depuis parcouru les chemins du Dômes de long en large. Il avait vu défiler des aspirants, plus jeunes ou plus âgés : si certains avaient semblé déboussolés, la plupart paraissaient avoir attendu cela toute leur vie ; quelques-uns étaient liés désormais, d’autres à des années de l’être. Lui-même, pourtant, en était toujours à se demander si c’était bien là sa place. « Tu es prêt. » avait sobrement déclaré le vieil ondin en lui remettant la blanche tunique, mais le jeune homme ne partageait pas cette certitude. Et pourtant, inexorablement, chaque minute le rapprochait, lui disait-on, de l’instant prochain de l’Empreinte. Était-ce l’âme-soeur ou le vent du large qui lui manquait tant ?

Lorsqu’un cri perça le kaerl, Ta’imiti sût que le moment était venu.
Ses pensées se firent immobile. Son souffle se figea dans sa gorge. La corde se tût.
Un instant passa…
À nouveau retentit l’appel. La verte Belareth annonçait le temps des naissances.
C’était l’heure…

Leste, l’aspirant s’extirpa sans difficulté du cocon de lin et avança à tâton dans l’espace sombre. Il avait aménagé la chambre de toiles nombreuses pour y créer quelque obscurité, aussitôt dissipa alors qu’il passa en passa les murs souple et s’engagea dans l’escalier, les parois de cristal des tours joyaux diffusant en permanence une faible lueur. Cela avait été le second aménagement qu’il avait apporté à l’appartement qu’on lui avait assigné. Le premier avait été de vider et délaisser la grande pièce qui représentait l’espace principal du logement. L’ondin n’avait eu que faire de l’endroit, trop vaste pour lui seul, qui n’avait connu de sa vie que moeurs simples et mobilier basique. Cela devait-il changer bientôt ? Un autre être devait-il sous peu emplir ce vide et justifier cette place qui lui avait été offerte ?
Le contact du tissu clair sous ses doigts chassa les pensées parasites. Mû par l’instinct plutôt que par l’esprit, l’aspirant avait saisi la toge cérémonielle et entreprit de s’en revêtir. Évidemment, il connaissait les coutumes sur les sables — Sobêek s’était fait un devoir que son élève les apprennent tous — mais c’était la première fois que Ta’imiti portait un habit de cérémonie. Les rites des siens, à Ys, honoraient Kainalu aussi n’avaient-ils, la plupart du temps, que la mer pour vêtement. Il tâchait encore, péniblement, d’arranger au mieux les pans immaculés de son habit lorsque l’on frappa à la porte.
Depuis le couloir filtrait, il les reconnaissait, les voix d’Erhali et Sobêek.
Un instant plus tard, Ta’imiti ouvrait la porte, tout de blanc vêtu.
C’était l’heure…

Ses yeux s'ouvrirent d'un coup, comme si sa conscience était tirée sèchement du sommeil par un instinct profond. Il n'était plus du tout fatigué, plein de cette énergie matinale qu'il n'avait pas ressentie depuis longtemps déjà. Il était de moins en moins matinal en ce moment. Le guérisseur lui avait dit que c'était normal, parce qu'il grandissait. Mais là, non, il était en pleine forme. Il sauta en bas du lit, pressé de voir s'il faisait beau, si la pluie rayait les eaux autour du Dôme qui était son ciel. Il faisait nuit.

Nuit ?

Nuit. Puis bien nuit. Une nuit où la luminescence des calamars tenait lieu d'étoiles. De l'esprit, il frôla l'immense Iska, toujours présente, rassurante, protectrice. Il s'habilla rapidement avec ses vêtements de la veille, se glissant dans la chambre de sa mère.

Personne.

Comment ça personne ? Il fut tour à tour surpris, inquiet et en colère. D'où elle découchait ? Elle était encore au temple il en était SUR. Fallait toujours qu'on la dérange. Ils allaient l'entendre. SA mère était a LUI la nuit. Et peu importait qu'il soit grand et qu'il n'ait plus besoin de sa présence. C'était pas une question de besoin.

Toujours aussi réveillé mais de fort méchante humeur, il attrapa son manteau et descendit à son tour, bien résolu à aller engueuler jusqu'à Flarmya s'il le fallait. Il était en route, frappant le sol de son pied pour exprimer son mécontentement lorsque le clairon de Belareth se fit entendre. Il s'arrêta net.

C'était un appel d'éclosion. Et il savait que c'était la verte d'Alkhytis parce que c'était elle qui avait volé à un moment a peu près logique avec la date du jour. Il tourna les talons, se ruant vers la sphère de naissance. Si c'était son jour ? On ne lui avait pas dit qu'il était prêt ni rien mais parfois les dragons choisissaient avant les humains. Il s'imagina sur un noir de nuit. Ou un blanc argenté. Ou une verte écailleuse. Ou une bleu marine. Ou un brun chaud. Ou un bronze étincelant. La ponte n'était pas grande. C'était rare pour une verte d'avoir beaucoup d'oeufs. Mais ça, le garçon s'en fichait. Il en suffisait d'un. Que ce soit le bon. Et il passerait immédiatement de l'autre côté.

Entrant dans la coupole, il repéra rapidement Ta’imiti, en robe blanche, accompagné d'Erhali et Sobêek. Eux étaient là officiellement. Le demi-sang fit un clin d'oeil d'encouragement à l'ondin, pas jaloux. Tai étudiait depuis plus longtemps que lui. Et, une fois encore, ce n'étaient de toute façon pas les humains qui décidaient. Si son âme soeur était là, robe ou pas robe, il serait lié. Si le dragon de Tai n'était pas là, robe ou pas robe, il rentrerait bredouille. L'adolescent se glissa parmi ses pairs jusqu'à la jeune femme à l'écharpe.

"Hey. C'est ta première ? Tu vas voir c'est génial comme moment. Tu veux prendre des paris ? Moi je dis que le petit à droite c'est un noir. Je le sens bien."

Les gradins n’étaient pas pleins. Il me fut aisé de rejoindre une place de choix, magnifiquement située en bord d’hémicycle. De cette place privilégiée, j’étais certain de pouvoir observer la cérémonie sans être directement dans le champ de vision des dragons et des spectateurs, quel que soit l’endroit d’où pointaient les regards. La Sphère de Naissance laissait peu plus de places anonymes sous sa bulle cristalline. N’en déplaise à mon ego, je ne souhaitais pas être une cible aujourd’hui.

Ce n’était ni moi, ni les politiciens, et encore moins les Aspirants qui trépignaient dans les gradins, qui étions dignes d’attention en ce jour. Trônant dans son écrin de sable blanc, Belareth affichait la fierté d’une reine. Ses écailles resplendissaient de milliers d’éclats qui ne sauraient rendre justice à son entière beauté. J’ignorais si cette verve poétique provenait des abysses de mon âme ou de l’admiration qui suintait par tous les pores chez mon Lié. En retrait parmi les autres dragons venus assister à l’éclosion, Elérion contemplait la Verte avec une émotion non feinte. Je le connaissais pour ses élans philosophiques, et son affection sans bornes pour ses pairs. Il n’était pas un dragon façonné pour une vie solitaire – à mon grand dam. Cependant, l’attendrissement légèrement teinté d’envie qu’il ressentait à l’égard de la Liée de Maîtresse Doréhor me plongeait dans l’embarras. Quels souhaits encore inavoués sommeillaient dans son cœur ?

Je n’eus guère le temps de m’appesantir sur la question. Les Candidats à l’Empreinte entraient en lice. Il y en eut un qui m’attira l’œil. La rumeur prétendait qu’il fréquentait, bon gré mal gré, la fratrie Thrawnen, ce qui représentait à la fois une preuve de mauvais goût mais aussi un symbole subversif. Mon Lié me souffla que cet Aspirant-là apprenait, de plus, sous la tutelle de Maître Sednereï, un sénateur connu pour son intransigeance et son goût pour l’élitisme. Certainement un affreux personnage qui s’entendrait à merveille avec mon Maître au Kaerl Ardent…

Le chant des dragons n’avait pas encore commencé que mon regard dériva vers une nouvelle silhouette qui attirait tous les regards, au seuil de la Sphère de Naissance. Celle-là ne pouvait pas prétendre à cette Empreinte, en aucun cas, et sa présence me parut bien présomptueuse. Une flambée de colère m’électrisa, et je me redressai aussitôt sur mon siège. Venait-elle se moquer de Belareth et sa couvée ? Venait-elle détourner les honneurs sur sa personne ?



La main posée sur les écailles fraîches et lisses de la patte antérieure de sa Liée, Eurydice Thrawnen s’avançait sous le dôme avec l’impression tenace d’être jugée en intruse. La colère colora ses joues par une nuance de bronze assombri. Elle avait autant le droit que n’importe qui au Màr d’assister à cette éclosion. Elle n’apparaissait guère en public, et sa sœur d’âme le lui reprochait régulièrement. A chaque mise en lumière de sa personne, on venait lui scander la disgrâce de sa famille, la pitié pour le destin tragique de sa mère, ou l’hypocrisie de rigueur en essayant de lui extorquer n’importe quelle faiblesse qui serait capable de la faire redescendre de son piédestal. La sang-mêlée n’était guère réputée pour son caractère facile, ni ses manières aimables. A son cousin les manigances du pouvoir, par Haskèl ! A elle, peut-être, enfin, une reconnaissance pour ses actes et non les déboires de sa famille.

Droite et altière, le visage fermé, elle cheminait aux côtés de l’Argentée qui complétait sa vie de la manière la plus incongrue au monde. Ereshkigal avait décidé d’assister à l’éclosion en compagnie de sa Liée, arguant qu’elles avaient toutes deux quelque chose à y apprendre. Même s’il s’agissait d’une Empreinte mineure, celle-ci méritait autant d’attention et de respect qu’une couvée de reine. Néanmoins, l’Argentée comptait sur les regards glissant sur son armure couronnée d’épines. Elle n’avait pas opté pour la forme illusoire de la femme-enfant qui la caractérisait, préférant conserver son enveloppe charnelle plus monumentale. Susciter l’émotion, qu’elle quelle soit, faisait partie intégrante de son existence. De leur existence.

° Un jour, ce sera notre tour. °

A travers cette promesse, la voix mentale de la dragonne vibrait de ferveur. Eurydice coula un regard depuis les gradins vers l’Argentée, auquel cette dernière ne répondit pas. La titanide grise s'était lovée sur les sables, légèrement à l'écart de ses semblables. Recomposant une expression neutre, la jeune femme reprit son observation de la cérémonie. Être liée à une reine bouleversait bien plus son quotidien qu’elle ne l’aurait cru. Ereshkigal lui faisait entrevoir de nouvelles problématiques chaque jour. Elle se sentait dépassée par cette situation et, haïssant plus que tout l’idée de ne pas contrôler sa vie ou sa destinée, Eurydice feignait fréquemment de ne pas comprendre ce que son statut impliquait désormais. Songer à un Vol Nuptial, en l’occurrence, la mettait si mal à l’aise qu’elle craignait de laisser transparaître son trouble en public, y compris face à ses détracteurs.

Son regard dériva de la mère de la couvée aux quelques Candidats qui patientaient sur les sables. Il parcourut la petite assemblée avec attention, cherchant un nom, reconnaissant parfois un visage. Ereshkigal aurait été plus à même d’effectuer cet examen puisque, sans plus se mentir à soi-même, elle donnerait un jour naissance à une nouvelle génération de dragons dans ce Màr, comme ses aïeules. Il lui revenait donc la tâche de jauger les âmes avec tout le discernement possible. A Eurydice en revanche, il lui restait ce goût doux-amer, celui que nous laissent des songes inachevés au réveil. Un jour, des jeunes gens du Màr Luimë lui seraient redevables, par l’intermédiaire de sa Liée. Et si cette pensée réjouissait son cœur patriote, elle craignait de céder à un orgueil vorace qui menaçait de l’engloutir, comme il l’avait fait pour sa mère, jusqu’à mutiler celle-ci.

Un dernier coup d’œil sur les Candidats en toge blanche, en contrebas, suffit à la dissuader d’approfondir le sujet dès maintenant. L’un d’entre eux évoquait les contrées exotiques par-delà les mers qu’elle visitait en compagnie d’Oncle Bartholomew. Croiser le regard d’un de ces Aspirants prêts à se lier fit monter le feu à ses joues. Elle s’agita sur son siège, incapable de trouver une position à la fois confortable et honorable, jusqu’à ce qu’un mouvement à la périphérie de son champ de vision attire son attention. Non loin d’elle, un jeune homme, qu’elle reconnut comme étant le fils de la Grande Prêtresse, se penchait à l’oreille d’une fille au teint aussi doré que celui de la Chevalière Thrawnen. Sans y prendre garde, cette dernière prêta une oreille distraite à leur conversation. Un sourire naquit à la commissure de ses lèvres.

Après avoir claironné fièrement l’arrivée future de ses enfants, Belareth avait repris une posture protectrice, gardant sa queue émeraude autour d’eux. Elle percevait par ce contact maternelle, malgré l’épaisseur de la coquille, le frémissement de vie des futurs dragonneaux. Doucement, ils se préparaient à sortir de leurs petits forts ovales de calcaire pour voir de leurs propres yeux le monde qui se préparait à les voir éclore. Et très bientôt, ils sentiront la proximité des bipèdes baignés d’espoir quand à nouer leur âme à celle d’un de ces descendants de Flarmya.

Les estrades commençaient à se remplir. A chaque nouvelle venue, la saurienne gardait un regard prudent sur chacun des bipèdes qui s'installaient, comme s’ils manquaient d’être une menace. Bien qu’elle savait consciemment qu’elle n’encourait aucun danger, l'instinct de ses lointains ancêtres sauvages prédominaient toujours, pour garantir le maximum de chance à sa progéniture. C'était propre à chaque être vivant enfantant la vie, voulant offrir le maximum de chance de survie dès les premiers instants où les tout frêles poumons inspireront pour la première fois de leur vie l'air vital à leur existence.

Les oeufs tremblaient un peu plus, tantôt en parfaite synchronisation, tantôt de manière totalement erratique. Un paraissait moins vigoureux. Belareth avait approché son museau pour lâcher un sourd grondement, encourageant l'être à l'intérieur à ne pas se décourager de l'effort à fournir prochainement. Bientôt, les Candidats allaient se présenter. Et pour se faire, elle se redressa sur ses antérieurs, montrant sa fierté vaniteuse de Verte comme sa couvée. Bien qu'elle était petite, trois nouveaux Dragons viendront grossir les Rangs de leurs frères et soeurs plus âgés, qui étaient présents eux aussi, comme à chaque Eclosion, pour faire vrombir l'air de leurs chants profonds et rythmant. D'ailleurs, certains dragons avaient commencé à porter le ton.

Alkhytis était présente dans les gradins, un tout petit peu à l'écart de la foule. Non pas que cela la gênait, mais là, il s'agissait de sa liée qui était présente sur les sables. Elle ne donc pas à voler la vedette à sa liée et surtout, qu'on vienne converser avec des ragots que le Vol de Belareth avait commencé à engendrer. En y songeant, elle eut un bref sourire en coin, très discret. Puis, sereinement, elle observa chaque Neutre présent, de tous ceux qui étaient venus pour assister à l'Eclosion. Bien que sa verte ait eu une petite couvée, elle était ravie de voir bien du monde présent. D'ailleurs, elle remarqua, un peu à l'écart elle aussi, la Grande Prêtresse de Flarmya, Liâd Malkièl. Elle paraissait attentive à ce qui allait venir. La dame nota cela comme un fait intéressant, qu'elle ne devra pas oublier. Voir Liâd Malkièl en personne était à prendre comme un bon présage non ?

Le rythme grossissait à chaque voix draconique qui se joignait au chœur, le gonflant et le rendant encore plus envoûtant. Chaque éclosion était une victoire sur le mal qui rongeait les Enfants de Flarmya s'il ne venait pas à se lier à un homme ou une femme. Comme un cœur, chaque dragon apportait sa force pour assurer le battement de la vie à venir. Les Candidats, tout vêtus de blancs, firent leur apparition, s'approchant lentement. L'odeur de leurs émotions parvenaient aux narines de la Verte, les humant pour mieux les ressentir. La crainte, l'excitation.... c'était là les deux principales qu'elle ressentait. Doucement, et non sans une certaine réticence, elle retira sa queue écailleuses, dévoilant son trésor le plus précieux parmi tous. Ses trois œufs étaient remuants comme jamais, à la limite de rompre la paroi devant l'empressement de la vie en son sein de voir le jour.

Ils étaient six candidats, se présentant devant Belareth. Six candidats et seuls trois pourront prétendre à être chevaliers-dragons une fois qu'ils auront formé le lien avec leur âme soeur draconique. Pour être certaine de leur détermination, la dragonne verte d'eau déploya soudainement ses ailes, tout en libérant un rugissement suffisamment puissant pour faire vibrer les entrailles des plus effarouchées. Un Candidat manqua de prendre ses jambes à son cou.

°Candidats ! Aujourd'hui est votre jour, celui où Flarmya va vous permettre de vous lier à un de ses Enfants. Que sa volonté soit faite à travers Eux, en jaugeant votre esprit et votre âme ! °

Elle n'avait pas besoin de discourir longuement. Grondant, elle recula de quelques pas, laissant ses dragonneaux prendre la décision de leurs choix.

Un premier oeuf remua plus que les autres. Des stries craquelèrent la surface et des morceaux éclatèrent, libérant la fois à une petite verte malachite, qui poussa un petit cri strident. Sans attendre, elle tourna sa tête vers une des deux Aspirantes qui composaient le groupe, couinant dans san direction .

°Je t'ai trouvé !!!°

La jeune fille, une petite elfe rouquine sentit l'empressement de cette dragonne à se lier avec elle et ne manqua pas de trembler d'émerveillement devant l'évènement qu'elle vivait.

Le second oeuf ne tarda pas à suivre, se montrant un peu plus discret. La coquille se fendit et un gros morceau demeura collé sur le sommet de la tête du dragonneau qui s'extirpa précautionneusement de son oeuf. D'un brun sombre, le petit saurien semblait soit méticuleux, soit prudent. Il prit le temps de sortir de son entrave calcaire avant d'observer les Candidats présents. Puis d'un air attentif, il regarda les quatre jeunes hommes présents. Il prit contact mentalement avec un jeune humain, celui qui avait reculé sous le rugissement de la verte maternelle. Il s'approcha doucement du petit brun, le sourire irradiant son visage qui s'était avéré timide depuis son arrivée sur le site.

Le dernier oeuf tremblait peu, guère décidé à sortir. Il bascula sur le côté, roula un peu de quelques centimètres, avant de voir son sommet éclater par un coup de postérieur griffue, laissant deviner une couleur saphir. La patte rentra aussitôt dans ce qui restait de l'oeuf, bien déterminée à ne pas sortir. Ca commençait bien pour cette petite dernière, qui était bien décidée à ne pas quitter ce qui lui avait servi de nid bien chaleureux durant ces derniers jours. Le grondement de Belareth la rappela un peu à ses devoirs ancestraux. On entendit un léger couinement de désappointement et elle finit par sortir, non sans mal après s'être tortillée dans tous les sens pour sortir de là. Elle se mit sur ses petites pattes et maladroite, elle s'approcha des Candidats restant, les sondant. Son regard paraissait songeur... Elle noua le contact avec la dernière des jeunes filles, une demi-Ondine à la chevelure lunaire.

Belareth poussa un léger grondement de contentement, faisant trembler ses ailes à demi ouvertes. Ses enfants s'étaient liées, Flarmya pouvait être fière de cette nouvelle petite couvée ! Restait les autres Candidats, n'ayant pas été choisi. La tristesse se sentait dans leur coeur. La liée d'Alkhytis se permit un petit passage mental de réconfort à leur égard.

°Votre tour viendra. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera à un autre moment. Vous avez le Don, un dragon vous attend un jour prochain. °

A  nouveau, elle déploya ses ailes, moins brutalement cette fois et poussa un bref rugissement, saluant les nouveaux chevaliers-dragons. Ces derniers, le visage radieux de sentir leur âme complétée par celle de leur dragon, s'éloignèrent déjà de l'aire d'Eclosion pour rejoindre leurs amies, familles et Maître, pour recevoir les félicitations. Les Candidats malheureux n'avaient pour la plupart que de la peine et de la désillusion, sauf peut être un ou deux qui gardaient quand même le sourire, espérant déjà la prochaine Empreinte pour tenter une nouvelle fois leur chance.

Y avait du beau monde ! Déjà, le chevalier Galaad, pis une argentée et sa liée, Eurydice qu'était assistante d'ambassadeur et ça c'était un métier important. Maman n'était pas loin, évidemment. Sauf que là, plus importante que toutes les argentées du monde, y avait surtout la verte Belareth et ses oeufs. Ca devait être tellement excitant d'être la maman et de se demander ce qui allait éclore. Et d'être la papa aussi ! Kim ne se rappelait plus de qui avait couvert la dragonne mais comme il n'avait pas encore assez étudié pour être jugé digne de la tunique blanche, il s'en fichait un peu. M'man saurait si on lui demandait. Alors bon.

Les estrades se remplissaient de plus en plus. Le torhil joua un peu des coudes, éloignant un adolescent un peu collant qui en avait visiblement après Ausra. Les amoureux faisaient chier. Le garçon en connaissait au moins deux qui en pinçaient pour la belle torhille en secret sans oser leur en parler et il les méprisait ouvertement. Ils étaient pas assez bien pour l'aspirante de SA mère. En plus ils savaient même pas faire d'écharpe. L'amoureux de 'sra serait tisserand ou ne serait pas !

Ils étaient six sur les sables. C'était pas beaucoup d'élus mais pour trois oeufs c'était énorme ! Ca voulait dire que la moitié n'aurait pas de dragon. Belareth rugit et un candidat sembla presque défaillir.

"Lui, s'il se lie, il aura pas un grand dragon, va pas falloir qu'il tombe dans les pommes à chaque fois que son lié lui dira bonjour quoi." réagit l'adolescent avec un peu de mépris. Il chassa rapidement l'idiot de ses pensées et retourna son attention vers les oeufs. Le premier se balança et une verte trop belle en sortit et alla droit vers deux filles. Les filles c'était souvent en grappequand même. Elle se lia avec l'elfe rousse. Bon. Pas très intéressant. L'adolescent se détourna pour le deuxième. Celui qu'il avait repéré et qui devait contenir un noir, obligé.

Au début, il cru qu'il avaitbon. C'était foncé quand même et on ne voyait pas bien de loin avec le morceau d'oeuf sur la tête. Finalement, ce fut un brun. Drapé dans sa mauvaise foi, le blond lança.

"Aha, presque noir, j'ai presque bon !" Curieux, il se pencha en avant pour suivre les pérégrinations de son proclamé préféré. Et là. Il se lia avec le trouillard ! DECEPTION. Loikim se retint de ne pas huer. Ca ne se faisait pas. Mais c'était nul, presque-noir il méritait mieux qu'un idiot qui avait peur. Pfff. Et l'autre oeuf qui se dépêchait pas. On allait les appeler "Vert, Presque et Retardataire" si ça continuait. Ou "Feignasse", continua-t-il intérieurement en remarquant la griffe qui rentra dans son oeuf. Bleu. en fait c'était la couvée Précieuse. Deux sur trois avec des couleurs de pierre précieuse et l'autre qui était presque. Bon elle allait se dépêcher la diva là ? Agacé par sa déception, le garçon avait hâte de récupérer SA mère pour retourner se coucher.

Finalement Princesse se lia avec une ondine. Une fille donc encore. Logique mais venant d'une bleue...enfin Iska était mieux que ça quoi. Pas de déception à avoir, ces trois là n'étaient clairement pas faitpour lui. S'étirant, le garçon bailla sans se cacher.

"Bon bah voilà. J'les connais pas bien ceux qui se sont liés. Du coup... bof. Dommage pour Tai. Il méritait mieux de toute façon. Je ne voyais pas les Précieuses pour lui. J'espère qu'il n'est pas trop déçu. J'vais me coucher. A demain."

Ptet que certains allaient faire la fête et boire pour féliciter les heureux élus. Ptet que certains allaient bouder et boire pour oublier leur déception. Kim allait dormir. Le dodo c'était im-por-tant !

Hé salut p'tit!

Ausra ébouriffa les cheveux de Loïkim. Des paris? Voilà qui semblait intéressant. Hors de question cependant de faire jouer de l'argent au jeune garçon. Pour cette fois, elle se contenterait d'un simple pari d'ami. 

Je pense que c'est une verte, moi! répondit la jeune femme. De toute façon, y'a forcément des vertes dans la couvée d'une verte, non?

Puis une femme accompagnée d'un dragon entra dans la sphère de naissance. Et quel dragon! Une reine argentée, ni plus ni moins. Cette dernière réduisait presque ses semblables à l'état de vulgaires lézards lorsqu'elle se coucha à leurs côtés. Ausra se fit la promesse de ne pas rater la prochaine éclosion d'une couvée de reine. En fait, elle ne voulait plus rater aucune éclosion. Elle regrettait de ne pas être artiste, et donc de ne pouvoir immortaliser le spectacle des dragons rassemblés par le biais d'une peinture. Elle regrettait de ne pas être musicienne et donc de devoir se contenter de ses propres chants maladroits pour garder un souvenir des jeux de lumière sur les écailles des dragons. Elle avait connu des mercenaires comme elle qui soufflaient dans de petits instruments de musique, souvent des ocarinas ou des flutes en bois, pour passer le temps. Peut-être pourrait-elle faire de même? Quel instrument serait à même de traduire correctement les sons des couleurs?

Un adolescent tenta de s'installer près d'eux, mais Kim l'éloigna. La jeune femme haussa un sourcil mais n'y prêta pas davantage d'attention. Elle avait assisté à son lot de chamailleries entre garçons en grandissant avec son frère et ses cousins. Elle avait l'habitude. Lorsque Kim émit un commentaire au sujet de l'aspirant qui avait failli s'évanouir, Ausra répondit sans réfléchir:

Ou quand son dragon aura des gaz

Elle entendit quelques murmures de moquerie et perçut quelques regards indignés en coin, mais s'en moquait. Aussi magnifiques et majestueux qu'ils puissent être, les dragons restaient doués de digestion et devaient donc subir tous ses inconvénients. Les seuls dragons immunisés à ce désagrément étaient sculptés dans la pierre, ou imaginaires. 

Puis les oeufs commencèrent à éclore. Une verte sortit d'un oeuf, différent de celui sur lequel elle avait parié. Des gradins, on ne voyait pas bien les dragonneaux. Quel dommage! La verte alla vers une elfe rousse, le vert de ses écailles s'harmonisant à merveille avec la couleur flamme des cheveux de sa nouvelle liée. Comment des couleurs s'accordant aussi bien pouvaient-elles produire des sons aussi dissonants? La jeune femme se souvint alors de quelque chose qu'elle avait appris au cours de son aspiranat: l'Empreinte n'était pas synonyme d'entente sans accrocs. Deux êtres liés pouvaient subir, comme dans toute relation, des conflits et des désaccords. Et rien n'illustrait mieux cela que le grincement des dents d'Ausra qui percevait les sons de ce vert et de ce roux ensemble.

Ah, zut! J'avais tort, ce n'est pas une verte

C'était un brun sombre. En effet, le p'tit avait presque gagné. Et le dragonneau se lia avec l'aspirant peureux. Ausra sourit. Il allait pouvoir lui apprendre à vaincre ses frayeurs. La dernière à éclore était une bleue qui se lia avec une ondine qu'Ausra ne connaissait pas. Ta'imiti restait donc parmi les candidats malheureux, tout comme deux autres aspirants vêtus de blanc. Ausra souhaita la bonne nuit au petit avant de descendre pour voir les dragonneaux de près et discuter avec les gens et les dragons qu'elle connaissait. L'heure du coucher n'était pas pour tout de suite. Pas quand on a encore le coeur qui bat aussi vite qu'après une séance de combat à la hache!

Derrière la porte, les deux maîtres attendaient le jeune homme, vêtus aussi formellement que lors de leurs sessions au Sénat. D’un hochement de tête, Erhali offrit son approbation à son élève, tandis que Sobêek ne put s’empêcher de lisser d’un gest strict un pli de la tunique immaculée, soucieux de l’apparence de son aspirant face à ses frères dragons. Tous trois se mirent en route et les couloirs miroitants du kaerl englouti défilèrent presque sans un mot. Quand s’ouvrirent les grandes portes basses de la salle d’éclosion, alors seulement le brun répéta quelques ultimes recommandations sur fond des murmures qui filtraient depuis les gradins. Ce n’étaient guère que des avertissements de principe, car Ta’imiti avait été élève assidu et connaissait le rite.

Alors, dans son habit clair, l’aspirant posa le pied sur les sables.
Cinq silhouettes, tout aussi claires, patientaient en ligne. Face à eux, un colosse vert les toisait : Belareth, fille de Serenah, liée de la maîtresse Doréhor, et l’instigatrice de l’événement du jour. Le jeune homme n’adressa pas alors un regard à la foule chuchotante tant son attention était focalisé sur la majestueuse verdoyance et ses joyaux qui tronaîent sur une mer d’argent. De l’écrin du dôme filtrait la lumière nocturne d’un ciel étoilé, jetant sur le sable clair des vagues irisées. L’ondin avait à peine prêté attention aux jeunes gens qui l’accompagnaient, tant son esprit était perdu dans un océan de réflexions, sinon pour s’avancer de concert avec eux. Et pourtant, là où ses compagnons avaient continué plus avant leur marche, Ta’imiti avait ralenti le pas avant même la démonstration de présence de l’épineuse verte. Et si la distance pouvait laisser suggérer aux observateurs lointains quelque crainte, point n’en était, et il ne tressaillit pas lorsque le rugissement emplit l’espace et que les ailes obscurcirent le ciel. Car pour la première fois depuis bien des années, l’air était empli de silence.
L’appel de la dragonne lui parut plus clair que jamais, le glapissement de l’aspirant effrayé un cri de terreur, et les murmures intrigués du public l’acclamation d’une foule innombrable, car la musique s’était tue, soudainement. Ta’imiti se sentit sourd. Etait-ce le vent trop lointain et la mer trop calme ? Etait-ce Flarmya distraite et Kainalu absent ? Personne ne pourrait y répondre, mais le silence était seul compagnon en cet instant, et aucune sirène n’appelait plus le navigateur vers ce nouveau voyage, aucun instinct ne poussait plus l’aspirant vers ces oeufs. Seul le sable sous ses pieds demeurait, qu’il fixa comme figé, lien unique avec l’océan par delà le cristal, son monde.

Enfin, une vague chanta paresseusement, un courant d’air siffla malicieusement, et une verte rugit de plaisir. Les empreintes étaient faite, l’éclosion achevée, la nuit reprenait. Sans un mot, sans un geste qui aurait pu trahir une émotion, Ta’imiti leva les yeux du sol d’argent et se retourna, marchant d’un pas égal vers la lourde porte. Son regard balaya distraiement les gradins. Il y remarque l’écharpe azurée d’Ausra et le visage du jeune fils de Liad Malkièl qui semblent compatissants, mais n’y prêta pas attention. Il y vit la grande prêtresse elle-même et quelques autres personnalités dont il aura retenu noms et visages, mais n’y prêta pas attention. Il nota l’air de contentement de la maîtresse verte à l’honneur, qui partageait la joie de sa liée, mais n’y prêta pas attention. Il passa devant Erhali, le regard dur, et Sobêek, plus inquiet, mais n’y prêta pas davantage attention. Sans une parole, Ta’imiti alla droit vers la sortie, prêt à repartir des sables comme si l’instant avait été des plus anodins…

Excusez moi....excusez....hey! Regarde où tu vas toi! 

Qu'on soit sur son chemin ne dérangeait pas Ausra, qui avait été maintes fois accusée d'être "dans les jambes" des gens de son village quand elle était enfant. Cependant, certains semblaient rêvasser dans les gradins, là où les gens passaient pour descendre, au lieu de laisser la place libre pour le passage. Ausra bouscula un humain qui en retour s'indigna. Il lui reprochait de l'avoir "presque" fait trébucher. Ausra l'ignora. De quoi se plaignait-il? "Presque" signifiait qu'il était encore debout. Et cette frayeur lui apprendrait sans doute à ne pas rester dans le passage quand des gens circulaient. Elle lui avait donc prodigué une leçon de vie. Il devrait la remercier au lieu de geindre! 

Hé, Ta'imiti!

Elle avait repéré l'ondin qui se dirigeait déjà vers la sortie. Mais il continuait de marcher, ne paraissant pas l'avoir entendue. Etait-il attendu quelque part? Par sa triade peut-être? Ausra bondit par dessus les deux dernières marches des gradins puis intercepta l'Ondin dans sa trajectoire.

Hé! T'as vu les dragonneaux de près? Ils sont mignons? Est-ce qu'ils ont déjà de belles écailles solides? Certaines espèces de lézards naissent avec des couleurs moins vives. Elles deviennent plus graves comme la voix qui mue avec l'âge. Mais...oh, je parle encore trop. Viens, on va les voir!

Ausra fit un geste de la main, invitant Ta'imiti à la suivre. Avec ce geste, son attitude changea. De jeune femme à l'enthousiasme presque enfantin, elle devint garde du corps professionnelle. Le dos droit et les épaules écartées, elle était prête à créer un chemin pour l'Ondin et elle-même parmi la foule de ceux qui étaient venus féliciter les nouveaux chevaliers dragon.

Irrémédiablement, l’ondin était poussé sur les sables. Chaque pas était une vague de marée, chaque élan l’emmenait plus loin que le précédent. La pleine mer de son âme éclipsait à chaque instant davantage le lieu présent. Une paire de regards étaient posés sur lui qui retinrent guère plus son avancée qu’un château de sable oublié. Le temps était parti, Ta’imiti s’écoulait au dehors.
Pourtant, alors qu’il posait la main sur la porte décorée pour s’y frayer un chemin hors de la foule, une voix l’envahit, une présence l'interpella. Malgré lui, il ralentit son geste alors qu’Ausra atterrissait à ses côtés. Son habituelle bonne humeur envahissait l’espace. Son engouement irrépressible repoussait sans gêne les murs érigés par l’aspirant trahi. S’arrêtant tout à fait, il releva vers la torhile qui le pressait de questions son visage fermé. L’ondin paraissait infiniment plus lointain qu’à l’accoutumée.

« Je… Je les ai à peine regardés, confia Ta’imiti dans un murmure.

Suivant les paroles et attentions de son amie, il posa les yeux sur les jeunes liés, débordant de joie et de maladresse. Autour d’eux, leurs proches qui se massaient à leurs côtés et prodiguaient conseils et encouragements à foison. La foule était menue — comme elle l’était toujours pour une empreinte mineure — mais agitée. Et pourtant, elle lui semblait tellement silencieuse, calme, un mouvement distant. Seuls raisonnait le chant des vagues et, parfois, un mot ou deux qui de la bouche d’Ausra lui parvenait.

« J’avais prévu de sortir. J’ai besoin de marcher… »

Son regard était terne, comme éteint. Ses yeux couleur de l’océan avaient pris la teinte d’un jour d’orage.

La voix du dragon se fit sévère dans la pensée un peu distraite de Welnir.

*Tu dois y aller. Ou plutôt, je dois y aller et tu dois être avec moi. Les dragons sont Un et nous deux sommes liés.*

Le ton s'adoucit pour ajouter:

*Je n'ai jamais refusé de te suivre pour ce que que tu jugeais important..*

Welnir reposa la plume qu'il s'apprêtait à tailler. Il  n'avait pas pensé que Kalawar prendrait aussi mal son refus, certes un peu désinvolte, de l'accompagner à l'Empreinte devenue imminente. Le kaerl s'apprêtait à la célébrer avec la solennité requise. Que Kalawar veuille être présent et participer au rite du choeur draconique, c'était on ne peut plus compréhensible. Mais le maître brun évitait le plus possible les manifestations publiques et le dragon ne s'en était jamais plaint. Cependant, que fussent invoqués des principes aussi sacrés, cela changeait la donne. Kalawar avait raison. Une empreinte, même mineure, a une dimension qui dépasse de loin les cérémonies ordinaires. Il se devait d'y participer tout autant que son lié.
Rangeant donc son canif  et la plume dans l'écritoire, Welnir se leva non sans retenir un léger soupir. Il devait abandonner sa quiétude confortable pour se préparer, sortir, sans doute rencontrer des collègues, parler, échanger les amabilités d'usage. Mais ne pas désobliger son dragon était en fin de compte plus satisfaisant que de céder à ses propres envies, d'ailleurs bien ternes et routinière, et c'est donc sans regret qu'il répondit :

*Tu as raison.  L'Empreinte est une célébration de la jeunesse et de la vigueur du kaerl. Je me fais vieux : cela me secouera un peu...Et depuis notre retour, nous n'avons pas eu l'occasion d'assister à une éclosion. On se rejoint dans la Sphère ? *

*J'y suis déjà. Et mets au moins ton manteau de Maître*

* Et toi,  tu as brossé tes écailles, astiqué tes griffes, éclairci ta voix ? *

*Bien entendu. Et bloque à fond ta fabuleuse capacité auditive. Le chant d'Empreinte des dragons comporte des sons que l'ouïe humaine ne saurait supporter. Ah ! n'oublie pas de rectifier un peu ta barbe ! Tu as tendance à jouer les hérissons ces temps-ci.*

La voix du dragon s'éteignit. Welnir rejoignit sa chambre et jeta un coup d'oeil dans le miroir au dessus de la table de toilette. Kalawar avait raison.
On voyait dès le premier pas dans le labyrinthe des couloirs que le Màr Luimë était en effervescence. Même mineure, une Empreinte était un évènement. Les signes de l'éclosion imminente avaient été annoncés. Il fallait se hâter pour ne pas manquer le moment unique où  les nouveaux liés scelleraient leur sort commun.
Malgré lui, car il n'aimait pas s'attendrir sue le passé, Welnir sentit monter les souvenirs heureux de sa propre Empreinte. Il eut soudain l'impression que c'était justement ce genre d'émotions qu'il avait voulu éviter en restant chez lui. Il n'était plus ce Welnir sûr de ses projets, de ses aptitudes, impatient de s'intégrer dans le kaerl, certain de pouvoir remplir les devoirs accompagnant la chance inouïe d'être devenu un chevalier-dragon. Alors il était jeune et le monde semblait l'être avec lui... Ses quarante ans lui pesaient-ils à ce point que le passé lui semblait désormais toujours teinté de nostalgie ?

Il arrivait devant la spectaculaire grande porte de la Sphère de Naissance tenue ouverte pour la circonstance. Une pointe de fierté le tira de sa morosité, fierté d'appartenir à un kaerl capable de produire un tel chef d'oeuvre à la fois sobre et raffiné. Il avait eu un certain mal à se réhabituer à l'étrange monde du kaerl après l'accident d'interstice qui avait valu, à lui et à son dragon, huit ans d'exil forcé. Huit ans passés dans le nord-Vaendark, un monde fermé de vents glacés et de forëts sauvages, un peuple hostile, un ciel devenu un infini inaccessible ...et puis, le retour et se retrouver dans un lieu clos de verre et de cristal, entouré d'eaux qu'on ne touchait jamais et dont on ne craignait rien, monde fluide et profond, traversé de reflets et d'ombres qui incitaient au calme et à la réflexion. Du moins pour ceux de sa trempe car certains habitants du kaerl se plaisaient à y jeter le trouble comme si tant de sérénité dans l'environnement finissait par les irriter. En fait, il n'avait pas vraiment eu le temps de s'intégrer réellement au kaerl, ayant surtout reçu des missions qui l'en éloignaient. Pourtant, il n'avait jamais regretté son choix de l'Ordre Neutre et il adhérait toujours pleinement à ses principes et à ses règles. De plus, s'il aimait se retrouver sous le ciel libre de l'extérieur, il se plaisait au Màr Luimë, placé sous l'influence de l'eau, élément souple et apaisant, loin des flamboiements éruptifs des Ardents ou des vertigineuses perspectives Célestes.

Welnir s'arrêta un instant en haut des marches conduisant au vaste balcon dominant les sables. La Sphère était aux dimensions des dragons qui s'y rassemblaient et les bipèdes ne pouvaient que s'y sentir bien petits. La verte Belareth surveillait ses œufs avec la méfiance inquiète qui précède l'éclosion. C'était la liée d'Alkhytis Doréhor, une femme dont la prestance et la personnalité avaient toujours attiré l'attention du maître brun. Il hésita un instant puis il descendit vers les premiers gradins où se tenaient officiels et maîtres-dragon. Il ne chercha pas à se placer près de la belle Alkhytis, prudemment écartant le risque de se laisser distraire par tel détail de sa tenue ou de sa personne.
Après s'être assis, il rejeta en arrirère son manteau tenu par une chaîne d'argent pour montrer à Kalawar qu'il avait soigné son allure, adressa quelque saluts discrets à ses voisins puis chercha son lié des yeux. Les dragons commençaient leur chant et il s'abstient de le déranger. Kalawar était encore impressionnant malgré les séquelles de l'accident, arborant toujours la fierté du Brun vigoureux qu'il avait été. Son aile légèrement déformée, la membrane échancrée, ses membres restés amaigris, tout parlait, comme les cicatrices d'un valeureux guerrier, de bravoure et de dangers vaillamment surmontés.

Belareth claironna soudain. Les dragonneaux commençaient à  se dégager des coquilles et le public fut parcouru de murmures d'attente excitée. Welnir se sentit lui aussi pris par ce frémissement, devant un  phénomème aussi extraordinaire que l'Empreinte, si bref et si décisif, toujours aussi mystérieux. Trois seraiant choisis au mieux. Il ne connaissait pas ces jeunes gens, qui s'avançaient maintenant vers la  dragonne de plus en plus préoccupée par ce qui se passait dans sa couvée. Oui, l'empreinte était un moment prodigieux ! C'était le nerf central de la vie d'un kaerl. Le sens même de l'existence de ses habitants était suspendu à ce renouvellement des triades. Welnir regrettait un peu de n'avoir pas pu conduire un apprenti jusqu'à la fin de sa formation. Parfois il se disait qu'il ne méritait pas en fait son titre de Maître. C'était peut-être aussi pour éviter ce genre de pensées qu'il avait d'abord refusé de venir à l'Empreinte. Mais il savait dépasser ces moments de doute. Kalawar et lui restaient toujours prêts à remplir les missions qui leur incombaient.
Ainsi dérivait sa pensée quand Belareth rugit de nouveau et la réaction apeurée d'un candidat ramena son attention vers les dragonneaux.Un seul mâle, qui choisit justement le jeune émotif...Ce succès le consolerait d'avoir manqué à la gravité attendue en ces instants solennels. Welnir remarqua un Ondin parmi ceux qui repartaient seuls. Il paraissait parfaitement maître de sa contenance, ne manifestant ni chagrin, ni amertume, ni même cette désinvolture plus ou moins sincère qu permet de faire bonne figure devant l'adversité. C'était un grand jeune homme avec la finesse de sa race mais qui dégageait une impression de force physique et de fermeté. Son tour viendrait, se dit le Maître brun qui avait toujours un préjugé favorablr pour les êtres sachant se tenir.

D’un revers de main peu discret, Dušan étouffa un bâillement. La Sphère de Naissance bruissait d’une activité pas tout à fait inhabituelle – il venait après tout de s’y dérouler une Éclosion en bonne et due forme, toute mineure qu’elle soit – mais pour le moins … épuisante, au vu de l’heure du jour. Enfin, de la nuit. Une heure où il aurait préféré profiter d’un sommeil bien mérité après une journée bien remplie.

Il avait fallu près de cinq bonnes minutes à Kÿreñ pour obtenir une réaction de son Lié, ses appels surexcités résonnant en échos démultipliés dans son esprit embrumé. Pas que l’usage répété de son prénom ait échoué à le tirer hors de ses songes, mais le demi-sang savait pertinemment que le Bronze ne le réveillerait pas sans une bonne raison … Raison qu’au fond de lui, il préférait faire mine d’ignorer.
Mais son dragon ne le connaissait que trop bien, et avait persisté jusqu’à ce qu’il finisse par céder et lui répondre. Conséquence inévitable, sans doute, de partager les moindres recoins de son âme avec un être supérieur.

*… Quoi ?*
**Dušan ! L’appel a résonné ! Belareth ! Ses œufs !**
*Bonne nouvelle. Tu lui transmettras mes félicitations.*

Jugeant le sujet clos, il s’était tourné sur le côté pour faire mine de se rendormir.

**Parce que tu crois que je vais te laisser t’en tirer comme ça ? Debout, habille-toi et rejoins-moi. Nous allons y aller ensemble, ou je n’irai pas.**

Le ton de Kÿreñ laissait entendre une remarquable obstination, dont son frère d’âme savait qu’il ne sortirait rien de bon s’il continuait à lutter contre lui. Être supérieur peut-être, mais immature certainement.

*C’est bon, j’ai compris.* Un soupir. Silence. *J’arrive.*

C’est ainsi qu’il s’était retrouvé parmi une foule aussi joyeuse et animée qu’il fallait s’y attendre, tout en haut des gradins, le dos appuyé contre l’épaule de son Lié, qui n’avait manqué de se plaindre qu’ils étaient arrivés en retard et que les meilleures places étaient prises.

Un par un, à leur rythme, les œufs avaient éclos, accompagnés dans leur difficile naissance par le chant de leurs pairs, jusqu’à ce qu’ils trouvent finalement tous leur âme-sœur. Un Brun, une Bleue, et une Verte. Tout était bien qui finissait bien … Du moins sauf pour les Candidats qui n’avaient pas été choisis.

**Oh, pauvre Ta’imiti, ce doit être dur pour lui.**
*Comme ça le serait pour n’importe qui à sa place.*

L’Ondin ne faisait hélas pas parti des heureux élus … Et le voir là, le visage inexpressif, dans sa tunique blanche, ravivait en lui une douleur qu’il pensait pourtant éteinte.
Dans son imagination, il voyait la petite silhouette de Perlina aux côté de Ta’imiti, la tête levée vers son ami, un sourire espiègle aux lèvres. Si elle n’avait pas disparu, peut-être aurait-elle été jugée, elle aussi, prête à se confronter à une couvée, et qui sait, peut-être aurait-elle trouvé sa Liée cette nuit. C’était pour ça qu’il se refusait, à l’origine, à venir assister à cette Empreinte. Remuer la boue n’apportait jamais rien de bon.

**Tu te flagelles trop. Regarde, tous les dragonneaux se sont liés ce soir, aucun n’a été laissé pour compte ! Cela veut dire que l’âme sœur de Poisson n’est pas encore née, et que rien n’est perdu ! Flarmya fait toujours bien les choses.**

S’étirant sans attendre de réponse – il sentait bien que Dušan n’était pas d’humeur – un éclat de lumière masqua un instant sa masse écailleuse, pour laisser place à un jeune homme à la courte chevelure cuivrée. Ce dernier passa un bras affectueux sur les épaules du demi-sang.

« Je vais voir Ta’imiti. Il a certainement besoin qu’on lui remonte le moral après son échec. Tu viens avec moi ? »

Haussant un sourcil dubitatif, le blond indiqua l’Ondin en contrebas d’un mouvement du menton, avant de secouer la tête. L’Yssien venait d’être rejoint par une jeune femme à la tête couverte d’une écharpe bleu saphir, laquelle masquait à demi son visage. S’il appréciait le caractère calme et réservé de l’Aspirant, il ne voyait que trop la similarité de pensée entre leurs personnalités respectives.

« Sans façon. Si tu veux mon avis, il est de ceux qu’il vaut mieux laisser seul dans ce genre de situations. Et puis, tu ne voudrais pas t’immiscer entre lui et sa très certainement charmante amie ? »

L’expression de Kÿreñ se décomposant aussitôt lui arracha un bref éclat de rire, le dragon le scrutant sans rien dire, tâchant de déterminer s’il se moquait de lui ou non.

« Allez, va, si ça te tient à cœur. Pour ma part, je vais plutôt aller saluer notre Aspirant. »

Le Bronze hocha lentement la tête, semblant tiraillé entre l’envie de suivre son Lié auprès de Loïkim, et son initiative première.

« Entendu. Je te rejoindrai …. Après. » Son regard s’était fait soudain lointain sur les dernières syllabes, et Dušan aurait pu jurer voir apparaître une rougeur fugitive sur les pommettes du dragon.

Il se tourna dans la direction d’où son frère d’âme regardait, avisant la Reine Argentée d'Eurydice Thrawnen, Ereshkigal. Et, constatant l’attention de la titanide visiblement posée sur eux, il lui adressa un signe de tête respectueux.

« Un problème, petit frère ? »

« Dušan ! C’est Ereshkigal. Qu’elle soit venue … C’est un grand honneur pour la couvée de Belareth. Elle n’a encore jamais volé, tu sais. Ereshkigal, je veux dire. Et si c’était elle la mère du futur Lié de Loïkim ? »

Le coin des lèvres frémissants, contenant un nouvel éclat de rire qui aurait été parfaitement contre-productif, le blond claqua amicalement le bras de son Lié.

« Effectivement. Mais le choix ne nous appartient pas. Nous ne pouvons que spéculer sur le sujet. Maintenant dépêche-toi, avant que Ta’imiti ne s’en aille. »

Le Candidat rejeté semblait en effet se diriger vers la sortie.

« Tu as raison. A tout à l’heure ! »

Profitant de la haute taille de sa forme humanoïde, son Bronze entreprit de se faufiler entre les gens qui bavardaient insoucieusement, pour pouvoir accéder aux escaliers et rejoindre les sables blancs.

Dušan le suivit du regard un moment avant de se détourner, apercevant du coin de l’oeil le transfuge Ardent, le Prêtre de Flarmya, dans une posture aussi humble que discrète, en train d’échanger quelques mots avec un Croc d’Argent, celui-là même qu’ils avaient rencontré au Cirban Telemna lors du premier cours avec Perlina.  Il ignorait que les deux hommes se connaissaient, mais après tout, cela ne le concernait en rien.
Il était heureux que Kÿreñ ne l’ait pas aperçu, le dragon semblant garder une dent tout à fait incompréhensible envers le Lieutenant Efisio Anath, en dépit de son improbable affinité avec sa Liée, la Noire Arihel. Immature, donc.

Longeant le haut des gradins d’un pas vif pour rattraper leur Aspirant, le blond avisa l’air passablement … grognon du garçon, malgré une évidente excitation. L’adolescent était-il contrarié d’avoir été tiré du lit si tôt ? Peut-être que, comme lui, aurait-il préféré rester couché. Un sourire amusé vint illuminer son visage austère, et il l’interpela :

« Bonjour Loïkim, ou devrais-je dire, belle nuit. Alors, qu’as-tu pensé de cette Empreinte ? »

Dušan était sincèrement curieux d’avoir l’analyse du garçon concernant l’éclosion et les couples de liés qui s’étaient formés. Loïkim paraissait seul, sa mère n’étant nulle part en vue, et le demi-sang s’en sentit intérieurement soulagé.

Pendant ce temps, le Bronze à l’allure princière était parvenu à intercepter l’Ondin et sa mystérieuse compagne avant qu'ils ne s'en aillent, réalisant ainsi que la jeune femme ne lui était pas tout à fait inconnue.

« Ta’imiti ! Et Ausra ! » Le dragon était ravi de revoir la Torhille, envers laquelle Loïkim ne tarissait pas d’éloges. « Salutations à tous les deux. Je suis désolé pour ton Empreinte. Mais je suis certain que la prochaine sera la bonne. »

Il posa ensuite une main sur sa hanche, prenant la pose devant les deux Aspirants, ses iris de saphir pétillant d’une évidente malice.

« Je suis flatté toutefois que tu aies jugé préférable de te lier à l’un de mes rejetons. Il me faudra donc me montrer à la hauteur de tes attentes et espérances. »

Quoi que particulièrement maladroite, la plaisanterie partait d’un bon sentiment et Kÿreñ espérait sincèrement qu’elle saurait égayer l’humeur de l’Yssien.

Eurydice avait affronté le dérouler de la cérémonie avec toute la stoïcité qu’on attendait d’une Thrawnen. Mais elle bouillait intérieurement. Le malaise diffus qu’elle ressentait depuis son entrée dans la Sphère de Naissance ne la quittait pas. Pire encore : il croissait à l’égal d’une tempête prête à avaler le navire en perdition que représentait son sang-froid. Elle avait déjà assisté à des Empreintes et celle-ci ne se montrait pas extraordinaire au point de l’inquiéter. Elle avait l’habitude des regards mauvais ou scrutateurs qui glissaient en permanence sur sa personne. N’était-elle pas à la hauteur de sa pauvre mère devenue folle ? Réussirait-elle à redorer le blason de sa famille frappée de disgrâce ou serait-elle l’instrument de sa chute définitive ? La colère grondait toujours, au fond de ses entrailles et aujourd’hui ne ferait pas exception. Ce n’était rien qu’une épreuve de plus, dont elle triompherait comme de toutes les autres.

En coulant un regard vers sa moitié d’âme, son malaise s’accentua. Elle s’acclimatait difficilement à ce nouveau sentiment. Sa gorge se serra. Elle n’avait jamais réellement connu la peur de l’échec auparavant. Pétrie de la candeur de la jeunesse, en dépit de toutes ses illusions, elle avait grandi avec la croyance que sa propre Empreinte représenterait une victoire. Le jour où elle avait quitté les sables blancs sous les vivats, une petite princesse lovée dans ses bras, s’était révélé un événement aussi jouissif que terrifiant. Enfin, elle pouvait affirmer haut et fort sa candidature d’héritière de la Maison Thrawnen. Enfin, sa famille et le Kaerl tout entier allaient reconnaître sa valeur.

Cependant, être liée à une reine impliquait d’autres épreuves, et non des moindres. Il lui était désormais interdit de décevoir Ereshkigal.

La dragonne posait un regard calme sur la scène. Couchée dans l’angle des gradins, tant par souci d’humilité que pour épargner les sables de sa taille gigantesque, elle avait joint son chant à celui de ses pairs. L’issue de l’Empreinte ne semblait guère l’émouvoir. Si elle se sentait concernée par le devenir du Màr et la survie des nouveau-nés, elle ne manifesta ni joie ni peine à la fin de l’éclosion. Eurydice le savait d’expérience, et sa Liée n’avait nullement besoin d’exprimer sa pensée : il s’agissait plutôt d’un test. L’Argentée faisait miroiter les futurs devoirs liés à sa condition – à toutes deux -, tout en leur permettant de se lancer dans une leçon d’observation des nouvelles personnalités du Kaerl. Cette dernière option plaisait davantage à la Chevalière que la première. Prenant une profonde inspiration, elle se détourna de la dragonne et reporta son attention sur la fin de la cérémonie.

Même si elle ne possédait pas la mémoire parfaite de son maudit cousin, ses sens s’étaient aiguisés au travers des missions confiées par son oncle. Elle repéra sans mal un premier transfuge du Màr Tàralöm, un jeune Chevalier Bronze ; car il était présent au Kaerl depuis quelques années, elle s’en désintéressa rapidement. Le second transfuge Ardent, bien plus récent, officiait au temple de Flarmya. Le voir converser avec le Croc d’Argent Anath, un des futurs collègues d’Eurydice, alluma une étincelle dans le regard de cette dernière. Ce personnage-là, d’une modestie et d’une discrétion presque sans failles, l’intriguait davantage. Elle espérait que la Grande Prêtresse Malkièl savait ce qu’elle faisait en acceptant ce nouveau membre dans la communauté.

D’un bref hochement de tête, la jeune femme salua Welnir Sadwen. Le Maître Brun officiait fréquemment loin du Màr Luimë, et ses liens commerciaux avec l’extérieur se montraient précieux. Toutes choses que son oncle et elle-même appréciaient beaucoup. Ses yeux d’ambre étincelèrent de plus belle en reconnaissant l’Aspirant qui se dirigeait vers la sortie. Flarmya ne l’avait pas béni aujourd’hui, et son nom lui était inconnu. Ce qu’elle savait en revanche, c’est qu’il faisait partie de la triade du Sénateur Sednereï, un magistrat qui ne portait pas son cousin Athelstan dans son cœur. Une personne parfaitement selon ses goûts, en somme. S’apprêtant à prendre le même chemin que lui, un pincement au cœur la cloua sur place. Eurydice savait déjà qu’elle le regretterait lorsqu’elle tourna son regard, teinté de reproche, vers sa Liée.

Ereshkigal identifiait les autres dragons par leur odeur et leur aura, que la forme humanoïde ne pouvait correctement effacer. Avisant la présence du Bronze Kÿreñ, elle effleura ses pensées avec délicatesse, avant de faire mine de se détourner, comme appelée par un autre dragon. L’Argentée mesurait son importance et constituait peu à peu son réseau en prévision de l’avenir. Un futur où elle comptait bien occuper une place d’honneur. Le Bronze sous forme humaine se faufilait vers l’Aspirant éconduit et sa compagne, aussi prit-elle le même chemin, sans pour autant donner l’impression de le suivre. Les deux Âme Sœurs se rejoignirent sur les sables, marchant côte à côté sans se regarder. Lorsqu’elles atteignirent l’endroit où s’étaient rejoints Kÿreñ et les deux apprentis, Eurydice se contenta de les saluer d’un bref hochement de tête, mais cela ne parut pas suffisant aux yeux d’Ereshkigal. Ses vastes prunelles s’illuminèrent d’un vert malicieux. Sa voix souffla sur leurs esprits.

° Ce n’est pas un échec. Tout juste un retard. °

L’Argentée se voulait rassurante. Eurydice décrispa lentement ses muscles, soulagée.

° Et je suis certaine que nous sommes tous impatients de voir quelles prouesses va accomplir la progéniture de Kÿreñ. °

Sous sa peau cuivrée, la sang-mêlée rougit violemment. Se mordant l’intérieur de la joue, elle se retint de répliquer et se contenta de jeter un regard incendiaire à sa Liée. Celle-ci l’ignora, tous les feux de son regard dirigés sur le Bronze, avec une innocence étudiée.

Tandis que l'on bavardait autour d'eux, Ausra réalisa alors que Ta'imiti n'avait pas le coeur à aller voir les bébés dragons. L'empreinte qui ne s'était pas produite avait jeté son esprit dans un marais boueux qui engluait ses pensées et l'empêchait de voir ce qu'il y avait de merveilleux autour de lui. Si seulement il acceptait de venir voir les dragonneaux avec elle! Ils lui remonteraient le moral, c'était certain. Mais il préférait apparemment rester seul. La jeune femme le comprenait. Mais elle peinait à l'accepter. Les gens trop tristes douchaient l'enthousiasme des autres. Et c'était la première empreinte à laquelle elle assistait. Pourquoi la rendait-il si lugubre? Ausra voulait le secouer jusqu'à ce qu'il cesse de bouder ainsi. Elle songea à aller lui chercher de l'alcool pour le dérider.

Mais Ausra ne fit rien de cela. Elle inspira longuement, ravalant sa frustration. Il ne s'agissait pas de sa journée à elle, mais de celle des aspirants à l'Empreinte, les heureux comme les malheureux. Et, cela allait de soi, ils ne lui devaient rien à elle, simple spectatrice.

Bon, fit Ausra qui s'efforça de garder le sourire.
Fais comme tu veux. Mais moi, je veux les voir! Il est hors de question que je rate le son des couleurs de leurs écailles!

Elle fit un pas en arrière, se dirigeant déjà vers sa destination avant même d'avoir fini de parler. Mais quelqu'un vint les retrouver. Un homme aux yeux bleu saphir. Non, un dragon. Il fallut quelques secondes à Ausra pour qu'elle se souvienne de Kÿreñ, le bronze lié au maître de Loïkim.

Bien entendu que la prochaine sera la bonne! renchérit Ausra. Et si pas la prochaine, alors celle d'après. Les dragons ne sont pas près de s'éteindre!

Ausra avait conscience de manquer de tact. Mais elle n'y prêtait guère attention. Elle pensait ce qu'elle avait dit, et espérait que Ta'imiti parvienne à lutter contre le bourbier qui enlisait son esprit dans la tristesse et comprenne le sens de ses mots: il ne faut jamais perdre espoir.

Cependant, Kÿreñ sembla faire une annonce. A moins qu'il ne s'agisse d'une flagornerie? Les bronzes n'usurpaient pas toujours leurs réputation d'orgueil et de fierté, après tout. Peut-être avait-il prévu de courtiser une dragonne?

Tu as des rejetons en route? Ou quelqu'un en vue peut-être? Iska? Dis moi que c'est Iska!

En s'entendant prononcer ces mots, la jeune femme oublia les dragonneaux. Elle imaginait déjà une nouvelle couvée issue du bronze et de la bleue qui faisait partie de sa triade.

C'est la plus belle des bleues du Kaerl, après tout! S'il y a bien une dragonne capable d'engendrer un lié digne de Ta'imiti, c'est bien elle. Et comme je suis l'aspirante de sa liée, on serait presque de la même famille, non? Bon, disons plutôt du même clan!

Et pour la jeune Undoméenne qui se qualifiait parfois de "presque Akitaas", les liens de clan avaient une importance presque identique à celle des liens familiaux. De plus, elle rêvait depuis longtemps d'une famille qu'elle aurait choisie et qui l'aurait choisie elle aussi. Et cela semblait s'en rapprocher.

La jeune femme sursauta lorsqu'une voix parla dans son esprit. Elle se retourna et sursauta une seconde fois devant la reine argentée qui se tenait face à elle. Les yeux écarquillés, elle s'inclina par pur réflexe face à l'immense dragonne.
Je ne vous avais pas vue! balbutia-t-elle. Et j'ignore comment j'ai réussi cet exploit! Je vous présente mille excuses, ma...Dame
Comment fallait-il s'adresser à une Reine si l'on voulait rester dans ses bonnes grâces? Ausra espérait avoir trouvé, à défaut des mots justes, des paroles qui ne froisseraient ni la dragonne ni sa liée...

La bonne humeur de la torhile, comme toujours, semblait impossible à entamer. Elle lui rappelait en cela Perlina, quoiqu’elle fut moins bondissante que la jeune égarée. Mais à peine Ausra avait-elle le temps de répondre qu’une nouvelle silhouette les rejoignit, comme la foule se faisait plus nombreuse sur les sables. À moins d’un pas de la sortie salvatrice, à une encablure de l’océan qui l’appelait plus sûrement qu’aucun dragon, l’aspirant dans le lointain était rattrapé par le présent.

« Ta’imiti ! Et Ausra !, lança Kyren, et pour bon compagnon que pouvait être le lié de Dušan, l’yssien doutait  dès ces premiers mots avoir la force de faire face à la chaleur dans cette voix. S’il avait espéré quelque réaction de la part de l’aspirant, le bronze attendit en vain comme Ta’imit n’esquissa ni sourire ni soupir, distant comme il l’avait été aux mots de l’aspirante. Mais son attente fut courte comme il fut cueilli par les pensées d’une nouvelle venue et que le bronze si sûr de lui perdit quelque peu sa contenance.
Alors seulement, au mots réconfortants de la nouvelle venue, se dérida l’ondin. Non pas que ses paroles aient eu quelque effet — il ne partageait présentement pas son avis et ne ressentait guère le besoin de cette compassion que tous trois lui témoignaient — ou que le chant de sirène eut cessé de l’appeler vers la berge, mais les argentées étaient rares et ses maîtres avaient veillé à ce qu’il les connaisse. Celle-ci était alors doublement importante, à la fois car Ereshkigal était une jeune reine et car elle était la liée de l’héritière de la maison Thrawnen, et cousine de la fantasque Harmony. Il tâcha de faire preuve du respect dû à ces majestueuses dragonnes, preuve en est que les interminables sermons d’Erhali n’avaient pas été complètement vains, et inclina poliment la tête devant Eurydice et sa liée. Il nota comme la demi-sang, auparavant sur la défensive, sembla peu à peu relâcher sa vigilance, comme rassurée de la tournure que prenait l’échange.

« C’est un honneur de vous rencontrer, reine Ereshkigal, chevalière Thrawnen., les salua-t-il, le lointain toujours très présent dans le regard. En d’autres circonstances, sans doute aurait-il eu un sourire compatissant aux trébuchements d’Ausra, conscient qu’il n’aurait lui-même pas été plus adroit sans les enseignements récents du sénateur en matière d’étiquette.
» Merci pour ces paroles. Pour tout vous dire j’avais le pressentiment, qui s’est confirmé à l’instant, que cet appel n’était pas le mien. »

Son ton demeurait égal, dépourvu d’émotion, et ses yeux au gris ne trahissaient point davantage ses pensées. Avait-il douté de l’appel de Belareth ou de celui de Flarmya elle-même ? Lui-même ne pouvait le dire, en vérité. Seules les voix de Kainalu et Ouranos résonnaient pour lui. Ce n’était pas le désespoir de l’échec qui l’habitait aujourd’hui, mais bien une profonde distance avec les affaires du peuple de Tol Orëa. L’ondin ne ressentait à dire vrai guère d’impatience à se lier, comme cela l’aurait définitivement attaché à cette terre. Comment pourrait-il l’être alors que son cœur était déjà lié à l’océan.
Et tout autour de ce tumulte intérieur qui habitait le jeune homme s’agitaient les conversations. Les pépiements des jeunes dragons se faisaient entendre par dessus la voix enjouée d’Ausra qui théorisait sur les vols à venir et les naissances qui se dessinaient. Car à travers ce discours digne d’un éleveur de chevaux se faisait entendre le désir de nouer des liens profonds entre eux, les liens fraternels des dragons faisant alors office de lien du sang.

« À ce compte, tu dois déjà avoir une grande famille avec les frères et sœurs de couvée de ta maîtresse, non ? demanda-t-il à Ausra, avant d’adresser un sourire amusé, quoiqu’un peu triste, à Kyren. On croirait entendre parler Perlina, tu ne trouves pas ? En plus grande. »

Confus, le dragon l’était. Sous ses sourcils légèrement froncés, ses iris de saphir s’étaient plissés, non sans se charger d’une nuance soucieuse. S’il ne s’était bien évidemment pas attendu à une réponse enjouée de Ta’imiti – il n’avait après tout pas eu l’honneur d’être choisi par un des Enfants de Flarmya cette nuit – son impavidité de façade l’interpelait néanmoins. Aucune réaction, pas le moindre frémissement de ses lèvres serrées. Ni joie, ni tristesse. Rien d’autre qu’une expression impassible et vide d’émotion.

N’y aurait-il eu Ausra qui rebondissait gaiement sur les probabilités négligeables de l’extinction de la race draconique et sa réussite probable à la prochaine éclosion, Kÿreñ aurait tout aussi bien pu s’adresser à un mur.

Mère des Dragons ! Voilà qui était pour le moins préoccupant. La situation lui paraissait soudain plus grave qu’il ne l’avait estimée, depuis son point de vue précédent dans les gradins. Bien sûr, Ta’imiti était du genre plutôt réservé, faisant d’ailleurs allègrement concurrence à Dušan sur ce plan là – il n’était pas étonnant qu’ils apprécient la compagnie silencieuse l’un de l’autre … Mais à ce point ? Un poisson aurait été plus bavard que lui ! Non pas LEUR Poisson, mais plutôt ceux qui nageaient présentement dans les eaux au dessus du Dôme.

Il lui fallait agir, et de toute urgence. Que pouvait-il faire ? Son sourire figé sur ses lèvres, maintenant un peu attristé, il hochait distraitement la tête aux propos de la jeune Torhille, jusqu’à ce qu’un nom soit prononcé qui le ramène brutalement à la réalité.
Iska, avait-elle dit Iska ? Pourquoi lui parlait-elle d’Iska ? Ses paupières clignèrent une fois, deux fois, ressentant une vague de panique monter en lui. Il n’avait en aucune façon l’intention de courtiser Iska ! Il regrettait sincèrement de refroidir l’excitation visible de la jeune fille, mais il allait devoir mettre les choses au clair … Et au plus vite, avant que cela ne prenne des proportions regrettables et que la rumeur ne se propage.

Et puis d’abord, d’où sortait cette idée farfelue ? La dragonne était bien trop … Beaucoup trop … Les mots bipèdes pour la décrire lui paraissaient soudain terriblement inadéquats. Admirable, assurément, mais beaucoup trop … Bleue, pour ça ? Il était à peu près certain que l’idée d'un Vol Nuptial, que ce soit avec lui ou quelque autre mâle que ce soit, ne lui avait jamais traversé l’esprit ! Elle se moquerait de lui rien que pour avoir envisagé une telle chose. En plus, elle avait déjà le petit de sa Liée sur lequel veiller ...

Les doigts du Bronze se tordirent nerveusement sur le bleu moiré de sa mante, et il tendit son esprit vers celui de Dušan, cherchant instinctivement son aide. Comment répondre sans risquer un incident diplomatique, et faire comprendre à Ausra sans qu'elle ne se sente rejetée ? Iska était la dragonne de sa Triade, et il était clair que l'Aspirante l’appréciait beaucoup. Et il y avait Loïkim à prendre en compte aussi ...

*Assume tes bêtises. Dis-lui la vérité avant que cela ne te retombe dessus.*

Clair, net et sans appel. Il n’avait pas d’autre choix.

« Je ne … Iska … Je ... »

Le Bronze avait laissé échapper quelques bafouillis inintelligibles, se préparant d’ors et déjà à voir la déception de la Torhille, lorsqu’une voix aux riches inflexions s’invita sous leurs crânes, accompagnée d’une présence familière.

° Ce n’est pas un échec. Tout juste un retard. Et je suis certaine que nous sommes tous impatients de voir quelles prouesses va accomplir la progéniture de Kÿreñ.°

Ereshkigal ! Douce miséricorde. Jusqu’à quel point avait-elle assisté à leur conversation ? Faisant volte-face, ses sens s’emplirent instantanément de la beauté racée de la jeune Reine, de l’éclat d’argent sombre de ses écailles à la souple musculature qui roulait sous son cuir. Magnifique ! L’espace d’un battement de coeur, le saphir de ses iris fut noyé par un ambre flamboyant, et ses pupilles s’étrécirent en une mince fente ; juste avant qu’il ne reprenne contenance et ne s’incline élégamment devant elle.

En accord avec son allure princière, il avait longuement répété ce geste, jusqu’à pouvoir l’accomplir aussi parfaitement que n’importe quel bipède distingué.

« Ma Reine. C’est un honneur. »

Quoi que mortifié de honte, Kÿreñ le pensait sincèrement. Le point positif de leur arrivée impromptue était au moins d’avoir permis de sortir enfin Ta’imiti de son marasme ! Cependant, à l’idée qu’Ereshkigal puisse avoir entendu Ausra mentionner Iska, tout le sang qui était monté au visage du dragon sembla s’en retirer aussitôt, et avec une impudence née du désespoir, il enchaîna sans attendre :

« Je n’ai encore jamais volé, mais si ma progéniture doit être promise à de grandes choses, alors ce ne sera rien de moins qu’avec la plus belle et la plus noble des Argentées nées au Màr Luimë ! »

Un bref coup d’oeil implorant s’égara sur Eurydice, avant qu’il ne plonge à nouveau dans une profonde révérence devant la Reine Dragon, se refusant à contempler de ses propres yeux sa réaction. Se redressant vivement, il se tourna alors vers l’Ondin, se saisissant de la perche – tout à fait involontaire – qu’il lui avait tendu, hochant gravement – quoi qu’un peu frénétiquement – la tête.

« Oui, oui, assurément, ces demoiselles ont toutes deux une insatiable curiosité et la langue bien pendue. Je parle de Poisson, enfin, Perlina, et Ausra. Mais nous avons prévu de partir à sa recherche, Dušan et moi. Pour la retrouver. Et la ramener au Kaerl. Et emmener Loïkim aussi. Mais nous n’en avons pas encore parlé à Liâd. Est-ce que … Tu viendrais avec nous ? Je suis convaincu que ça te changerait les idées. »

Il avait parlé sans réfléchir, mais l’idée était bonne, tout bien considéré. L’aventure serait l’occasion idéale pour que Ta’imiti puisse oublier quelque temps son échec !

*Kÿreñ ! Nous ne partons pas en villégiature pour nous détendre et voir du paysage ! Qu’avons-nous besoin d’un marin, et apprenti d’un politicien en plus de ça ? S’il devait s’avérer que Perlina a traversé la mer, alors inutile de prendre un navire pour la poursuivre, nous devrons tirer un trait sur elle.*

**Il l’aimait tout autant que nous, tu sais !**

Et ce fait, à lui seul, suffisait selon lui, à justifier que Ta’imiti les accompagne.

"Elle est un peu nulle je trouve" répondit l'adolescent avec toute la bouderie de son jeune âge, sans vraiment y penser. Il se rendit alors compte que cette voix n'était pas celle d'Ausra qui de toute façon savait déjà ce qu'il en pensait. Il rougit un peu, sans bafouiller parce qu'un aspirant ça bafouille pas. Pas comme trouillard là !

"C'est pas, je veux dire, c'est pas parce qu'il n'y avait que trois oeufs que je dis ça. Et tout dragon qui nait c'est chouette mais ils étaient pas top quoi. Entre la verte qui s'est liée avec la rousse là. Je la connais pas bien, elle passe son temps à glousser on peut pas avoir une vraie conversation avec. Et elle me traite sans cesse comme un gamin alors que je suis plus grand qu'elle maintenant. J'espère que sa verte elle est pas trop futée parce qu'elle va s'ennuyer mais ça voudrait dire qu'elle est bête et donc c'est pas excitant. Pis t'as l'autre là, le brun. Moi je voulais un noir, ça aurait été cool un noir, j'aime bien les petits noirs. Mais c'était un brun et il s'est lié à Trouillard. C'est ridicule de sursauter quand un dragon claironne et qu'on va être chevalier. Il méritait mieux et il a même pas regardé Taï. Alors que bon, je le connais pas bien, Taï mais il vaut mieux que ça. C'est pour ça qu'il ne s'est pas lié, il était trop bien pour cette couvée de précieux là. Mais c'est pas le moment de le lui dire. Il doit être trop déçu le pauvre. J'espère que je me lierait du premier coup. Mais bon, j'ai laissé Ausra aller le réconforter. Moi je pense qu'il vaut mieux que je le laisse tranquille, c'est pas le moment que je fasse mon fils de Kaerl qui sait tout alors que de Ausra ça sera plus facile vu que c'est une fille et elle est jolie et c'est toujours mieux d'être consolé par une jolie fille je crois ?" Tout sortait sans filtre; d'un coup, comme on se réveille d'un sommeil profond. Il soupira.

"Vous en pensez quoi, vous ? Et Kÿren ? Il n'est pas là ?" Et maman ? Elle était où, maman ? Il ne l'avait pas vue dans le weyr, pas vue sur les sables et pourtant elle devait noter les noms sinon elle aurait été là... c'était ça qui l'agaçait au fond. L'idée qu'il ne passe pas avant une éclosion de trois idiots liés à des pimbêches...

Eurydice était persuadée qu’avec un peu de chance, elle pourrait définitivement se faire oublier. Ce n’était pas dans ses habitudes. Elle préférait jouer des coudes et relever le menton, en se faufilant dans la lumière, prête à tout assumer pourvu qu’on lui témoigne de la reconnaissance. Elle s’imposerait face à l’adversité, coûte que coûte car tel était son destin. Hélas, dès lors que se rappelaient à elle les devoirs liés à sa fonction de Liée de reine, son cœur la trahissait. Les jambes flageolantes, les joues embrasés d’embarras, les mains moites, elle n’espérait plus qu’une chose : disparaître derrière la gigantesque Argentée qui attirait tous les regards. Elle aurait dû jalouser la dragonne pour la révérence qu’elle suscitait ; elle en était incapable. Ce reflet de son âme, incarné par la titanide argentée, ressemblait à un songe éveillé. Elle l’effrayait, par ce qu’elle révélait sur les secrets de sa psyché, mais elle ne saurait nier son existence, ni son amour pour celle-ci.

Un observateur attentif aurait pu déceler le changement subtil dans l’attitude de la reine. Un frémissement de la collerette, un éclat plus prononcé sur les écailles dorsales, une pupille dilatée. Cependant, tout un chacun n’y verrait qu’une dignité altière, sur laquelle glissait les remarques et les compliments, avec un soupçon d’humilité. De cette dernière caractéristique, Eurydice savait mieux que quiconque que sa Liée en possédait peu et n’en usait qu’avec parcimonie. Ereshkigal se rengorgeait des attentions des uns et des autres. Elle se nourrissait des marques de respect et des regards admiratifs, les engrangeant patiemment comme on collectionne des perles.

° Il n’y a nul pardon là où il n’y a pas d’offense, ° pérora l’Argentée, en ployant le cou tel un immense cygne d’acier, face à l’Aspirante de la Bleue Iska.

Elle tourna ses vastes prunelles d’azur vers l’Aspirant du Sénateur Sednereï. Dans ses iris tourbillonnait ce qui ressemblait à un océan miniature : bleu, abyssal et mystérieux.

° Sages sont ceux qui reconnaissent la main du destin. Plus sages encore sont ceux qui en doutent. °

Mal à l’aise et toujours coite, Eurydice leva des yeux circonspects sur sa Liée. Elle ne saisissait pas où voulait en venir ces pensées sibyllines, comme souvent avec la dragonne. En d’autres circonstances, elle n’aurait pas cherché plus loin. Toutefois, la reine ne s’était jamais encore immiscée à ce point dans la vie de parfaits inconnus, ni non plus sur la voie périlleuse d’un futur Vol Nuptial. L’Argentée avançait ses pièces dans l’ombre depuis des mois, sans trahir son émoi ou une quelconque impatience, tant et si bien que la sang-mêlée elle-même s’était surprise à ne pas avoir anticipé davantage ses humeurs capricieuses.

° Seul le temps pourra répondre à cette question. Sache qu’une reine n’oublie pas de telles paroles. °

Une irrépressible envie de rire la tira de ses sombres pensées. Le Bronze Kÿreñ semblait éprouver toutes les peines du monde à retrouver sa contenance. Les sous-entendus pleuvaient sur sa fragile enveloppe illusoire, qu’on aurait cru sur le point de voler en éclats sous la pression. Eurydice croisa son regard implorant mais, bien que compatissante, elle se sentait tout aussi dépourvue que lui. Animée d’un éclat de malice, peut-être un brin cruelle, elle lui retourna un sourire goguenard, lui signifiant bonne chance.

° Tous les Bronzes se ressemblent-ils ?
Te voilà bien curieuse de ce sujet, tout-à-coup.
Je préfère me renseigner pour me préparer psychologiquement. Je n’avais pas souvenir que les dragons pouvaient parfois se montrer aussi bêtes que les humanoïdes.
Voilà qui n’est guère flatteur pour l’un de mes pairs, ma sœur. Où est passé le respect que tu dois à autrui ?
Le respect se gagne. Il ne s’achète pas avec des faveurs. Ou des promesses creuses. °

Malgré ses dures pensées à l’égard du Bronze, Eurydice le plaignait. Être le jouet d’une Argentée, plus encore de celle-ci tout particulièrement, ne devait pas être une partie de plaisir. Ereshkigal, avec son regard mutin et sa carapace sertie de joyaux autant que d’épines, lui évoquait soudainement un gros chat jouant avec une malheureuse souris.

La conservation dériva, éraflant l’égo de la reine et éveillant la curiosité de la Chevalière. Il y était question d’une expédition pour retrouver une jeune fille disparue. Eurydice fronça les sourcils, fouillant sa mémoire à la recherche d’une certaine Perlina. La proposition de Kÿreñ lui tra une grimace. Elle ouvrit la bouche pour protester, avant de se raviser. La décence lui interdisait de s’en mêler. Mais la curiosité la taraudait, de même que son sens du devoir. Embarquer des Aspirants dans une mission en dehors du Màr pouvait s’avérer dangereux, terriblement hasardeux. Elle aurait dû les mettre en garde, les empêcher de poursuivre sur cette idée folle, leur rappeler leur place…

- J’imagine que votre petite expédition a été mûrement réfléchie. Et que les autorités référentes ont donné leur accord. Évidemment.

Les yeux d’ambre de la jeune femme pesèrent sur chacun des protagonistes, quoiqu’avec un peu plus d’insistance sur le Bronze. Sans s’en apercevoir, Eurydice avait de nouveau adopté une posture défensive, presque militaire, les mains croisées dans le dos. Elle ferma brièvement les yeux, s’interdisant de s’en mêler davantage. Elle les rouvrit en contemplant Belareth, la mère aux vertes écailles qui se reposait à présent sur les sables.

- N’oubliez pas que toute naissance de dragons au sein du Kaerl doit être célébrée comme il se doit. Cela aurait pu quand même être l’un d’entre vous, l’heureux choisi de cette couvée. Nous devrions tous honorer la mère et respecter cette cérémonie comme il se doit.

Elle ne comprenait pas elle-même d’où lui venait cette vindicte. Ereshkigal ne l’avait pas interrompue et l’observait avec attention. Subitement gênée par ses propos, elle se racla la gorge et détourna le regard.

- Je vous souhaite la bonne journée, maugréa Eurydice, avant de les saluer et de partir à grands pas raides vers la sortie.

Le feu aux joues et le cœur en pleine tourmente, elle se jura de ne pas se retourner pour vérifier que sa Liée la suivait.

Les voies des dieux étaient impénétrables. Et celle des dragons aussi. Comment pouvaient-ils savoir que l’instant de l’Éclosion approchait, que c’était le moment de se regrouper dans la Sphère de Naissance pour accueillir les nouveaux-nés ? Rien ne le laissait supposer et surtout pas l’heure nocturne. D’ailleurs, pourquoi les petits décidaient-ils d’éclore au milieu de la nuit ? Et comment se faisait-il qu’elle, elle n’ait pas réussi à dormir, jusqu’à ce que la voix d’Iska résonne sous son crâne ?

*Les petits de Belareth vont bientôt arriver,* avait annoncé la bleue dans l’esprit de sa Liée, coupant court à toutes les pensées qui ne cessaient de tournoyer dans la tête de la torhile.

Liâd avait repoussé ses couvertures et s’était levée sans plus tergiverser. Peut-être les esprits, voire la Mère des Dragons elle-même, avaient-ils essayé de la prévenir qu’elle passerait une nuit blanche. Quoiqu’il en soit, elle savait à présent ce qu’elle avait à faire.

Elle s’habilla rapidement mais avec soin, revêtant sa robe rituelle de grande prêtresse, mais s’abstenant pour l’occasion d’ajouter dans ses cheveux les plumes dont elle se parait d’ordinaire. Seules quelques perles, disséminées çà et là au gré des tresses, entre des mèches plus sages, trahissaient ses origines et ses habitudes. Sans bruit, elle se dirigea vers la chambre à Kim. Il dormait, évidemment. Il dormait comme l’enfant qu’il ne serait bientôt plus, les traits détendus, la respiration légère. Un sourire attendri étira les lèvres de Liâd, qui résista à l’envie d’aller embrasser son fils pour ne pas risquer de le réveiller. Il n’avait pas besoin de se lever, lui. Toujours silencieuse, comme savaient l’être ceux qui avaient grandi dans les lieux sauvages, elle rejoignit sa dragonne qui l’attendait sur le balcon. Sans un mot – elles n’en avaient pas besoin – Iska abaissa sa tête afin que sa Liée puisse lui gratter le tour de l’œil, dont les iris oscillaient entre le bleu et le vert. Elle avait beau ne pas ressentir l’envie de Voler ou de pondre de nouveau, une Éclosion était toujours un moment de joie.

Et il était temps de la préparer correctement.

La torhile grimpa sur le cou de sa dragonne, qui quitta sa corniche pour rejoindre l’entrée du temple de quelques coups d’ailes, dans lequel elle ne fit pourtant pas mine de suivre sa Liée quand celle-ci mit pied à terre.

*Je vais réveiller la Petite, annonça-t-elle. Il faut qu’elle voit comment se passe une Empreinte.*

Liâd acquiesça en silence et Iska souffla sur ses cheveux, faisant voler les mèches auburn en tout sens.

*On te gardera une place dans les gradins.*
*Merci. Mais tu sais bien que ce n’est pas la peine.*

Son rang ne lui permettait plus, hélas, de profiter de la cérémonie au milieu de la foule anonyme qui peuplait les gradins.

Laissant sa dragonne assurer leurs devoirs de maîtresses dragons, la torhile se concentra sur les siens. Elle pénétra dans le temple et commença par allumer les torches nécessaires pour redonner vie à l’édifice endormi. Dans l’obscurité de la nuit, plus encore que dans la lumière feutrée que la magie du dôme diffusait en journée, les flammes dansantes projetaient des ombres sur les murs et semblaient rendre hommage à la Déesse aux Larmes de Feu, prêtes à accueillir les nouveaux-nés. Dans une sorte de transe, similaire à celle qu’elle cherchait à atteindre pour communiquer avec les esprits totems à travers les flammes, la Grande Prêtresse rejoignit le foyer principal du temple et alluma le brûleur d’encens. Les mots rituels s’échappèrent de ses lèvres, sous la forme d’une mélopée, s’élevant vers la Mère des Dragons en se mêlant aux effluves parfumées pour la prier de veiller sur les nouveaux-nés et leurs futurs Liés.

Elle ne retrouva complètement ses esprits qu’une fois la récitation terminée et l’encens quasiment consumé. Alors, elle remit le brûleur à sa place et tendit une pensée interrogative vers son âme sœur.

*Les œufs commencent à s’agiter,* lui apprit Iska.

Parfait, elle avait fini à temps.

*Les gradins sont pas mal pleins, continua la bleue, et Kim y a rejoint la Petite.*

Oh. S’était-il réveillé de lui-même ou bien ses maîtres avaient-ils décidé qu’ils devaient assister à l’Empreinte ? Il aurait pu s’en dispenser. Ce n’était pas la première fois qu’il assistait à une telle cérémonie et, vue l’heure, il aurait mieux fait de dormir. Mais elle n’avait pas à interférer dans son aspiranat et, il fallait le reconnaître, elle pouvait comprendre l’envie d’assister à l’éclosion des dragonneaux.

D’ailleurs, elle devait se dépêcher si elle ne voulait pas la rater. Elle prit donc de quoi écrire pour compléter les registres de Liens – même si les archivistes devaient l’avoir prévu – et prit la direction de la Sphère de Naissance. Elle atteignit sa place – bien trop visible à son goût – au moment où le chœur des dragons prenait de l’ampleur, juste avant que la première coquille ne se brise, libérant une petite dragonnelle verte. Au moment où le regard de la nouvelle née croisa celui de la candidate rousse, Liâd sentit la chaleur de l’esprit d’Iska envelopper le sien. À cet instant, comme lors de chaque Empreinte à laquelle elle avait eu la chance d’assister, elle n’était plus l’ me du Kaerl Englouti, elle n’était plus prêtresse de Flarmya, elle n’était plus une torhile originaire du nord d’Undòmë. Elle était juste une Douée qui se rappelait son Empreinte et savourait son Lien avec son âme sœur. Mais l’instant passa et, en silence, la prêtresse inscrivit les caractéristiques de la dragonnelle et le nom de sa Liée, avant d’en faire de même pour les deux autres nouveaux nés.

*Ce sont de beaux petits,* émit légèrement Iska à l’intention de Belareth.

Sa tâche achevée, Liâd balaya l’assemblée du regard à la recherche de son fils et de son aspirante.

*Kim est avec son maître et la Petite avec Kÿreñ,* l’informa sa dragonne.

Elle savait toujours où était le fils de sa Liée et il aurait été indigne de sa part d’ignorer où se trouver son aspirante.

*Liâd passe au temple et retourne aux Tours Joyaux, annonça la bleue à Loïkim et Ausra. Ne traînez pas trop, vous avez des leçons demain matin.*

Le dragon bronze bredouillait. Ausra sourit. Elle aurait dû s'en douter: Iska lui faisait peur! Un peu de la même manière que la jolie fille de marchands de passage à Rezdya, avec ses beaux habits et sa longue tresse noire, avait fichu une trouille bleue à Alvis lorsqu'il avait seize ans. Il aurait dû conquérir sa peur, ainsi il aurait pu voyager à travers le continent en tant que marchand au lieu de rester coincé à Rezdya. Et de toute façon, Iska semblait se contrefiche des mâles. Kyren aurait-il davantage de chances auprès de la reine qui les avait rejoints?

Ta'imiti la comparait à...Perlina? Ah, Perlina semblait être le prénom de cette fameuse Poisson qui semblait manquer à tout le monde et qu'Ausra n'avait pas connue. Pourquoi n'acceptaient-ils pas son départ? Elle était partie de sa propre volonté, semblait-il. C'était son droit, et elle ne semblait pas avoir abandonné de responsabilité au Kaerl. Et voilà qu'ils parlaient de monter une expédition pour la retrouver? La belle affaire! Ils la trouveraient, elle leur dirait "non je ne veux pas rentrer" et ils rentreraient bredouille. Tout cela semblait bien vain...

Cependant, une expédition vaine restait une expédition. Un voyage à travers Tol Orea! Voilà qui était, en revanche, tout sauf vain. C'était l'opportunité de voir le continent autrement que sous formes de gravures, d'apprendre en dehors des livres. 

C'est une bonne idée, ça! Un voyage pour changer ses idées! J'accepterais si j'étais toi, Ta'imiti

Elle hocha vivement la tête et ajouta:

Et sachez que si vous avez besoin d'une éclaireuse, j'ai un peu d'expérience en Undomë et au Vaendark. Et si je lui ressemble tant que ça...
Elle fit un clin d'oeil et poursuivit:
...je devrais pouvoir la pister facilement, non? Il me suffira d'être moi-même et d'imaginer que je suis un peu plus petite

La liée de la reine prit la parole pour...leur reprocher de ne pas célébrer la naissance comme il se devait? Mais elle avait pourtant insisté pour aller voir les bébés dragons et essayé de convaincre Ta'imiti de faire de même! Elle s'était montrée ici en pleine nuit, au point où Iska lui rappelait dans sa tête qu'il était temps d'aller dormir! Que devait-elle faire de plus? Composer un chant en l'honneur des dragonneaux? Et voilà qu'elle s'en allait en leur souhaitant la bonne journée en grommelant. Ausra, piquée au vif, mit un point d'honneur à exposer sa bonne humeur comme un bouclier épineux et répondit:

Passez une bonne soirée vous aussi, maîtresse Thranwen!

Et voilà! On ne pourrait pas lui reprocher d'avoir été courtoise, même si cela agaçait la dame et sa mauvaise humeur. C'était "le crime parfait" en quelque sorte.

Mais Iska avait raison. Il était temps d'aller dormir. Le manque de sommeil donnait des cernes et une mauvaise coordination musculaire.

Je m'en vais également, après avoir été voir les dragonneaux bien entendu. Il se fait tard. Je vous souhaite la bonne nuit!

Comme un écho à l'énergie d'Ausra, et car telle était son habitude, Kyren tâcha de mettre dans ses paroles, et malgré son inquiétude palpable, toute la gaieté dont sa bronze nature le rendait capable. Du moins semblait-il en avoir l'intention, vaine tentative de dérider l'ondin, avant qu'une présence plus noble ne le ramène brutalement — et plutôt cocassement — à sa condition de simple mâle. Le rouge qui montait aux joues du jeune dragon était un spectacle rare, mais l'attention de Tatimiti était davantage centrée sur la liée que sur sa reine. La seconde s'amusait de l'embarras du bronze, et l'ondin goûtait peu ces affaires de cœur — ou de cour. La première restait de marbre, et pourtant son nom même la rendait intéressante. Quelle intrigante famille que celle-ci, chacun si différent et pourtant pareillement captivant. Celle-ci paraissait partager le sérieux de son cousin, mais la comparaison s'arrêtait là. Il paraissait cependant masque temporaire, réponse à ce contexte particulier et aux jeux de sa liée.

Le souvenir de Perlina évoqua une myriade d'émotions au sein de la petite assemblée. Un soudain engouement habita Kyren, trop heureux fallait-il croire d’échapper à une partie qu’il perdait. Curiosité et rigueur déformèrent en alternance les traits de la chevalière argentée, qui l'exprima bientôt. Et, sans grande surprise, Ausra fit savoir son désir d'aventure, après que l'ombre éphémère d'un doute eût passé sur son visage.

« Dusan et vous n'avez toujours pas eu de ses nouvelles, alors, interrogea l'ondin. De ce que j'en sais, elle n'a pas embarqué depuis le port du Delta. J'ai demandé... »

La dernière visite de Ta'imiti à la forteresse remontait à plus d'une semaine, mais il avait déjà épuisé toutes les pistes de ce côté-là. Fussent-elles obtenues par voies officielles, avec l'aide de Jorga, ou par des méthodes plus artisanales...

« Je ne saurais pas de quel côté chercher, mais si vous avez une piste et besoin d'aide, je peux venir, oui. »
» Sous réserve que maître Serdenei n'y voit pas d'objection. Il pourrait même vous aider à vérifier que tout est en ordre pour cette expédition ? »

Il avait dit ces derniers mots afin de rassurer Eurydice Thrawnen, mais il n'en pensait pas moins. Dusan était un jeune maître, et Liad une mère possessive de ce qu'en disaient les rumeurs. L'accord d'un sénateur pouvait s'avérer fort utile en pareille situation.

Mais les mots de la chevalière avaient déjà jeté un froid et chacun pensait déjà à regagner ses quartiers. S'il avait été stoppé dans son élan, l'humeur de Ta'imiti n'avait pas tout à fait changée et sa direction demeurait la même. Il salua respectueusement le départ de l'argentée et de sa liée et, avant que Kyren ne put le retenir davantage, prit congé à son tour, en peu de mots. Alors sa fine silhouette flotta un temps à travers le Kaerl, telle prise dans un courant d'air, jusqu'au pied du grand escalier. Au dehors soufflait le vent du monde, le chant de la mer, et les senteurs de son passé. Au dehors régnait le silence des dragons, la paix que demandait son âme en cette heure.

Alkhytis était tout aussi heureuse que sa liée de voir la réussite de cette Eclosion, même si quelques malheureux demeureront sans lié. Ils devront patienter que Flarmya leur apporte leur Âme-Soeur. Tout viendra à point nommé. Il était extrêmement rare qu'un Aspirant ne se lie pas. Les échecs à une Empreint se produisait de temps à autre, mais souvent la seconde était la bonne. La Maîtresse Verte avait contemplé chaque Lien se créer, appréciant de presque sentir la magie qui avait uni chaque nouveau chevalier. Et elle avait regardé non sans une sincère compassion les délaissés sur les Sables. Flarmya n'était pas une Déesse cruelle, elle avait juste un objectif en temps et en heures pour chacun de ses futurs Enfants et leur futur lié.

La fierté avait gonflé dans le coeur de sa liée. Alkhytis sentit en perçut une nouvelle vague par le biais du Don. Il était vrai que Belareth n'était qu'une Verte, donc ne pourra jamais rivaliséee avec la ponte d'une Grande Argentée. Néanmoins, cette nouvelle génération offrait des dragonnets avec déjà un caractère bien à eux, étaient vigoureux et en bonne santé. C'était tout ce qu'espérait une mère saurienne de sa progéniture : qu'elle soit parfaite. En même temps, elle même était un beau spécimen draconique et elle avait bien choisi son partenaire pour son Vol. Sa liée en eut un sourire, non sans une certaine gourmandise. Elle ne refuserait pas un Second Vol de cette nature.

Elle entendit sa liée maugréer d'avoir un tel parasitage dans son esprit.

°Tu brises un peu ma fierté, ma liée°
°Comme si tu en avais pas profité un peu °
°Ce n'était pas moi qui avais des désirs exacerbés°
°Cache toi derrière mon savoir faire ma belle. Tu ne peux rien me cacher°

Puis, une légère émotion courroucé remonta jusqu'à elle. Elle vit sa liée tendre un regard légèrement remontée contre quelques présents dans l'assemblée. Elle avait dû capter le léger dédain de certains Neutres, qui ne voyait rien d'exceptionnel à une Empreinte de Verte.

°Laisse les médire. D'autres comme moi savent très bien la valeur que tu apportes avec ton sang et celui du Brun Siarhei. Il n'y a pas que les Reines qui abreuvent de renouveau puissant parmi les Dragons de notre Màr. Surtout quand une verte telle que toi avais défait une Incarnate durant les InterKaerls...°

La saurienne se calma devant tant de compliments. Tant mieux avait alors songé sa liée. Avoir une verte hargneuse juste après la naissance de sa couvée n'aurait pas fait du plus belle effet pour ce merveilleux jour et événements.

Une fois tous les Aspirants liés et non liés partis hors de l'aire d'Eclosion, Alkhytis se retirera pour rejoindre ses appartements. Belareth viendra la rejoindre plus tard.